Par William Engdahl – Le 4 juin 2016 – Source New Eastern Outlook
À lire les médias occidentaux 1, nous serions conduits à croire que le grand méchant ours russe, avec Vladimir Poutine à sa tête, brandissant ses griffes en formes de têtes nucléaires, défierait l’Ouest de la manière la plus menaçante qui puisse être imaginée. Nous devrions ainsi croire que la Russie provoque à chaque occasion possible, écumante, bavante et menaçant d’envahir les pays baltes – et même, qui sait ? – toute l’Europe occidentale. Nous trouverions alors tout à fait justifié, comme le veut l’effet donné à la propagande vindicative de Washington, bien sûr pour protéger les alliés européens de l’Amérique de l’attaque nucléaire surprise russe, d’encercler la Russie avec des systèmes de défense anti-balistiques 2) à la DAB (défense anti-[missiles] balistiques, par opposition à la défense contre d’autres types de missiles). Voir pour la DAM : La future défense antimissile de l’OTAN sera un peu française (DSI, 6 juillet 2010), et pour la DAB : Défenses antibalistiques : l’EPAA progresse (DSI n°122, mars-avril 2016). Plusieurs appellations coexistent, nous parlons bien ici de missiles interceptant des missiles balistiques inter-continentaux (MBCI, [Inter-Continental Ballistic Missile]).].
Dès lors, nous, en tant que citoyens des pays de l’Ouest, de l’OTAN, n’avons que très peu de réactions quand nous lisions quelques jours auparavant que la Maison Blanche d’Obama annonçait l’activation de la première phase de son système de défense anti-balistique (DAB), connu sous le nom d’AEGIS 3, sur la base aérienne de Deveselu, en Roumanie. La Pologne sera le prochain pays à être activée au sein de ce système Aegis de Washington.
Le système Aegis-Ashore a été officiellement rendu opérationnel et peut d’ores et déjà lancer ses 24 missiles d’interception SM-3. Dans le même temps, le Pentagone déploie des installations de DAB au Japon et en Corée du Sud, et possiblement en Australie, visant de fait la Chine. Notre perception de la réalité mondiale est façonnée en premier lieu pour nous, par ce que nous lisons dans le New York Times, le Wall Street Journal ou ce que nous entendons sur CNN ou la BBC. Nous poussons donc à présent un petit soupir de soulagement, en concluant que notre monde est désormais plus sûr. Rien ne pourrait être plus loin de la réalité, il s’agit là d’une grave erreur.
Le 13 mai, le Secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg, aux côtés d’officiels représentant les États-Unis et les autres membres européens de l’OTAN, a annoncé l’activation de ce nouveau système de missiles basé en Roumanie. Stoltenberg a annoncé que «le système Aegis Ashore des États-Unis est déclaré certifié pour un usage opérationnel» 4.
Ce nouveau réseau de missiles anti-balistiques, est donc installé sur la base aérienne militaire roumaine de Deveselu. Les États-Unis sont aussi en train de bâtir une autre nouvelle base de missiles américains en Pologne. Le même jour que la base de missiles de Deveselu fut ouverte pour ces «affaires», les opérations de construction d’une nouvelle base de missiles américaine ont débuté près de Redzikowo, en Pologne. Ces deux bases vont opérer sous le commandement direct du Département [ministère] de la Défense américain. Le Pentagone insiste sur le fait qu’elles sont toutes deux conçues pour protéger l’Europe de l’Iran (sic!). Devons-nous appeler ceci une jolie tromperie propagandiste pathétique de la part de Washington? C’est en tout cas ce que j’en dirais. Ces deux bases ainsi que d’autres systèmes sont directement conçus contre la Russie, et ces soi-disant missiles Aegis peuvent être potentiellement armés de têtes nucléaires [nuclear-capable] et disposent également de missiles de croisière d’attaque sol-sol Tomahawk.
La base roumaine de missiles est positionnée à moins de 650 km de la principale base navale russe sur la mer Noire de Sébastopol, en Crimée. Aegis est capable de descendre des missiles à courte comme à longue portée 5. Ni la Roumanie, ni la Pologne n’auront aucun mot à dire concernant son utilisation, quand bien même leur territoire pourrait être la cible d’une quelconque réaction préémptive 6 russe.
