Les Russes ont-ils besoin d’un chasseur de cinquième génération ?


2015-09-15_13h17_31-150x112Par The Saker – Le 2 mars 2018 – Source thesaker

Lorsque j’ai reçu un courriel d’un ami me disant qu’une paire de Su-57 a été vue atterrir à la base des Forces aérospatiales russes à Kheimim, en Syrie, j’ai immédiatement rejeté cela comme un faux. La liste des raisons pour lesquelles cela ne pourrait pas être vrai prendrait des pages. Je le savais, alors j’ai simplement répondu : « C‘est un faux » et je l’ai oublié.

Mais au cours des deux jours suivants, cette histoire a été reprise par divers sites Web et blogueurs, et cela n’avait toujours aucun sens. Pourtant, ce qui me rendait vraiment perplexe, c’était que les sources officielles russes ne rejetaient pas l’histoire, mais choisissaient de garder le silence. Ensuite, deux autres Su-57 ont été signalés. Et puis, soudainement, les médias russes ont été inondés d’histoires sur la façon dont les Su-57 ont été envoyés en Syrie en « représailles » pour le meurtre de PMC [mercenaires sous contrat] russes par les États-Unis ; que les Su-57 avaient totalement rasé la Ghouta orientale en tuant environ « 2000 Américains ». C’était vraiment un non-sens total donc j’ai décidé de découvrir ce qui s’est vraiment passé et, jusqu’ici, voici ce que j’ai découvert.

Tout d’abord, assez bizarrement, les rapports sur les Su-57 en Syrie sont vrais. Certains disent deux avions, d’autres disent quatre (sur un total actuel de 13). Peu importe vraiment, ce qui importe, c’est que le déploiement de quelques Su-57 en Syrie est un fait et que cela représente un changement radical par rapport à la pratique russe (et soviétique) normale.

Présentation du Sukhoi 57, chasseur multi-rôle de 5e génération

Le Su-57 (aka PAK-FA, aka T-50) est le premier véritable avion multi-rôle de 5e génération produit par la Russie. Tous les autres avions russes multi-rôles et de supériorité aérienne précédemment déployés en Syrie (tels que le Su-30SM et le Su-35S) sont des avions de 4e ++ génération, pas de 5e génération. On pourrait être pardonné de penser que 4 ++ est terriblement proche de 5e, mais ce n’est vraiment pas le cas. Les avions de 4 ++ sont en réalité des avions de 4e génération mis à niveau avec un certain nombre de systèmes et de capacités typiquement associés à une 5e génération, mais ils manquent tous de plusieurs composants clés d’un véritable avion de 5e génération tels que :

  • Une faible signature radar (« furtif ») ;
  • La capacité de voler à des vitesses supersoniques sans utiliser la post-combustion ;
  • La capacité de porter des armes à l’intérieur d’une baie d’armes spéciale (par opposition à l’extérieur, sous ses ailes ou son corps) ;
  • Une capacité avancée de « reconnaissance de la situation » (réseau-centrique) (capteurs et fusion des données externes).

Pour faire court, la différence entre les avions de 4e et 5e génération est vraiment énorme et ne nécessite pas un, mais plusieurs sauts technologiques très complexes, en particulier dans les intégrations de nombreux systèmes sophistiqués.

Le seul pays qui dispose actuellement d’un véritable chasseur de 5e génération sont les États-Unis avec leur F-22. En théorie, les États-Unis ont également un autre chasseur de 5génération, le F-35, mais ce dernier est vraiment mal conçu et a d’immenses problèmes, nous pouvons pratiquement l’ignorer pour notre analyse. Pour le moment, le F-22 est le seul vrai candidat : testé en profondeur et entièrement déployé en nombre substantiel.

Le Su-57 russe est encore à des années d’être en mesure de l’égaler, car il n’a pas été testé en profondeur ni déployé en nombre substantiel. Cela ne veut pas dire que les Russes ne rattrapent pas très vite, ils le font, mais pour le moment, le Su-57 n’a fait que terminer la première phase de tests.

