Sur l’approfondissement des contradictions franco-italiennes
Par Valentin Katasonov − Le 12 février 2019 − Source Fond Stratégique de la Culture
Les gens découvrent parfois certains détails de la structure du système
international à la suite de scandales. L’un de ces scandales a éclaté
fin janvier. Le 20 janvier 2019, Luigi Di Maio, dirigeant du mouvement
« Cinq Étoiles », vice-Premier ministre et ministre du Développement
économique de l’Italie, a fait une déclaration. Di Maio a exigé
l’instauration urgente de sanctions contre la France en raison de la
colonisation de l’Afrique. Le chef de la Ligue du Nord, Matteo Salvini,
a également jeté de l’huile sur le feu, en déclarant, à la suite de son
collègue, que « la France est parmi ceux qui volent les richesses de
l’Afrique ».
Les accusations françaises de colonialisme en provenance d’Italie
résonnent de longue date, et se sont particulièrement intensifiées à la
fin de l’année dernière, lorsque le mouvement de masse des « gilets
jaunes » a commencé en France. Le 7 janvier, Di Maio a exhorté les
manifestants à ne pas ralentir, et leur a même proposé une aide
logistique.
Rome a accueilli avec satisfaction le programme des doléances des
« gilets jaunes » en 25 points. L’exigence numéro 23 est que la France
mette fin à la politique coloniale en Afrique. Selon Di Maio, l’afflux
d’Africains en Europe est dû au fait que la France, avec sa politique
coloniale, a créé des conditions insupportables pour les habitants du
continent. Quand l’exploitation coloniale de l’Afrique cessera, l’afflux
d’Africains en Europe cessera. En outre, en la personne de Di Maio,
l’Italie a pour la première fois demandé l’application de sanctions à
l’encontre de Paris. Troisièmement, Di Maio a désigné l’un des outils
importants du colonialisme français : le Franc.
« La France », a déclaré le politicien italien, « est l’un des pays qui
impriment la monnaie de 14 États africains … ». Il a qualifié cet argent
de Franc, mais il ne s’agit pas de ce Franc que la France a connu
pendant plusieurs siècles jusqu’à son remplacement par la monnaie
européenne commune, l’Euro en 2002. Il s’agit du Franc africain, ou
Franc CFA (du français CFA – colonies françaises d’Afrique). Tel est le
nom général donné à la monnaie de 14 pays africains de la zone monétaire
Franc.
Ainsi, le Franc français a disparu depuis longtemps, mais la zone
monétaire du Franc demeure préservée. La formation de la zone Franc est
associée au début de l’émission, dans la seconde moitié du XIXe siècle,
de billets par des banques privées françaises, destinés aux colonies
françaises. La zone finit par se former en 1939, et fut entérinée en un
projet de loi dans les années 1950. La zone Franc s’était autrefois
étendue à de nombreuses régions du monde, mais aujourd’hui elle n’a
survécu que sur le continent africain.
En dehors de l’Afrique, il y a le Franc CFP, Franc des colonies
françaises du Pacifique, qui circule en Nouvelle-Calédonie, en
Polynésie française et à Wallis et Futuna. L’émission d’une telle unité
monétaire est effectuée par l’Institut d’émission d’Outre-Mer (IEOM),
dont le siège est à Paris. La France a toujours des territoires
d’Outre-Mer dans les Caraïbes et dans l’océan Indien (départements). Ce
sont la Guadeloupe ; la Guyane ; la Martinique ; la Réunion ;
Saint-Pierre-et-Miquelon, Mayotte. Dans ces pays, l’Euro est utilisé
comme monnaie émise par l’Institut des départements d’Outre-Mer (IEDOM).
Jouissant d’une indépendance externe, les deux centres d’émission sont
sous le contrôle informel de la Banque de France.
Revenons au Franc CFA. Cette monnaie est née en 1945 par décret du
gouvernement français en tant que monnaie des possessions françaises en
Afrique occidentale et équatoriale. Le cours du Franc africain a été lié
à la monnaie mère selon une parité fixe avec le Franc français (1,70
Franc français = 1 Franc CFA – 26/12/1945). Aujourd’hui, le Franc CFA
est le nom de deux monnaies communes à plusieurs pays africains.
La première d’entre elles est le Franc de huit pays d’Afrique de l’Ouest
qui forment l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA)
(Bénin ; Burkina Faso ; Côte d’Ivoire ; Guinée-Bissau ; Mali ; Niger; Sénégal
et Togo). Le code pour le Franc ouest africain est XOF. Il est émis par
la BCEAO (Banque centrale des États de l’Afrique de l’ouest, BCEAO),
dont le siège est à Dakar (Sénégal).
Le deuxième type de Franc français dessert six pays de la Communauté
économique des pays d’Afrique centrale (Cameroun ; République du Congo ;
Gabon ; Guinée équatoriale ; République centrafricaine, Tchad). Le code
pour le Franc centrafricain est XAF. Il est émis par la Banque des États
d’Afrique centrale (BEAC), dont le siège est à Yaoundé (Cameroun).
Les deux types de Francs africains ont une parité fixe avec l’Euro ;
actuellement, le taux de change pour 1 Euro est d’environ 656 Francs
CFA. La parité fixe des deux variétés du Franc CFA est toujours 1:1.
Aujourd’hui, le franc CFA est la monnaie la plus répandue sur le
continent africain (selon le nombre de pays utilisateurs). Les deux
Instituts d’émission mentionnés – la Banque centrale des États de
l’Afrique de l’ouest, et la Banque des États de l’Afrique centrale – collaborent étroitement avec la Banque de France. Pour appeler les
choses par leur nom, les deux Instituts d’émission indiqués sont en fait
des divisions régionales de la Banque centrale de France. À proprement
parler, ce ne sont pas des Banques centrales, mais des Conseils
monétaires (currency boards).