Commentant cet événement, le New York Times a acquiescé ouvertement : «Cette base de lancement viole le Traité de 1987 conçu pour faire relâcher le doigt des superpuissances sur la détente nucléaire, le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNPI [Intermediate-Range Nuclear Forces Treaty – INF]), par le bannissement des missiles de croisière et missiles balistiques lancés depuis le sol, à courte portée et portée intermédiaire, d’une portée se situant entre 500 et 5 500 km.»
Les officiels américains et de l’OTAN insistent sur le fait que ce système AEGIS est dirigé contre l’Iran et les autres petits États considérés par Washington comme des États voyous, et ne pose aucune menace contre la Russie ou contre la Chine : une position tout à fait absurde en l’espèce…
La réalité que c’est bien la Russie qui est la cible du système AEGIS roumain a été rendue tout à fait claire par les remarques émises à l’occasion de la cérémonie d’ouverture par le Président roumain Klaus Ioannis. Ioannis a été très clair sur le fait que cette nouvelle installation est une partie d’un plan plus vaste, visant à utiliser son pays en tant que base arrière pour les activités de l’OTAN à travers l’Europe de l’Est et la mer Noire 7.
Bien sûr, la mer Noire accueille la flotte militaire russe de la mer Noire en Crimée russe. Admettant que la réelle cible de ces missiles soit la fédération de Russie, Ioannis a appelé les dirigeants de l’OTAN à maintenir une «présence navale permanente» dans la mer Noire, en tant que partie d’une architecture militaire visant à marquer une «présence crédible et prévisible de forces alliées dans la partie orientale [de la mer Noire]». Un simple regard sur la carte nous indique bien que la seule nation bordant ce flanc oriental et n’étant pas un membre de l’OTAN ou contrôlée par un régime pro-OTAN est bien la Fédération de Russie.
Au cours de sa prestation de serment, quelques jours avant le lancement d’Aegis, le général de l’Armée américaine et Commandant suprême allié en Europe [Supreme Allied Commander in Europe – SACEUR], Curtis Scaparrotti, a averti que la Russie «cherche à se projeter en tant que puissance mondiale». Il a déclaré que les forces américaines en Europe doivent «augmenter [leur] niveau de préparation et leur agilité, dans l’optique d’être en mesure de combattre ce soir si la dissuasion échoue». Ceci me semble sonner comme des propos tenus «le doigt sur la détente»…
La Russie a fait savoir clairement qu’elle n’accueille pas la nouvelle de ce déploiement Aegis par des transports d’allégresse. Le Président russe Vladimir Poutine a en effet déclaré aux agences d’information : «Ce n’est pas un système de défense. C’est une partie d’un potentiel stratégique nucléaire américain amené sur l’une de ses périphéries. Dans ce cas, l’Europe de l’Est représente une telle périphérie… Ces gens qui prennent de telles décisions doivent savoir que jusqu’à maintenant ils ont vécu calmes, assez bien nantis et en sécurité. À présent, dans la mesure où ces éléments de défense anti-balistiques sont déployés, nous sommes forcés de réfléchir à [la question de savoir] comment neutraliser ces menaces émergentes vis-à-vis de la Fédération de Russie.» 8
Le commentateur russe Konstantin Bogdanov s’est exprimé auprès du New York Times : «Les sites antimissiles en Europe de l’Est pourraient bien accélérer le glissement vers une crise menant à une guerre nucléaire. Ils deviendraient inévitablement des cibles prioritaires en cas de survenance d’une guerre nucléaire, possiblement même des cibles pour des frappes préventives […] des pays comme la Roumanie qui hébergent ce système antimissile américain pourraient être alors la seule perte [cible], tandis que les États-Unis se réconcilieraient ensuite avec la Russie sur les ruines fumantes des éléments est-européens de ce système de défense anti-balistique 9»
La possible réponse russe
Un certain nombre de «généraux des think tanks» 10 et autres faucons académiques néoconservateurs, et même des généraux seniors au sein des militaires professionnels du Pentagone, davantage préoccupés par l’influence [lobbying] afin d’obtenir des budgets de Défense toujours plus gargantuesques plutôt que par la réalité, semblent croire que les États-Unis sont invulnérables et que leur escalade petit à petit contre la Russie et aussi contre la Chine, durant ces récentes années, pourrait restaurer leur hégémonie globale menacée en tant qu’Unique Superpuissance. Ça ne marchera pas, et en fait cela pourrait se terminer en oblitérant définitivement le territoire même des États-Unis, de même qu’en Europe, même si cela devait coûter cher aux Russes.
