L’attaque de Barcelone et l’avenir de l’Espagne et de la Catalogne


Robert FiskPar Robert Fisk – Le 25 août 2017 – Source CounterPunch

Sauf si vous êtes Catalan – ou Espagnol – vous avez peut-être raté les signes d’une grave division politique derrière le massacre de Barcelone. Les rapports internationaux ont presque délibérément esquivé les éléments délicats de l’histoire. Nous avons été invités à rester bouche bée devant l’horreur, la peur et le chagrin provoqués par les meurtriers islamistes, sans nous arrêter un instant au fait que certaines réactions à cet acte de barbarie étaient tout à fait différentes des discours sur « l’unité » nationale et internationale que l’Europe et le monde étaient censés partager.

Il y avait un indice incriminant à tout cela lorsque les premiers rapports ont souligné l’unité du peuple de Barcelone et des Espagnols, en mentionnant à peine le référendum du 1er octobre sur l’indépendance catalane que le gouvernement madrilène considère comme illégal. Le terrorisme, selon le message, pourrait effacer de telles divisions. Et en effet, l’histoire subliminale était donc assez simple : certaines choses – la terreur, le meurtre et la douleur – ne pouvaient être combattus avec des notions telles que l’indépendance régionale libérée du contrôle du gouvernement central.

J’ai été frappé par la façon dont un journaliste de la télévision britannique a constamment interrompu des témoins oculaires qui n’ont pas manifesté de traumatisme, de choc et de tourment mental en réaction au massacre. Ils ne pouvaient pas énoncer clairement l’évidence : que ces attaques sont devenues « normales » – un mot détestable pour tous les journalistes − laissant peut-être supposer un contexte qui n’a pas été abordé.

Nous allons maintenant mentionner ce contexte. Le Premier ministre espagnol Mariano Rajoy est arrivé tardivement, avec plusieurs heures de retard, à Barcelone pour exprimer ses condoléances. Et pas une fois, lors du sermon exprimant son chagrin pour les personnes tuées et blessées dans cette ville catalane, il n’a mentionné la Catalogne. Il ne parlait que de « la douleur de la nation espagnole ». Et dans sa propre péroraison, le président catalan Carlos Puigdemant a parlé de la Catalogne comme d’un « pays », ce qui n’est pas le cas. Le ministre catalan de l’Intérieur a distingué les victimes espagnoles et catalanes de l’attaque de Barcelone. Lors de sa conférence de presse, il a parlé en catalan – pas en espagnol.

C’est peut-être une idée fantaisiste d’imaginer que les fanatiques d’État Islamique, bien qu’involontairement, puissent souder l’unité de l’Espagne à la veille du vote catalan pour l’indépendance, mais l’idée que ce vote potentiellement catastrophique dans l’histoire espagnole n’a joué aucun rôle à la suite du massacre est ridicule.

Je m’étonne que, seulement quelques journalistes – par exemple, dans The Irish Times, où Paddy Woodworth, un expert de l’Espagne et de la lutte violente au pays basque – ont parlé d’une attaque d’État Islamique qui a exposé « la faille politique de l’Espagne », ou que Politico, de son côté, a choisi de mettre le massacre des innocents à Barcelone dans le contexte de la politique espagnole ?

« Les attaquants ont-ils réalisé cela ? », demanda Woodworth. Il a signalé que la forte insistance de Puigdemont, seulement quelques heures après les meurtres, pour dire que les attaques ne ralentissaient pas l’élan vers l’indépendance catalane, était « presque indécente ».

Pendant 20 heures après le massacre, les Espagnols (des deux bords) ont assisté au spectacle de Rajoy et Puigdemont présidant des « comités de crise » séparés, dans la même ville. Ils ont affirmé qu’ils « coordonnaient », mais qu’ils ne s’étaient pas installés dans la même pièce. Ce n’est que récemment, semble-t-il, que les forces de sécurité catalanes ont eu accès aux agences de sécurité européennes. Le journal quotidien de Madrid, El Pais, a donné une leçon à ses lecteurs sur la façon dont les attentats à Barcelone devraient ramener les « forces politiques catalanes » à la « réalité ».