La procédure soviétique/russe normale aurait dû être à ce moment d’envoyer quelques avions à la base des Forces aérospatiales russes (RAF) à Lipetsk pour familiariser les équipages militaires avec l’avion et continuer les essais tout en recevant les commentaires, non pas des pilotes d’essai mais des instructeurs de combat aérien réel. Cette deuxième phase de tests pourrait facilement durer six mois ou plus et révéler un très grand nombre de problèmes mineurs dont beaucoup pourraient avoir des conséquences très graves dans un déploiement en combat réel.

En d’autres termes, le Su-57 est encore très brut et nécessite probablement beaucoup de réglages avant de pouvoir être envoyé au combat. Comment ça, brut ? Juste un exemple : à ce jour, seul l’un des Su-57 actuellement disponibles vole avec les nouveaux moteurs supercruise [capables de se passer de post-combustion], tous les autres utilisent un moteur de 4e génération. Ce n’est pas un gros problème, mais cela montre que beaucoup de travail reste à faire sur cet appareil avant qu’il ne devienne complètement opérationnel.

L’idée que les Russes ont envoyé le Su-57 en Syrie pour rivaliser avec les F-22 ou participer autrement au combat est ridicule. Alors que, sur le papier, le Su-57 est encore plus avancé et capable que le F-22, en réalité, le Su-57 ne représente aucune menace crédible pour les forces américaines en Syrie (si les Russes voulaient vraiment effrayer les Américains, ils auraient pu, par exemple, décider de garder une paire de MiG-31BM en patrouille aérienne de combat 24/7 sur la Syrie).

Les rapports russes sur ces avions pilonnant la Ghouta ou tuant des milliers d’Américains ne sont rien de plus qu’une propagande bon marché et incendiaire de nationalistes russes ignorants qui ne semblent pas réaliser que l’anéantissement des centres urbains n’est même pas la mission théorique du Su-57. En fait, dès que ces rapports loufoques sont apparus, les analystes russes les ont immédiatement rejetés comme des absurdités.

Mais, par ailleurs, l’absurdité n’est pas le monopole des nationalistes russes. Les gens du National Interest [magazine néocon US bimensuel sur les affaires internationales] ont publié un article (initialement publié sur le blog The War is Boring) qui a essentiellement discrédité le Su-57 comme un projet raté et mort, et son déploiement en Syrie comme une farce (je devrais tirer mon chapeau aux commentateurs de cet article de National Interest, qui ont immédiatement démasqué la nature totalement ridicule de cet article et se sont demandés si Lockheed avait payé pour cela).

D’un autre côté, dans le spectre de la folie occidentale, nous avons le Daily Express du Royaume-Uni qui a écrit que Vladimir Poutine avait envoyé son « redoutable Su-57 à la pointe de la technologie » dans la zone de guerre syrienne. Tout comme avec le Kouznetsov [porte-avion russe], les médias sionistes ne peuvent pas décider si un matériel russe est un tas de ferraille désuet et inutile ou une menace terrifiante qui devrait empêcher le monde entier de dormir. Peut-être les deux en même temps ? Avec les narcissiques paranoïaques, vous ne pouvez pas savoir.

Enfin, l’idée que Poutine a (personnellement ?) envoyé ces quatre avions en Syrie pour l’aider dans sa campagne de réélection (colportée par les russophobes de Ha’aretz) est également dépourvue de toute vérité et me fait me demander si ceux qui écrivent cela, ce genre de merde, sont même au courant des chiffres de popularité de Poutine.

Alors que se passe-t-il vraiment ?

Eh bien, franchement, c’est difficile à dire, et les responsables russes s’en moquent. Pourtant, divers analystes russes bien informés ont proposé des hypothèses éclairées quant à ce qui se passe. La version courte est la suivante : les Su-57 n’ont été envoyés en Syrie que pour tester leur avionique dans un environnement de combat riche en ondes électromagnétiques. La version plus détaillée serait quelque chose comme ceci : le Su-57 dispose d’une suite avionique extrêmement complexe et entièrement intégrée qui comprendra trois radars à balayage électronique actif à bande X (8-12 GHz) (AESA) (un principal, deux latéraux), deux autres radars à balayage électronique actif à bande L (1-2 GHz) dans les extensions de bord d’attaque de l’aile, plus un système de localisation électro-optique intégré (travaillant dans les fréquences infrarouges, visibles et ultraviolettes).