Un vétéran militaire respecté de la guerre froide, originaire de l’Union soviétique, ayant officié plus tard au sein du Renseignement français, écrivant sous le nom de plume The Saker 11, a récemment souligné en détail ce que les États-Unis et l’OTAN peuvent attendre de la Russie, si Washington continue sa folle escalade de déploiement de troupes américaines aux portes de la Russie dans la Baltique, activant sans cesse davantage de défense de missiles anti-balistiques qui, comme Vladimir Poutine l’a remarqué, sont aussi susceptibles d’être facilement convertis afin de porter des têtes nucléaires.
Le Saker a correctement souligné que le système cinétique de missiles anti-balistiques Aegis de Washington ne constitue aujourd’hui pas une réelle menace pour les capacités de défense militaire de la Russie. Mais c’est l’escalade constatée qui alarme Moscou. Spécialement depuis février 2014 et le coup d’État de Washington en Ukraine, ainsi que la marche 12 de conserve des chefs de gouvernement européens, obéissants comme des vassaux, au sens littéral, aux ordres de Washington, même au détriment de leurs propres intérêts économiques.
En conséquence de quoi, la Russie a commencé à se préparer pour l’impensable. Il s’agit de conserver à l’esprit que les Russes abhorrent la guerre, ayant perdu peut-être jusqu’à 30 millions d’âmes durant les années 1940, avant de voir les États-Unis arriver tardivement sur le théâtre européen en 1944, après que les Russes eurent essuyé les plus grandes pertes à l’occasion du combat contre l’Allemagne nazie 13. La guerre à l’Est comporte cependant de nombreuses zones d’ombre qui aujourd’hui encore ne sont que très rarement clarifiées. Il est bon d’avoir à l’esprit trois points majeurs :
– Les bolcheviques ont toujours eu peur de l’Armée russe, qu’ils ont d’une part étroitement surveillée par le système des commissaires politiques, et qu’ils ont d’autre part conduite à des manœuvres militaires absolument désastreuses durant les deux premières années du conflit (1941-1942). Pour bien le comprendre, on lira impérativement Stalingrad de Jean Lopez (Stalingrad, la bataille au bord du gouffre, Economica, 2008, notamment p. 87, 135, 210, 270, 287) pour comprendre qu’après les désastres militaires pitoyables des Soviétiques en Finlande (1939-1940) puis durant les campagnes de 1941-1942 contre l’Allemagne, et spécialement les combats de Crimée, si humiliants pour l’Armée Rouge (mai 1942), Staline commença à douter du système d’étroit contrôle politique pesant sur les chefs militaires dont il avait hérité (il n’en était pas à l’origine) : le pouvoir ne fut rendu concrètement à l’Armée que cinq mois plus tard (septembre-octobre 1942), et ainsi fut sauvée Stalingrad quand, pour la première fois, un ordre de l’Armée prit le pas sur la volonté du NKVD : par un ordre du commandant de la place (futur Maréchal) Tchouïkov, débarquant la mythique 13e division de la Garde (Rodimtsev) au bon endroit plutôt qu’ailleurs (exactement le 14 septembre 1942, voir Stalingrad précité, p. 210. On pourra seulement reprocher à Jean Lopez de négliger totalement l’action décisive de l’Orchestre rouge (Rote Kapelle), dont Otto Skorzeny notamment dressera un panorama saisissant dans La guerre inconnue, Albin Michel, 1975).