Il y avait, dans la réaction du monde à l’attaque, quelques références obliques au nettoyage ethnique des XVe et XVIe siècles de la population musulmane espagnole par le duo royal du couple chrétien, Ferdinand et Isabela. Je n’ai jamais compris l’idée que ces crimes historiques épiques incitent les meurtriers d’État islamique, aujourd’hui, à foncer avec des camions sur des Européens innocents − et encore moins à justifier une telle cruauté. Un misérable petit groupe arménien a assassiné expéditivement des diplomates turcs en représailles pour l’Holocauste, par les turcs en 1915, d’un million et demi de civils arméniens chrétiens. Mais d’autres personnes ne se vengent pas de cette façon.

Les survivants de l’Holocauste juif, leurs descendants et co-religionnaires n’agressent pas violemment les habitants de l’Allemagne moderne. La communauté juive du monde ne se venge pas non plus de sa propre dépossession et du nettoyage ethnique de l’Espagne chrétienne en même temps que les musulmans. Sauf pour ceux qui se sont convertis au christianisme ou sont morts sur le bûcher – au moins 1 000 juifs, peut-être jusqu’à 10 000 – toutes les communautés musulmanes et juives ont été expulsées d’Espagne et du Portugal au début du XVIIe siècle.

En fait, l’Espagne et le Portugal ont décidé de faire amende honorable en donnant la citoyenneté complète – et les passeports complets – aux descendants de familles juives expulsées de leur pays. Les expulsions originales, a déclaré le ministre espagnol de la Justice en 2014, étaient une « erreur historique », une « tragédie » selon son gouvernement.

Les descendants juifs des victimes, dont beaucoup vivent en Israël, pourraient ainsi avoir un « droit de retour » [en Espagne ou au Portugal] – un droit qu’Israël n’accorde pas aux anciens habitants de la Palestine qui ont été chassés de leurs maisons ou ont fui après la création d’Israël. Mais les musulmans ne devaient pas non plus avoir un « droit de retour » en Espagne ou au Portugal après que les deux pays ont déclaré leur générosité envers les descendants de victimes juives. Il y avait des passeports, mais les musulmans devaient postuler.

Il y eût des voix qui déclarèrent que les chrétiens d’Andalousie avaient été obligés de combattre les rébellions musulmanes – et que les expulsions de musulmans avaient eu lieu « en temps de guerre ». Dans l’imagination populaire, l’expulsion en période de guerre – et cela pourrait s’appliquer aux Arabes palestiniens − ne sont pas comparables à l’expulsion massive des peuples pour des motifs purement raciaux. La vraie raison, cependant, derrière la décision finale de l’Espagne et du Portugal – et bien sûr, ils ont adopté une attitude juste, équitable et morale envers les descendants des victimes juives – est qu’ils ne voulaient pas que les musulmans viennent vivre dans leurs pays. Après Barcelone, beaucoup diront à quel point ils avaient raison. Mais il faut rappeler que les meurtriers musulmans de Barcelone étaient d’origine marocaine − et que le Maroc était, avec l’Algérie, le pays où les musulmans d’Espagne ont été expulsés au XVe siècle. Tout comme l’Algérie s’avère être le pays d’origine de certains de ceux qui ont massacré des innocents en France, dont la terrible histoire coloniale en Algérie est habituellement mise à l’écart dans les récits sur les atrocités à Paris ou à Nice.

Rien ne justifie le massacre d’innocents. En outre, les meurtriers de masse de Barcelone ne se souciaient pas de ceux qu’ils ont tués – ni de leur citoyenneté ni de leur religion – mais dans ces moments d’émotion terrifiante, nous devrions certainement réfléchir un peu plus sur ce que nous, journalistes, appelions habituellement l’« arrière-plan », en mettant l’affaire « dans le contexte », pour ainsi dire.

Les Espagnols et les Catalans  savent tout cela. Ils connaissent leur histoire médiévale. Et ils ont repéré les vexations anti-espagnoles et anti-catalanes de leurs petits politiciens la semaine dernière. Alors pourquoi ne peut-on pas nous raconter la même histoire ?

Robert Fisk

Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone.

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