Tous ces capteurs sont fusionnés (5 radars, 2 bandes et une optique passive) et les données reçues sont ensuite combinées par le logiciel de guerre électronique avancé du Su-57 avec les données cryptées en provenance d’une liaison à haute vitesse connectant l’avion à d’autres aéronefs, ainsi qu’à des capteurs au sol. Ce n’est pas sans rappeler ce que les États-Unis tentent de réaliser avec le F-35, mais à un niveau encore plus complexe (même si, en théorie, le F-35 est un avion relativement plus simple et beaucoup moins performant).

On peut être intéressé à tester tout ce matériel dans un environnement riche en radiations comme le ciel syrien où les Russes ont des systèmes avancés (S-400, A-50U, etc.) et où les USA et Israël produisent également beaucoup de signaux très intéressants (y compris les AWACS américains et israéliens, les F-22 et les F-35, etc.).

Recréer un tel environnement riche en radiations en Russie serait très difficile et peut-être même impossible. La question est de savoir si cela vaut le risque.

Les risques de ce déploiement en Syrie sont très réels et très graves. Autant que je sache, il n’y a pas encore d’abri anti-bombes et la Russie a récemment perdu un certain nombre d’avions (certains pas totalement, d’autres totalement) lorsque les bons terroristes ont utilisé des mortiers contre la base de Khmeimim. Alors maintenant, nous avons quatre Su-57 (sur combien en tout, peut-être 12 ou 13 ?), Chacun vaut 50 à 100 millions de dollars et se trouve à ciel ouvert dans une zone de guerre ! Qu’en est-il de la sécurité opérationnelle ? Qu’en est-il de la sécurité de la base ?

Il y a aussi un risque politique. Il est bien connu que les États-Unis ont exercé une immense pression politique sur l’Inde pour qu’elle se retire du développement conjoint avec la Russie du programme FGFA (Fifth Generation Fighter Aircraft) ou PMF (Perspective Multi-Role Fighter). Pour aggraver les choses, l’Inde a actuellement trop de programmes d’avions en parallèle et il y aurait, semble-t-il, des désaccords entre les Russes et les Indiens sur les caractéristiques de conception. Avec le désastre apparemment sans fin du F-35, la dernière chose dont les États-Unis ont besoin est un concurrent russe de 5e génération qui se présente partout dans le monde (en particulier celui qui a le potentiel de surpasser de loin le succès du F-22 et le F-35 désastreux). On peut facilement imaginer ce que fera la machine de propagande anglo-sioniste même si un problème mineur arrive au Su-57 en Syrie (lisez l’article sur National Interest cité ci-dessus pour voir ce qu’est l’esprit en Occident) !

Le Su-57 a aussi des concurrents redoutables à l’intérieur de la Russie : l’avion de génération 4 ++ mentionné ci-dessus, en particulier le Su-35S. Ici nous avons une dynamique similaire à celle du F-22. Alors que sur le papier le Su-57 est nettement supérieur au Su-35S, dans le monde réel le Su-35S est un système bien testé et déployé qui, contrairement au F-22, se trouve être aussi beaucoup moins cher que le Su-57 (le F-22 étant au moins deux fois plus cher que le Su-57). Cette question est particulièrement pertinente pour le marché intérieur russe. La vraie question pour l’armée de l’air russe (RAF) est simple : la Russie a-t-elle vraiment besoin du Su-57 et, si oui, combien ?

C’est une question très complexe, techniquement et politiquement, et même tenter d’y répondre est difficile. Beaucoup d’hypothèses très discutables doivent être faites sur le genre de menaces auxquelles la RAF devra faire face à l’avenir et sur le type de missions qui lui seront confiées. Le plus gros problème pour les Russes est qu’ils disposent déjà d’une panoplie d’avions de combat extrêmement performants, notamment le Su-35S et le redoutable Su-34. La Russie devrait-elle en déployer davantage ou devrait-elle mettre d’énormes ressources dans un nouvel avion très complexe et avancé ? La plupart des analystes russes seraient probablement d’accord sur le fait que la Russie doit être en mesure de déployer un nombre minimal de vrais avions de combat de la 5e génération, mais ils seraient probablement en désaccord sur ce que devrait être exactement ce nombre minimal. Les avions de génération 4 ++ actuels sont très réussis et plus que des rivaux pour leurs homologues occidentaux, à l’exception possible du F-22. Mais est-il probable que les Russes et les Américains vont vraiment déclencher une guerre ?