– Les bolcheviques ont volontiers fait «porter le chapeau» à l’Allemagne nazie pour beaucoup des pertes civiles et de destructions qui étaient antérieures à la Seconde Guerre mondiale, ce qui paradoxalement a permis à bien des Russes de préserver leur patrimoine en prétextant des destructions «nazies», le gouvernement soviétique faisant alors reconstruire avec mansuétude ce qu’il avait détruit lui-même quelques années auparavant (voir notamment sur ce point les ouvrages exceptionnels d’expertise de la princesse Tatiana von Metterich, ainsi que bon nombre de publications patriotiques occidentales, tant anglaises ou américaines que françaises, sans parler des nombreux émigrés russes qui ont écrit à ce sujet, souvent relayés par ces sources patriotiques d’époque. Pour exemple : The Rulers of Russia, Denis Fahey, 3e édition américaine Condon Print, Detroit, 1940).
– Les Soviétiques ne reprendront la main sur l’armée qu’après la seconde guerre mondiale, et massacreront de nouveau des millions de pauvres gens dans l’immédiate après-guerre en URSS, notamment en Ukraine. La Russie d’aujourd’hui paie encore aujourd’hui ces massacres soviétiques, l’OTAN surfant par exemple sur une défiance historique réellement fondée en Ukraine, mais contre des agissements bolchéviques et non pas russes : le bolchévisme n’était en aucun cas un produit russe pour qui connaît réellement l’Histoire…], se proclamer eux-mêmes en tant que «vainqueurs». Ajoutons à cela que l’Histoire, en remontant jusqu’au Grand schisme de 1054, a montré que les Russes, lorsqu’ils sont mis face à des crises existentielles, sont capables de se défendre contre toutes les adversités.
Le Saker décrit la stratégie de réponse russe qui se développe en ce moment même, qui a été discrètement préparée depuis que l’Administration Cheney-Bush eût annoncé ses plans en 2007, en vue d’une DAB américaine en Pologne et en République tchèque :
L’effort russe est vaste et complexe, et il couvre presque tous les aspects de la planification des forces, mais il y a quatre exemple qui, je crois, illustrent le mieux la détermination russe à ne pas permettre un nouveau 22 juin 1941 de se reproduire :
- La recréation de la Première Armée de chars de la Garde (en cours).
- Le déploiement de systèmes de missiles tactiques et opérationnels 14».] Iskander-M..
- Le déploiement du MBCI [ICBM] Sarmat (en cours).
- Le déploiement de la torpille stratégique Status-6 (en cours) 15
Trois des quatre points sont spécialement dignes d’être exposés en détail. Le Saker décrit «le nouveau missile tactique opérationnel Iskander-M […] extrêmement précis, il a des capacités anti-balistiques avancées, il vole à vitesse hypersonique et est pratiquement indétectable depuis le sol… Il va être le missile dont la tâche sera de détruire toutes les unités et équipements que les États-Unis et l’OTAN ont déployés dans leurs positions avancées d’Europe orientale 16
Il détaille ensuite le MBCI Sarmat, en cours de développement. Rappelons que durant la guerre froide, le SS-18, le plus puissant ICBM jamais développé, était suffisamment effrayant. Mais le RS-28 Sarmat suscite la terreur à une nouvelle échelle. Le Sarmat est… capable d’emporter de 10 à 15 têtes nucléaires MIRVées, qui seront délivrés selon une trajectoire appelée «dépressive» (suborbitale) et qui demeureront manœuvrables, même à vitesse hypersonique. Le missile n’aura pas à adopter la trajectoire typique par-dessus le pôle Nord, mais sera capable d’atteindre toute cible, partout sur la planète, depuis n’importe quelle trajectoire. Tous ces éléments combinés, vont rendre le Sarmat lui-même et ses têtes nucléaires «totalement impossibles à intercepter» 17.
