L’ère de l’autoritarisme


… un gouvernement de politiciens, par l’Armée, pour le milieu des affaires

"...J’étais stupéfait, désarçonné. C’était l’Amérique, un pays imparfait, mais où les gens pouvaient s’exprimer, écrire, se réunir, et manifester sans craindre de représailles. Ces droits étaient inscrits dans la Constitution, la Déclaration des Droits. Nous étions une démocratie…

Mais je savais que ce n’était pas un rêve ; il y avait bien une bosse douloureuse sur le côté de ma tête… L’État et la police n’étaient pas des arbitres neutres dans une société d’intérêts divergents. Ils étaient du côté des riches et des puissants. La liberté de parole ? Essayez un peu pour voir, et la police montée, avec ses matraques et ses revolvers, sera là pour vous en dissuader. Dès lors, je cessai d’être un libéral, un croyant dans la capacité de la démocratie américaine à s’auto-corriger. Je devins un radical, croyant que quelque chose n’allait vraiment pas dans ce pays, pas seulement l’existence de pauvres au milieu d’une richesse insolente, pas seulement la condition pitoyable des Noirs, mais quelque chose de pourri à la base. Cette situation nécessitait non pas un nouveau président ou de nouvelles lois, mais de déraciner l’ordre établi, et d’introduire une nouvelle société, fondée sur la coopération, la concorde et l’égalité." Howard Zinn, historien

Par John W. Whitehead – 22 février 2016 – The Rutherford Institute

Les États-Unis sont à la croisée des chemins.
L’Histoire montrera peut-être que c’est à partir de ce point d’inflexion que nous avons abandonné tout semblant de gouvernement constitutionnel et sommes entrés dans un État militaire où tous les citoyens sont suspects et où la sécurité l’a emporté sur la liberté.

 

Dans tous les cas, nous vivons une époque où les agents gouvernementaux jouent dans l’ombre leur propre partition, qui sert leurs intérêts, sans que rien ne soit fait pour respecter l’équilibre des pouvoirs, pendant que les citoyens de ce pays sont humiliés de multiples façons et voient leurs droits bafoués, sans trop d’espoir que justice leur soit faite.

Comme je l’explique clairement dans mon livre La Bataille des États-Unis: L’offensive sur le peuple américain (Battlefield America: The War on the American people), nous sommes sortis de l’ère du gouvernement représentatif et sommes entrés dans une nouvelle ère, celle de l’autoritarisme. Même s’il est constamment en train de s’adapter, cette parodie de justice et de gouvernance qu’est devenu le gouvernement est la nouvelle norme aux États-Unis.

Vous ne me croyez pas ? Laissez-moi vous faire faire un tour d’horizon rapide, mais préparez-vous mentalement : ce que vous allez lire est particulièrement déprimant pour tous ceux qui se rappellent encore à quoi ressemblaient les États-Unis d’Amérique.

Le pouvoir exécutif : Que ce soit le harcèlement des lanceurs d’alertes, la surveillance constante des journalistes et des citoyens lambda, la continuité des activités à Guantánamo Bay ou l’occupation de l’Afghanistan, on peut dire que Barack Obama a surpassé tous ses prédécesseurs en termes de violations de la Constitution et de l’État de droit. Le Président Obama, comme beaucoup de ses prédécesseurs, a régulièrement ignoré les principes de la Constitution lorsque cela pouvait lui rendre service, opérant au-delà du périmètre juridique, en secret, à coups de décrets et d’arrangements avec la loi. Vous pouvez être sûr que cela continuera et ce, quel que soit le candidat qui remportera les prochaines élections. Les agissements de l’État policier américain persisteront.

Le pouvoir législatif : Ce n’est pas une exagération que d’affirmer que le Congrès américain est probablement l’institution la plus corrompue et la plus au service de ses propres intérêts aux États-Unis. Toute la gamme des abus de position est couverte, depuis les élus locaux qui laissent de côté leur circonscription pour se livrer à des activités privées incluant l’abus du droit de préemption, budgétant des centaines de millions de dollars de contrats fédéraux en échange de bénéfices personnels et autres financement électoraux, les relations incestueuses avec des groupes de lobbyistes et l’omission de déclarer, ou les déclarations frauduleuses de leurs avoirs financiers. Des travaux effectués dans leurs circonscriptions peu avant des élections, des lois votées à la sauvette, des querelles byzantines au sein de leur parti, une éthique du travail pour le moins douteuse, la corruption et la déliquescence morale sont autant de caractéristiques des députés américains qui ont contribué à une désaffection du public pour la vie politique. Il n’est ainsi pas étonnant que 86% des Américains ne soient pas satisfaits de leurs députés.

