Par The Saker – Le 2 juillet 2016 – Source thesaker.is
Cela a été une semaine fantastique, qui a vu le premier signe clair de l’effondrement de l’Union européenne et le président turc Erdogan présentant ses excuses à la Russie, pour l’attentat contre le chasseur russe SU-24 au-dessus de la Syrie il y a sept mois. Alors que ce dernier événement a été largement éclipsé par le Brexit, il pourrait être le signe de quelque chose d’encore plus dramatique : l’effondrement en cours de la Turquie.
Cela ressemble-t-il à une hyperbole ?
Regardons de plus près.
La présidence Erdogan n’aura été rien moins qu’un cataclysme pour la Turquie, entraînant une tempête parfaite de crises, chacune très sérieuse :
1) Crise en Syrie : la politique turque de soutien à Daesh pour renverser Assad a échoué. Misérablement. Non seulement Assad est toujours au pouvoir, mais le dernier attentat en Turquie semble indiquer que Daesh se tourne maintenant contre la Turquie (en supposant que l’explication officielle soit vraie, ce qui pourrait ne pas être le cas, comme nous le verrons ci-dessous). L’ensemble de la politique syrienne d’Erdogan est maintenant en ruines.
2) Crise avec l’UE : la dernière chose que les Britanniques ont faite avant le Brexit, a été de dire à la Turquie qu’elle pourrait rejoindre l’UE dans 3 000 ans. D’autres États membres de l’UE ne sont pas aussi directs, mais tout le monde sait que c’est vrai. En outre, la grande alliance amicale entre Erdogan et Merkel a complètement foiré.
3) Crise avec les Arméniens : lorsque le Parlement allemand a reconnu le génocide des Arméniens et que, tout de suite après, le pape a fait de même, il était sacrément clair que les puissances occidentales qui comptent envoyaient à la Turquie un message simple : un doigt d’honneur. Love Story terminée, allez-vous faire foutre !
4) Crise avec les États-Unis : les forces spéciales américaines ont maintenant été repérées en Irak arborant des insignes kurdes. Bien que mineur, cet incident est révélateur et a grandement irrité les Turcs. Traduction : l’Empire a besoin des Kurdes en Irak et en Syrie, la Turquie prend la deuxième place pour l’instant.
5) Crise avec l’Iran : en soutenant Daesh, en essayant de saboter le «pipeline islamique» et de renverser Assad, la Turquie s’est complètement aliénée Téhéran.
6) Crise avec les Kurdes : en élevant brutalement le niveau de la violence anti-kurde, les Turcs ont essentiellement relancé une guerre civile à grande échelle et les Kurdes ne montrent aucun signe d’affaiblissement. En fait, ils sont actuellement plus puissants que jamais, grâce à l’invasion américaine de l’Irak.
7) Crise avec l’OTAN : après l’attaque contre l’avion russe SU-24, l’OTAN a clairement indiqué à Erdogan qu’il n’avait qu’à se débrouiller tout seul et que l’OTAN ne participerait pas à une guerre déclenchée par la Turquie.
8) Crise avec la Russie : l’attaque contre le SU-24 n’a pas abouti à la réponse militaire russe prévue, mais a abouti à sept mois de sanctions économiques paralysantes par la Russie et une énorme perte de prestige pour la Turquie. Un peu plus à ce sujet plus loin.
Donc, tout cela peut être résumé en disant que la Turquie, sous Erdogan, a montré un niveau d’incompétence, d’arrogance et d’illusion vraiment digne de l’Ukraine.
Et c’est dans ce contexte vraiment dramatique, qu’Erdogan a dû écrire sa lettre d’excuses.
La première chose qui doit être dite à ce sujet, est que Erdogan a pris un risque politique majeur : après avoir passé des mois à gesticuler et trépigner, déclarant urbi et orbi que la Turquie ne ferait jamais – jamais – d’excuses tout simplement parce qu’elle avait raison, ce virage soudain met Erdogan dans une position très difficile. D’où les premières rumeurs disant que la lettre déclarait qu’il était désolé mais ne s’était pas excusé ou, deuxième variante, que les excuses était seulement destinées à la famille du pilote russe assassiné, mais pas à la Russie. Cela n’a pas duré trop longtemps, et très rapidement les Turcs déboussolés ont renoncé à essayer de donner bonne figure à ces excuses. C’était exactement ce que tout le monde avait compris : de vraies excuses complètes et humiliantes.
Ensuite il y eut une déclaration du ministre turc des Affaires étrangères, niant catégoriquement qu’une compensation serait payée. Cela aussi a duré quelques heures, jusqu’à ce qu’il ait été admis que non seulement la Turquie allait payer, mais qu’elle devrait payer tout ce qui était demandé.