Vient ensuite la torpille stratégique russe Status-6 : «La torpille Status-6 sera délivrée depuis un «véhicule sous-marin autonome» nanti de capacités de navigation avancées, mais pouvant être aussi contrôlé à distance et piloté à partir d’un module de commande spécialisé. Le véhicule peut plonger jusqu’à 1 km de profondeur à une vitesse de plus de 100 nœuds/185 km/h, avec une portée de plus de 10 000 km. Le système d’arme Status-6 peut prendre pour cible des groupes aéronavals, des bases de l’U.S. Navy (spécialement les bases de SNLE) et, dans sa configuration la plus terrifiante, il peut être utilisé pour délivrer des bombes [nucléaires] au cobalt hautement radioactif capables d’empoisonner de grands espaces de terre. Le système de délivrance Status-6 serait… capable de délivrer une tête nucléaire de 100 Mt, ce qui correspondrait à deux fois la puissance de la plus puissante bombe nucléaire ayant jamais détonné, la Tsar-Bomba 18 soviétique (57 megatonnes). Comparativement, Hiroshima faisait seulement 15 kilotonnes.» Le Saker ajoute : «Gardez en tête que la plupart des villes des États-Unis et des centres industriels sont situés le long des côtes, ce qui les rendent extrêmement vulnérables à des attaques lancées depuis la torpille Status-6. La profondeur et la vitesse de la torpille Status-6 la rendraient de fait invulnérable à toute tentative d’interception.19»
Le Saker note enfin qu’il y a d’autres possibles réponses russes tout aussi sérieuses, face à un quelconque danger existentiel potentiel pour la Rodina, ainsi que les Russes appellent leur Mère-Patrie.
La primauté nucléaire.
La phase active du projet de DAB américaine commença durant la présidence de Ronald Reagan. En 1972, le Traité ABM (Anti-Balistic Missile) entre Moscou et Washington instaura des limitations sévères au développement et au déploiement de la DAB, mais n’empêchait pas d’intenses recherches sur de tels systèmes… Ce que le président Ronald Reagan annonça au monde en mars 1983, lorsqu’il lança son Initiative de défense stratégique (IDS [Strategic Defense Initiative – SDI]), que la presse surnomma rapidement «Star Wars». Lorsque prit fin la Guerre froide avec l’effondrement de l’Union soviétique en 1990, Washington mit temporairement en suspens cette question du déploiement à grande échelle de ce système de DAB. Mais seulement temporairement, jusqu’à l’Administration de 2001.
Les systèmes de défense anti-balistique sont l’élément final qui pourrait rendre possible, car viable, une [stratégie de] première frappe nucléaire de la part des États-Unis 20.
D’après le lieutenant-colonel Robert Bowman, ancien chef du programme de recherche IDS (qui était alors secret) sous le Président Carter, la défense anti-missile balistique restait en 2009, «le chaînon manquant vers une capacité de frappe [nucléaire] en premier» 21.
Déjà en 2003, au début de l’invasion illégale de l’Irak par les États-Unis, la Nuclear Posture Review de 2003 du Pentagone avait précisé que les armes nucléaires étaient là pour le rester. Le but déclaré des armes nucléaires américaines sous l’ère belliciste Cheney-Bush s’est alors modifié : depuis une posture de dissuasion nucléaire (Destruction Mutuelle Assurée, DMA) et l’arme du dernier recours, [les armes nucléaires] sont devenues une composante centrale et désormais «utilisable» de l’arsenal militaire américain 22. L’impensable a été pensé à Washington…
En septembre 2015, le Pentagone a annoncé la décision de Washington de stationner 20 bombes nucléaires avancées de la nouvelle génération, de type B61-12, en Allemagne, au mépris des protestations des politiciens allemands dirigeants mais impotents. La B61-12 est en fait une toute nouvelle arme nucléaire nantie de capacités militaires grandement améliorées, en même temps que le projet d’arme nucléaire le plus cher à avoir jamais été mené à bien. Je l’avais fait remarquer dans un article, alors que le déploiement de nouvelles armes nucléaires par Washington en Allemagne «n'[était] pas une affaire mineure car il implique un pas de géant vers la probabilité d’une guerre nucléaire par erreur de calcul entre les États-Unis et la Russie, et il fait de la République allemande une cible directe prioritaire dans le cadre d’une telle escalade» 23.
