Par Andrew Korybko (USA) – Le 25 avril 2016 – Source Oriental Review
Le Brésil est au milieu d’une opération prolongée de changement de régime. Elle est documentée étape par étape par Pepe Escobar, dans ses articles pour Sputnik, RT et Strategic Culture Foundation. L’intention de l’auteur, ici, n’est pas d’entrer dans les spécificités de chacune des situations et de tous les détails derrière les techniques de guerre hybride des États-Unis, mais de fournir un aperçu général des stratégies qui sont en jeu et leur contribution à la théorie de la guerre hybride. Le Brésil est un champ de bataille important de la nouvelle guerre froide, et pas seulement en raison de sa multi-polarité institutionnelle, mais surtout en raison de son rôle dans une vision globale One Belt One Road des Routes de la soie chinoises.
Les Chinois ont annoncé l’année dernière qu’ils envisagent de construire le Twin Ocean Railroad, entre la côte Atlantique du Brésil et la côte Pacifique au Pérou, afin de faciliter le commerce trans-océanique entre les deux membres des BRICS et d’améliorer les capacités du commerce transcontinental de Brasília. Parce que ce méga projet est situé dans la sphère d’influence étasunienne, les exceptionnalistes obsédés par la doctrine Monroe ont accéléré leurs plans de changement de régime pour le Brésil, avec l’intention de renverser son gouvernement et de le remplacer par un gouvernement collabo pro-unipolaire.
De nombreux observateurs se grattent la tête en se demandant comment décrire ce dont ils sont témoins au Brésil, et alors que l’on est face aux évidences d’une révolution de couleur, il serait inexact de la décrire uniquement à travers le prisme de cette définition. Dans le même ordre d’idées, alors qu’elle a été assimilée à une guerre hybride, elle ne correspond qu’aux aspects classiques informationnels / économiques de ce terme, et cela ne satisfait pas vraiment les prérequis d’un changement de régime avec une transition progressive d’une révolution de couleur à une guerre non conventionnelle (ou du moins pas encore). De même, alors qu’il y a certainement un coup d’État constitutionnel en cours, ce n’est également pas complètement cette forme de changement de régime non plus. Au contraire, il y a des éléments des trois stratégies en jeu, et ils interagissent dans une dynamique unique, qui pourrait représenter le dévoilement d’une nouvelle approche structurée visant à subvertir les principaux États multipolaires. Ce qu’il est important de souligner, c’est que l’ensemble de l’opération a été mis en mouvement à la suite de renseignements précieux que la NSA avait glanés au sujet des grandes entreprises du Brésil, et plus tard utilisés comme catalyseur pour un changement de régime, ce qui signifie que pratiquement tous les pays dans le monde sont potentiellement vulnérables à cette sorte de déstabilisation asymétrique.
L’inquisition anti-corruption
Le véhicule clé exerçant une pression sur la présidente Rousseff n’est pas le mouvement de la Révolution de couleur, lui-même une conséquence de la Révolution de Cachemire, sur le retour de laquelle l’auteur vous avait mis en garde l’été dernier, mais les tentatives de coup d’État constitutionnel qui sont orchestrés pour lui enlever du pouvoir. Il est important de se rappeler que ceux-ci reposent sur une enquête anti-corruption qui, comme Pepe Escobar l’a souligné à plusieurs reprises, est à sens unique et que la cible est le parti au pouvoir. Il a été révélé en septembre 2013, dans le cadre des fuites de Snowden, que la NSA espionnait Petrobras, la société au cœur du scandale du coup d’État constitutionnel, qui soulève à son tour la possibilité que les États-Unis aient obtenu des informations compromettantes sur les activités de corruption présumées des principaux dirigeants du parti au pouvoir et qu’elle attendait le bon moment pour les utiliser.
Cela ne devrait pas être considéré comme une coïncidence que l’enquête anti-corruption Car Wash ait débuté 6 mois après mars 2014, qui correspond au lancement du 6e Sommet des BRICS à Fortaleza au Brésil, cet été là. Au cours de cette grande manifestation internationale, les dirigeants multipolaires se sont engagés à créer une architecture financière alternative, qui sera plus tard connue sous le nom BRICS/New Development Bank et officiellement mise en place un an plus tard à Ufa. A l’époque, Car Wash n’était pas assez grand pour faire dérailler tout cela, mais ce n’était pas non plus censé être une bombe immédiate. Au lieu de quoi, cette opération a peut-être été conçue comme une bombe à retardement qui a été pré-planifiée pour se déclencher à une date ultérieure, que Dilma Rousseff soit restée au pouvoir ou non. Le lecteur doit se rappeler qu’elle n’a remporté que de justesse sa réélection, et si elle ne l’avait pas été, alors on pourrait imaginer que c’est l’opposition qui serait impliquée ou aurait discrètement subi un chantage sous la menace de révélations.