Le pouvoir judiciaire : La Cour suprême était à l’origine une institution dont le mandat était d’intervenir en faveur du peuple et de le protéger contre le gouvernement et ses agents lorsqu’ils outrepassaient leurs attributions. Pourtant, par leur soumission à l’État policier, leur préférence pour la sécurité au détriment des libertés, et par l’évidement de nos droits les plus fondamentaux au bénéfice de l’ordre public et d’une justice expéditive, les juges de la Cour suprême des États-Unis sont devenus les chiens de garde de l’État policier américain dans lequel nous vivons aujourd’hui. Le résultat est que l’équité et la justice ont été remisées au second plan, derrière les arguties juridiques, la défense de l’État et l’élitisme, alors que la défense des droits des citoyens a perdu sa prééminence au profit des intérêts gouvernementaux et du monde des affaires.

Le gouvernement de l’ombre : Lors de son investiture, le prochain président des États-Unis va hériter de beaucoup plus qu’un pays profondément divisé et glissant sur la pente d’une catastrophe financière. Il ou elle va également hériter d’un gouvernement de l’ombre, en parfait état de marche et opéré par des agents non-élus qui, dans les faits, dirigent le pays. Connu aussi sous le nom d’État profond, ce gouvernement de l’ombre est composé de hauts fonctionnaires non élus, de grands groupes, de sous-traitants, de ronds-de-cuir et de porte-flingues en tous genres, qui sont véritablement ceux qui prennent les décisions aujourd’hui.

Renforcement de la loi : De façon générale, le terme de renforcement de la loi englobe tous les agents d’un État policier et militarisé, dont l’armée, la police et les diverses agences comme les services secrets, le FBI, la CIA, la NSA, etc. Ayant reçu le feu vert pour sonder, provoquer, titiller, électrocuter (au moyen de leurs pistolets TASER), fouiller, déshabiller et plus généralement bousculer tout personne qui leur semble suspecte, dans n’importe quelle circonstance et sous la bénédiction des tribunaux, les agents des forces de l’ordre américains ne jouent plus leur rôle de serviteurs de l’ordre public. Constituant désormais une extension de l’armée, ils font partie de cette classe dominante dont la perpétuation dépend de sa capacité à cantonner les masses à leur enclos, sous contrôle, et traités comme des suspects potentiels voire ennemis de l’État, au lieu d’être traités en simples citoyens. Dans leur dernière manœuvre visant à protéger les forces de l’ordre de toute plainte pour abus d’autorité, les députés de l’État de Virginie sont en train d’étudier un projet de loi visant à ne plus révéler au public le nom des officiers de police, créant de fait une force de police secrète.

Une société de surveillance de suspects : Chacun des films de science-fiction contre-utopique que nous avons pu voir est soudainement incorporé à notre réalité présente, faite d’un dangereux cocktail de science, de technologie et de gouvernement, qui se veut omniprésent, omniscient et tout-puissant. Grâce aux écoutes téléphoniques, le gouvernement sait ce que nous disons. En ouvrant nos courriels, notre courrier, et en lisant nos messages sur Facebook, le gouvernement sait tout ce que nous écrivons. En suivant nos déplacements grâce à l’utilisation de caméras pour plaques minéralogiques, de réseaux de télésurveillance et autres mouchards, le gouvernement suit tous nos mouvements. En fouillant dans tous les aspects de notre vie, pour savoir ce que nous lisons, où nous allons, ce que nous disons, le gouvernement peut anticiper nos actions futures. En établissement une cartographie de nos cerveaux, les scientifiques, et donc le gouvernement, sauront bientôt fouiller nos mémoires. Et en ayant accès à notre ADN, le gouvernement aura bientôt accès à toute l’information à laquelle il n’avait pas accès jusqu’à présent : nos liens de parenté, notre arbre généalogique, notre apparence physique, notre passé médical, notre penchant à suivre les ordres ou au contraire à tracer notre propre route, etc. En conséquence, confrontés à une empreinte d’ADN qui nous placerait sur les lieux d’un crime, à une technologie de perception des comportements qui interprète notre température corporelle et nos tics faciaux comme autant de signes de culpabilité, et face à une surveillance gouvernementale qui recoupe nos éléments de biométrie, plaque d’immatriculation et ADN avec une base de données toujours plus importante de crimes non résolus et de criminels en puissance, nous ne jouissons plus de la présomption d’innocence.