En outre, le résultat réel d’un face à face théorique du Su-35S et du F-22 (sur lequel tant de blogueurs aiment spéculer) dépendra beaucoup plus de la tactique et des scénarios d’engagement que des capacités réelles de ces avions. En outre, si les Su-35 et les F-22 devaient même être utilisés agressivement l’un contre l’autre, beaucoup dépendrait de ce qui se passe réellement autour d’eux et où exactement cet engagement aurait lieu. De plus, même pour étudier théoriquement ce problème, nous aurions besoin de comparer non seulement l’avion mais aussi ses armes. Je soutiens que le résultat de tout engagement Su-35S contre F-22 serait impossible à prévoir (à moins que vous ne soyez un patriote agitant des drapeaux, auquel cas vous serez, bien sûr, absolument certain que votre camp gagnera). Si je ne me trompe pas, cela signifie qu’il n’y a aucun argument convaincant pour dire que la Russie a besoin de déployer des Su-57 en grand nombre ou que la combinaison de supériorité aérienne du Su-30SM et du Su-35S est plus que suffisant pour dissuader les Américains.

Aparté : 
C'est un problème récurrent pour les armes et systèmes d'armes russes : être tellement bons qu'il y a peu d'intérêt à produire quelque chose de nouveau. Le meilleur exemple en est la célèbre AK-47 Kalachnikov qui a été modernisée à quelques reprises, comme l'AKM-74, mais qui attend encore d'être remplacée par un fusil d'assaut fondamentalement nouveau et vraiment différent. Il y a beaucoup de bons candidats pour cela, mais à chaque fois on doit se demander si la différence de prix en vaut la peine. L'original Su-27 (introduit en 1985) a été un tel succès qu'il a servi de base à une longue série de variantes extrêmement réussies, y compris celles que nous voyons maintenant en Syrie, le Su-30SM, le Su-35S et même l'incroyable Su-34 (qui n'a encore aucun équivalent dans le monde). Parfois, une arme ou un système d'arme peut même être trop efficace et créer un problème pour les futurs efforts de modernisation.

Quoi qu’il en soit, l’avenir du Su-57 est loin d’être garanti et cela pourrait aussi, en partie, expliquer la décision d’envoyer quelques-uns d’entre eux en Syrie : non seulement pour tester sa suite avionique, mais aussi pour marquer un succès de relations publiques en augmentant sa visibilité et, surtout, le rôle symbolique de l’avion.

Les autorités russes ont admis que le déploiement en Syrie devait coïncider avec la célébration de la journée du « Défenseur de la patrie ». Ce genre de mouvement rompt avec les procédures soviétiques/russes normales et je dois admettre que je suis très mal à l’aise avec cette idée et même si je n’irais pas jusqu’à l’appeler une « farce » (comme dans l’article de National Interest) ça ressemble à une acrobatie de relations publiques pour moi. Et je me demande : si les Russes prennent un tel risque, qu’est-ce qui conduit à un tel sentiment d’urgence ? Je ne crois pas que quiconque en Russie pense sérieusement que les États-Unis seront dissuadés ou même impressionnés par ce déploiement franchement hâtif. Je soupçonne donc que ce développement est lié à l’incertitude de l’avenir du programme d’approvisionnement du Su-57. Heureusement, les risques seront payants et le Su-57 effectuera tous les tests d’avionique dont il a besoin, et obtiendra tous les contrats de financement et d’exportation dont il a besoin.

Addendum : Au moment où j’écrivais ces mots, les Russes ont annoncé (voir ici et ici ) que les images satellites israéliennes étaient fausses, que les Su-57 sont restés seulement deux jours en Syrie et qu’ils ont été rapatriés en Russie. Deux jours ? Franchement, je marche pas. Pour moi ça ressemble à une action de relations publiques qui a maintenant entraîné un retour de flamme, y compris dans les médias sociaux russes, et que la Russie a décidé de ramener ces avions à la maison. Maintenant ça me semble une bonne idée.

The Saker

Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone

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