Après tout, Car Wash est un scandale anti-corruption avec des œillères, qui néglige volontairement le ciblage des partis d’opposition et vise uniquement la classe au pouvoir, quel que soit celle qui aurait pu y être. Dans le cas de Rousseff et du Parti des travailleurs, ils sont ciblés par un changement de régime, alors que le Parti social-démocrate brésilien, son rival électoral en 2014, aurait été la cible de chantage afin de garder le pays en ligne avec les préceptes stratégiques américains. D’une façon ou une autre, après avoir lancé l’inquisition Car Wash, les États-Unis allaient l’exploiter selon la situation du moment, en vue d’atteindre et de maintenir son emprise sur le pouvoir de l’establishment politique brésilien. Comme Dilma Rousseff a gagné sa réélection alors que l’enquête était toujours en cours et loin d’être terminée, il apparait inévitable, avec le recul, que cette enquête serait utilisée comme une arme pour renverser son gouvernement et lancer un coup d’État constitutionnel.
Coups d’État constitutionnel et révolutions colorées
Une fois Rousseff impliquée (encore plus face à l’opinion publique) pour son appartenance présumée et son implication dans Car Wash, les éléments pro-américains embarqués en faveur du changement de régime du gouvernement brésilien sont entrés en action pour lancer la procédure de coup d’État constitutionnel contre elle. En lui-même et présenté comme une enquête anti-corruption biaisée, le coup d’État constitutionnel n’avait aucune apparence de légitimité nationale ou internationale, qui aurait nécessité un mouvement dramatique afin de le justifier. Ce fut le rôle que la naissante Révolution colorée devait jouer, puisque sans des dizaines de milliers de personnes dans la rue, ce coup ne pouvait avoir aucune prétention à servir la démocratie dans son acte d’accusation. Au lieu de cela, la main des États-Unis dans cette opération a été encore plus flagrante que lors du dernier coup d’État constitutionnel en Amérique latine, en 2012 au Paraguay. En outre, le Brésil n’est pas le Paraguay – c’est une puissance multipolaire de premier rang et une nation beaucoup plus grande que son voisin enclavé, et pour réaliser un changement de régime, il faut plus de finesse et de manipulation, via des relations publiques au Brésil, qu’il n’en a fallu au Paraguay.
Par conséquent, la révolution de couleur en elle-même n’a pas réussi a faire pression sur le gouvernement Rousseff, ou à obtenir des concessions de son leadership. L’ensemble de l’opération de changement de régime contre elle, reste basé sur le coup d’État constitutionnel, qui est lui-même déguisé derrière la révolution de couleur qui a attiré l’attention normative de la plupart des médias pro-unipolaires du monde. Ceci peut être prouvé par la couverture médiatique abondante donnée aux milliers de personnes qui protestent contre elle et le ralliement autour d’un canard géant gonflable jaune, par rapport au manque considérable d’attention accordée au rôle de la NSA comme catalyseur dans l’enquête sur la corruption liée à Petrobras. De toute évidence, la raison en est que les États-Unis sont engagés dans un effort concerté pour déplacer le dialogue international de la question des origines de la crise politique à la légitimité normative du pouvoir de Rousseff, impliquant fortement que les manifestants de la Révolution de couleur, en quelque sorte, invalident sa réélection démocratique et légitime, et compensent normativement les transactions louches du coup d’État constitutionnel qui sont utilisées contre elle.
Un risque accru de guerre hybride
À l’heure actuelle, il semble que le coup constitutionnel – révolution colorée en deux étapes pourrait réussir à virer Dilma Rousseff et à la remplacer par le vice-président Michel Temer, qui était déjà en train de s’entraîner pour son discours à la nation post-coup d’État, d’après une fuite récente. Si cela se produit, alors il n’y aurait aucune raison pour que les États-Unis n’intensifient pas leur opération de changement de régime après une guerre hybride, en incitant à une guerre non conventionnelle, mais il pourrait involontairement arriver que les partisans de Rousseff prennent les armes dans le cas où elle soit renversée. Si cela devait arriver, le pays serait certainement jeté dans une guerre hybride de basse intensité, bien que ce développement se produise anormalement après que les États-Unis aient obtenu un succès dans leur mission et non à l’avance, ce qui dans ce cas pourrait les prendre de court, mais cela est impossible à prédire avec précision pour le moment.