Dans ce que disent les hommes politiques italiens, à savoir que la
France continue d’exploiter ses anciennes colonies africaines, il y a
beaucoup d’équité. La France a garanti aux pays africains une conversion
du Franc en Euro à un taux fixe ; C’est l’essence même du mécanisme du
Conseil monétaire (currency board) et il est attrayant pour les États
africains. Toutefois, ces derniers doivent conserver leurs réserves de
change en Euros sur un compte spécial du Trésor français (pas moins des
2/3 de toutes les réserves). Dans le même temps, la Banque de France
instaure un contrôle strict des politiques des deux Instituts d’émission
africains. Les autorités monétaires françaises (le Trésor et la Banque
de France) n’informent pas les Instituts d’émission africains, BCEAO et
BEAC, de la manière dont ells gèrent les réserves de change des pays
africains et des revenus qu’elles en tirent. Les pays africains n’ont
pas la possibilité d’utiliser leurs réserves de manière indépendante.
Ils ne peuvent recevoir qu’une partie de ces réserves sous forme de
prêts (pas plus de 20% du total des réserves).
Le journaliste allemand, Ernst Wolff, attire l’attention sur le fait que
les troubles actuels en France (le mouvement des gilets jaunes)
peuvent se propager aux anciennes colonies, qui continuent d’alimenter
le bien-être de l’ancienne métropole :
Les manifestations des gilets jaunes en France ne se sont pas
calmées, ayant déjà coûté bien des nuit blanches à Macron. Mais le pire scénario pour le développement des événements serait que les
manifestations se propagent aux anciennes colonies de son pays. Et bien qu’ils aient officiellement obtenu leur indépendance dans les années 60, ces pays n’ont pu se libérer complètement des chaînes de leurs maîtres coloniaux : ils servent, comme auparavant, l’industrie française et l’élite financière, avec leurs richesses naturelles. Et surtout le pétrole, le gaz naturel et les minéraux. Et leurs travailleurs ultra bon
marché.
Après le discours de Di Maio sur le colonialisme français, une série de
publications révélant les détails du tableau est sortie. Ainsi, sept
pays de la zone Franc CFA sont considérés comme les pays les plus
pauvres du monde, et les deux tiers de leurs populations sont obligées
de vivre avec moins de 2 dollars par jour. On a rappelé également les
déclarations précédentes de Di Maio. Par exemple, il a fait valoir que
sans l’exploitation des ressources du continent noir, la France serait
en mesure de prendre, au mieux, la quinzième place sur la liste des plus
grandes économies du monde, et non la sixième, comme aujourd’hui.
La France a réagi très douloureusement à ces attaques. Le Ministère
français des affaires étrangères a convoqué l’ambassadeur d’Italie pour
une explication. Les commentateurs européens estiment que la déclaration
de Di Maio constitue une ligne de conduite délibérée des forces qui ont
pris le pouvoir en Italie. Quelqu’un pense que la déclaration de Di Maio
est une vengeance de la perte de position de l’Italie en Libye, alors
que Berlusconi était au pouvoir à Rome et qu’il améliorait les relations
avec Kadhafi, tandis que le Président français Nicolas Sarkozy provoqua
la guerre et renversa le dirigeant libyen. En conséquence, l’Italie a
perdu sa position en Libye et, à présent, en Afrique, presque toutes les
positions de contrôle appartiennent à la France. Rome cherche à éliminer
un tel monopole.
On peut ici rappeler que le leader de la « Ligue du Nord », Matteo
Salvini, et la présidente du « Rassemblement National » en France, Marine
Le Pen, ont annoncé la réunion de leurs efforts lors des prochaines
élections au Parlement européen en mai. « Matteo Salvini et moi-même ne
combattons pas l’Europe, nous luttons contre l’Union européenne en tant
que système totalitaire et notre lutte vise à sauver une véritable
Europe », a déclaré Le Pen. Tandis que le Président français Emmanuel
Macron présente son « Initiative pour l’Europe » et insiste sur le
renforcement de l’intégration européenne, les politiciens italiens
soutiennent ouvertement sa principale rivale, Marine Le Pen.
Les autorités françaises, bien entendu, rendent la pareille aux
Italiens. De plus en plus à Paris, des déclarations critiques sont
adressées à l’Italie, en tant que maillon faible de l’Union Européenne ;
des propositions sont en train de naître pour imposer des sanctions à
Rome pour violation de la discipline financière de l’UE (en particulier
le déficit excessif du budget de l’État italien pour 2019). Les
observateurs ont attiré l’attention sur le fait que, lors du forum de
Davos, le président du FMI a qualifié l’Italie de « l’un des principaux
risques pour l’économie mondiale ». Et la presse italienne a
immédiatement rappelé que la directrice du Fonds, Christine Lagarde,
était française.
Dans les mois à venir, les conflits concernant l’avenir de « l’Europe
Unie » vont s’intensifier. En Italie, on soulèvera et fera mousser le
thème du colonialisme français. Bien entendu, l’objectif des Italiens
n’est pas d’éliminer ce colonialisme, mais d’affaiblir la position de
Macron à la veille des élections au Parlement européen. Et finalement,
d’empêcher la mise en œuvre des plans de Macron visant à détruire les
restes de souveraineté des États membres de l’UE.
Traduit du russe par Carpophoros pour le Saker Francophone