Si je marche dans la rue en pensant à mes propres affaires et que je vois un psychopathe se ruer sur moi à couteaux tirés avec l’intention claire de me tuer, j’ai la responsabilité morale de défendre ma vie par tous les moyens. De même, les planificateurs du Kremlin surveillent attentivement les actions militaires du Département d’État américain et depuis la publication des plans visant à installer la défense anti-balistique de l’OTAN dans les pays d’Europe orientale en 2007, après que l’Administration Cheney-Bush eut déchiré unilatéralement le Traité de 1987 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire [FNPI], se considérant libre à présent de déployer ses systèmes de DAB, et depuis le nouveau déploiement de troupes et de chars de l’OTAN et des États-Unis à la périphérie de la Russie, comme d’ailleurs autour de la Chine, ces deux pays prennent au sérieux le danger mortellement croissant contre leur propre existence, que représenterait une «impensable» capacité de «première frappe» nucléaire américaine.
Ajoutant un peu de gaieté à l’affaire, le Global Time, journal propriété de l’État chinois, dans son édition du 29 mai 2016, a rapporté que la Chine va pour la première fois envoyer un sous-marin armé de missiles nucléaires dans le Pacifique. Cet article rend ainsi compte d’une réponse militaire officielle du Gouvernement de Beijing, en réponse à la stratégie de Pivot vers l’Asie [Asian Pivot] de Washington, ajoute que la Chine a adopté une stratégie de «dissuasion nucléaire effective», bien qu’avec beaucoup moins de têtes nucléaires que les puissances occidentales. En outre, la Chine n’est que l’une des puissances nucléaires parmi d’autres, à annoncer une politique de non-utilisation en premier [pour cause de destruction mutuelle assurée]. Cela signifie que la dissuasion nucléaire de la Chine doit donc résider dans sa capacité à riposter [après une première frappe contre elle]… Alors que les tensions sino-américaines se font palpables, il était donc nécessaire pour la Chine de renforcer ainsi sa capacité de riposte nucléaire effective. Elle contribuera à l’équilibre dans la région Asie-Pacifique, afin de renforcer la volonté des États-Unis à rechercher la paix avec la Chine 24.
Il est vital pour ceux d’entre nous restés sains d’esprit, de comprendre clairement le degré de folie de cette stratégie américaine de défense anti-balistique couplée à une provocation délibérée de la Russie au cours de ces deux dernières décennies (en particulier durant ces deux dernières années), si la destruction mutuelle n’est plus assurée. Contrairement au Secrétaire à la Défense des États-Unis Ash Carter, pour ma part, je ne suis pas prêt à finir dans un tas de cendres thermonucléaires 25
William F. Engdahl est consultant en risques stratégiques et conférencier, titulaire d’un diplôme en sciences politiques de l’Université de Princeton. Il est l’auteur de plusieurs livres à succès sur le pétrole et la géopolitique.