Cependant, étant donné le point auquel l’aile gauche est aimée par des millions de personnes démunies au Brésil et en prenant comme indicateur leurs camarades armés au Venezuela, des personnes de gauche pourraient former des milices afin de se protéger contre tout coup d’État à venir. Se souvenant du niveau étonnant de criminalité qui existe déjà à l’intérieur du pays, il est prévisible que les militants anti-putschistes ou insurgés, puissent facilement se procurer toutes les armes dont ils auraient besoin pour créer une agitation déstabilisatrice. En outre, l’UNASUR a laissé entendre qu’elle pourrait ne pas reconnaître la mise en accusation de Rousseff, ce qui pourrait accorder un degré supplémentaire de soutien normatif à des milices qui s’agiteraient en son nom.
D’autre part, si le processus de changement de régime n’aboutit pas au moment des Jeux Olympiques d’été à Rio et qu’une chose ou une autre arrive à le faire dérailler (par exemple, le Sénat ne vote pas pour poursuivre le processus de mise en accusation), alors il y a un chance que les États-Unis puissent encourager le terrorisme d’extrême-droite contre le gouvernement. Cela aurait pour objectif de provoquer un incident international qui déstabilise le gouvernement brésilien, encore plus que maintenant, précisément au moment où il aurait besoin de la meilleure couverture médiatique qu’il puisse obtenir, et quand il serait le plus vulnérable à une vague de condamnation médiatique unipolaire contre lui. Vu sous un autre angle, si le complot contre Rousseff réussit avant les Jeux, avec ou sans l’avènement de tout mouvement rebelle anti-changement de régime, alors certains pays pourraient choisir de boycotter les Jeux olympiques, afin de montrer leur solidarité avec le gouvernement légitime qui a été illégalement déchu. Cela ne modifie pas les faits sur le terrain, mais ce serait une déclaration forte et symbolique du soutien qui pourrait encourager la naissance de quelques mouvements armés de résistance.
Pour conclure
En évaluant la stratégie américaine de changement de régime contre Rousseff, il est évident que les découvertes de la NSA ont été utilisées pour déclencher les procédures juridiques liées au coup constitutionnel qui a été justifié normativement par la Révolution de couleur pré-planifiée (une continuation de la soi-disant Révolution de Cachemire de 2014). Les protestations n’ont jusqu’à présent pas abouti à un quelconque degré de pression important sur le gouvernement, malgré leur grande taille, avec la seule force tangible anti-gouvernementale venant de l’enquête légale qui a été lancée contre la présidente brésilienne. Rien à ce niveau n’indique que le gouvernement soit menacé par des activistes dans la rue, bien que tout indique qu’il soit totalement déstabilisé par la conspiration Car Wash dirigée contre Roussef.
Bien qu’il n’y a pas de traces de guerre hybride discernables jusqu’à présent (comme dans la définition du changement de régime par l’auteur de ce concept), cela n’exclut pas qu’elles apparaissent dans un proche avenir, que la guerre hybride soit menée par des terroristes d’extrême-droite anti-gouvernementaux ou par des pro-gouvernementaux qui s’insurgeraient contre le coup d’État. Il n’y a aucune garantie non plus que cela se produira, mais la possibilité ne peut être exclue totalement et cette éventualité doit être préparée par les deux côtés. Peu importe ce qui se passera finalement au Brésil, le scénario de changement de régime est en cours, il est emblématique d’un nouveau type d’interaction subversive entre la NSA, les acteurs du coup d’État constitutionnel et les révolutionnaires colorés, et cela pourrait fâcheusement préfigurer une tendance de déstabilisation à l’échelle des États, qui pourrait bientôt être déployée ailleurs contre d’autres cibles multipolaires.
Andrew Korybko est un commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides: l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Ce texte sera inclus dans son prochain livre sur la théorie de la guerre hybride.
Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici
Note du Saker Francophone Dans tous les cas de figure, on pourrait même voir le public brésilien et mondial siffler les sportifs américains à un niveau tel que la politique s'inviterait dans l'espace sportif. On pourrait aussi voir des marques de soutien plus ou moins explicites de sportifs à Dilma pour s'attirer les faveurs du public.
Pour mémoire, l’histoire du troisième homme sur le podium.
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par nadine pour le Saker Francophone
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