L’Empire militaire : Les innombrables guerres que mène l’Amérique dans le monde, et cet État militaire qui est en train d’émerger, financé sur les deniers publics, ont tari nos ressources, affaibli notre armée et accentué notre ressemblance avec l’Empire romain avant sa chute. Les États-Unis opèrent à partir d’environ 800 bases militaires à l’étranger, pour un coût annuel d’au moins 156 milliards de dollars. Les conséquences du financement d’une armée à l’échelle mondiale sont néfastes. David Walker, un ancien contrôleur général aux États-Unis, constate des similitudes frappantes entre la situation des États-Unis aujourd’hui et les facteurs qui ont précipité la chute de Rome, notamment une baisse des valeurs morales et de la courtoisie dans la classe politique, couplée à une armée dispersée sur tous les théâtres d’opérations à l’étranger et trop sûre d’elle, et une irresponsabilité budgétaire du gouvernement central.

Je n’ai même pas abordé le sujet de l’État affairiste, du complexe militaro-industriel, des opérations coup-de-poing menées par les forces spéciales d’intervention rapide, des technologies intrusives de surveillance, de la tolérance zéro dans les écoles, de la sur-criminalisation des incivilités, de la privatisation des prisons, pour n’en citer que quelques uns. Mais ce que j’ai mentionné précédemment devrait suffire pour décrire le rétrécissement du champ de nos libertés, qui sans aucun doute continuera de diminuer, à moins que les Américains ne trouvent le moyen d’arracher le contrôle des mains de leur gouvernement, et se réapproprient leurs libertés.

Ceci m’amène au dernier et plus important vecteur de cette dérive autoritariste de l’Amérique : «Nous, le peuple». Nous sommes le gouvernement. Ainsi, si le gouvernement est devenu une agence tyrannique, c’est parce que nous l’avons laissé faire, soit par notre inertie soit par la confiance aveugle que nous avons placée en lui.

Sur le fond, la population se divise en quatre camps sur le sujet des moyens de responsabiliser le gouvernement. Le camp auquel on appartient est révélateur de notre conception du gouvernement, ou tout au moins de notre perception de la nature de l’administration actuellement au pouvoir.

Le premier camp est celui de ceux qui font confiance au gouvernement, quelles que soient ses erreurs répétées. Le deuxième camp est celui de ceux qui non seulement ne font pas confiance au gouvernement, mais pensent aussi que le gouvernement leur est hostile. Le troisième camp est celui de ceux qui voient le gouvernement comme ni bon ni mauvais, mais simplement une entité qui doit être contrôlée, ou, comme le disait Thomas Jefferson, «tenu à l’écart des bêtises par les chaînes de la Constitution».

Il y a enfin le quatrième camp, composé de ceux qui ne font pas attention aux actions du gouvernement, si bien qu’ils ne votent presque plus, et ne savent même plus qui sont les dirigeants. Facilement amusé, facilement distrait, facilement gouverné, ce quatrième camp est celui de ceux qui rendent la tâche du gouvernement beaucoup plus simple qu’elle ne devrait l’être.

Il est aisé d’être diverti, distrait et amusé par les joutes verbales des candidats à la présidence, le strass et les paillettes des cérémonies de remises de prix, les compétitions sportives, les journaux à sensation et l’hédonisme qui fait office de religion de nos jours. Ce qui est moins aisé est de faire face aux réalités de la vie d’aujourd’hui aux États-Unis, où le chômage, la pauvreté, les inégalités, les injustices et la violence du fait des agences gouvernementales deviennent monnaie courante.

Ceux qui sont aux commandes veulent que nous restions divisés, que nous nous combattions entre nous au nom de nos convictions politiques, de nos différences de revenus, de notre religion, de notre race et de nos valeurs. Et pourtant, George Orwell observait justement que «la vraie division n’est pas entre conservateurs et révolutionnaires, mais entre les partisans d’un régime autoritaire et ceux d’un régime libertaire».

La seule distinction qui devrait encore compter est celle qui consiste à savoir où se place chacun par rapport à l’État policier. En clair, soit nous faisons partie du problème, soit nous faisons partie de la solution.

John W. Whitehead

Traduit par Laurent Schiaparelli, vérifié par Ludovic, relu par Diane pour le Saker Francophone

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