Traduit par Jean-Maxime Corneille
- médias mainstream : principaux courants/politiquement corrects. ↩
- NdT : Ballistic Missile Defense (BMD). Ces derniers temps, l’appellation francophone a muté, passant de la DAM (défense anti-missiles [balistiques ↩
- NDT : Aegis, transcription latine du grec ancien αἰγίς / aigís, utilisée en anglais («égide» en français) : l’arme/bouclier invincible de Zeus (utilisé aussi par Athéna). Distinguer deux versions du système d’armes AEGIS : la version initiale de défense navale contre les missiles antinavires (ASMS : Advanced Surface Missile System), de sa version anti-balistique évoquée ici (BMD – Ballistic Missile Defense) ↩
- NDT : il s’agit du système de validation/qualification classique par l’OTAN de ses systèmes d’armes (exemple ici avec Thalès/Raytheon) ↩
- Thomas Gaist, US NATO officials unveil Romania based missile system, 13 mai 2016 ↩
- NdT : il est bien question d’attaque préemptive et non préventive ici : une idée de préemption au sens du droit latin (pre – emptio, «achat avant») : un droit né d’une prééminence, c’est-à-dire d’un privilège de rang, lié à une position dominante. ↩
- Ibid ↩
- NATO Build-up in Romania and Moldova Directed against Russia, Global Research, 17 mai 2016 ↩
- Ibid. ↩
- NdT : On pourrait tout aussi bien dire ici «généraux de salon», c’est-à-dire des officiers généraux qui ne mènent la guerre que théoriquement depuis les bureaux feutrés des laboratoires d’idées et autres cercles d’influence de Washington… Rappelons ici l’adage 3001 d’Érasme, d’après Pindare : «Dulce bellum inexpertis», «La guerre paraît douce à ceux qui n’en ont pas l’expérience»… ↩
- NdT : le saker (mot d’origine arabe), faucon sacre en français, est un grand faucon eurasiatique à tête blanche, utilisé en fauconnerie. Le plus grand faucon sacre de l’Altaï, à robe blanchâtre finement striée de brun foncé, est encore aujourd’hui l’oiseau de proie favori des fauconniers arabes. Le saker était aussi une forme primitive de canon à poudre noire, au XVIe siècle. ↩
- l’auteur utilise le mot lock-step (mot à mot : pas verrouillé), un pas de danse qui permet à un couple d’évoluer de conserve tout en restant très proche. ↩
- 85% des pertes allemandes de la Seconde Guerre mondiale l’ont été sur le front de l’Est (La guerre à l’Est, August von Kageneck, Ed. Perrin, 1998; voir aussi les excellents ouvrages de Jean Lopez sur le Front de l’Est ↩
- NdT : «dans le cadre d’une opération militaire», on voit parfois aussi l’expression «de théâtre [d’opération ↩
- The Saker, How Russia is Preparing for WWIII, 26 mai 2016. NdT : sur Status-6, voir : La Russie prépare un drone sous-marin d’attaque de nouvelle génération (SputnikNews, 12 novembre 2015). ↩
- Ibid. ↩
- Ibid. ↩
- NdT : sur la Tsar Bomba, voir l’article de Jean-Pierre Petit (faire défiler, après le milieu de page) ↩
- Ibid ↩
- Michio Kaku and Daniel Axelrod, To Win A Nuclear War: The Pentagon’s Secret War Plans (Boston: South End Press, 1987), p. 207. ↩
- Cité par F. William Engdahl, dans Full Spectrum Dominance: Totalitarian Democracy in the New World Order, Edition.Engdahl, Wiesbaden, 2009, chapitre 10 ↩
- Ibid ↩
- F. William Engdahl, WWIII One Giant Step Closer After B61-12 Nukes Reach Europe, Sputnik News, 29 septembre 2015. ↩
- Global Times, Nuclear patrol to boost China’s own security, 29 mai 2016. NdT : voir aussi le Guardian britannique : China : US defense secretary Ash Carter living under ‘cold war’ mentality (30 mai 2016). Il est absolument délirant que la nouvelle ne soit absolument pas relayée dans la presse française : au 2 juin 2016, à part la presse officielle russe en français (SputnikNews, 30 mai 2016 : La Chine compte envoyer des sous-marins nucléaires dans le Pacifique), il n’y a strictement aucun article sur cette question dans les principaux médias «PC» français (Le Monde, Le Figaro, Libération…). Rapprocher en revanche : Les ventes d’armes de la France en Asie-Pacifique ne peuvent être ignorées (traduction d’un article en chinois rédigé par Shen Xiaoquan, Maître de recherche au Centre de recherche sur les problématiques mondiales de l’agence de presse Xinhua, sur French.china.org.cn, 14 mai 2016). Il est possible de regarder le succès de DCNS en Australie, non uniquement comme un succès de la réelle maîtrise technologique française en matière de sous-marins, mais aussi comme une façon de compromettre davantage la France au sein de l’OTAN vis-à-vis de la Chine traditionnellement francophile… ↩
- NdT : jeu de mot entre Ashton Carter, diminutif Ash et le mot cendre (ash) en anglais. ↩
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