Enfin, il y a une possibilité très réelle que l’attentat terroriste à l’aéroport d’Ankara soit un message très direct envoyé à Erdogan : «Si vous essayez d’apaiser les Russes, nous allons déchaîner l’enfer sur vous.» Et tandis que Daesh est un candidat de choix pour envoyer ce genre de message, il y a d’autres candidats possibles : les États-Unis, bien sûr, et l’État profond turc. Pour rendre les choses encore plus compliquées, nous ne devrions rejeter aucun scénario comme impossible, y compris la possibilité que M. Erdogan lui-même, et ses partisans, aient provoqué un événement sous faux drapeau pour justifier la coopération avec la Russie contre le terrorisme et se retourner contre Daesh.
À l’heure actuelle, la version officielle – Daesh l’a fait – a un sens pour moi, mais je ne néglige aucune autre possibilité.
Ce qui est certain est que les enjeux en Turquie sont maintenant stratosphériques et qu’Erdogan se bat pour son avenir et, peut-être, l’avenir de la Turquie en tant qu’État. Son ouverture vers la Russie et, en même temps, Israël, est un signe clair de désespoir. Ne serait-ce que parce qu’il est peu probable que la Russie offre grand chose, en termes de récompense, pour les raisons suivantes :
Tout d’abord, les Russes sont maintenant profondément suspicieux avec Erdogan et le considèrent comme un électron libre, peut-être même un fou, à qui ils ne peuvent pas faire confiance et qui peut faire un zag après chaque zig.
Deuxièmement, la lettre d’excuses était une première étape nécessaire pour rouvrir les négociations, mais les négociations elles-mêmes seront un long processus. Les ministres des Affaires étrangères Lavrov et Cavusoglu vont commencer ces négociations cette semaine, mais le nombre de sujets à discuter est très vaste. Plus important encore, les Russes vont exiger des mesures concrètes et significatives de la Turquie, en particulier en Syrie et en ce qui concerne le terrorisme, parrainé par la Turquie, en Russie et en Ukraine. Il est loin d’être clair, pour moi, qu’Erdogan sera prêt à faire de telles concessions majeures. Officiellement, je pense qu’il y aura beaucoup de sourires et de déclarations pleines d’espoir, mais derrière les portes closes, les Russes vont faire beaucoup de demandes difficiles. Il n’est pas clair pour moi qu’Ergodan puisse céder aux exigences russes, même s’il le voulait.
Erdogan semble s’être vraiment trompé avec l’illusion qu’il était un acteur important, et il est en train de découvrir qu’il ne l’est pas. Et pire encore, il se rend maintenant compte qu’il a sans doute beaucoup d’ennemis dangereux et pas d’amis du tout.
Potentiellement, la Russie pourrait offrir énormément à la Turquie, beaucoup plus que juste un retour à de meilleures relations, des touristes et un marché pour les légumes turcs. Mais mon sentiment est qu’Erdogan se tourne vers la Russie en désespoir de cause, pour améliorer sa position de négociation avec tous les autres ennemis qu’il s’est faits. Le problème est que les Russes voient probablement aussi cela et qu’ils seront très prudents, même s’ils dissimulent ces préventions derrière les manières d’une belle langue diplomatique.
Je peux me tromper, mais je pense que les Russes veulent voir Erdogan partir, ne serait-ce que parce que la Turquie est un pays extrêmement important, stratégiquement bien situé, et que la Russie ne peut pas se permettre d’avoir un fou délirant au pouvoir. Dans leur esprit, ils l’ont déjà Saakachvilizé. En outre, les Turcs ont un problème majeur sur le dos : un grave cas de désordre multiple de la personnalité. Ils doivent décider s’ils veulent être des laïcs Européens, des Jeunes Turcs nationalistes néo-fascisants, des islamistes radicaux, ou des partisans de la laïcité kémaliste. Est-ce qu’ils veulent une Turquie mono-ethnique impossible, ou peuvent-ils accepter que d’autres, non seulement y vivent aussi, mais que ces autres vivaient sur ces terres bien avant que les nomades turcs ne les envahissent ? À l’heure actuelle, la Turquie est anti-européenne, anti-russe, anti-américaine, anti-kurde, anti-arménienne, anti-chrétienne, anti-arabe, anti-perse, anti-grecque, etc. Cela fait de la Turquie un gros baril de poudre que n’importe quelle étincelle pourrait faire exploser. Et le problème pour la Russie, est que cette poudrière est proche et profondément impliquée en Ukraine, en Crimée, dans le Caucase et en Asie centrale.
Tout cela signifie qu’il est dans l’intérêt stratégique de la Russie d’avoir un partenaire responsable et digne de confiance avec lequel traiter. Malheureusement, je ne vois pas cela comme très probable parce que, à l’instar de l’Ukraine et d’Israël, le problème avec la Turquie est que c’est un pays artificiel, illégitime et fondamentalement insoutenable.
Israël, l’Ukraine et la Turquie sont tous construits sur un nationalisme enragé et une vision du monde raciste, qui n’offrent aucun espoir à tous ceux qui ne sont pas d’accord avec cette vision-là. Voilà pourquoi, pour les Turcs, les Kurdes sont soit des Turcs des montagnes, soit des terroristes qui méritent d’être fusillés. Il serait naïf à l’extrême, de penser que l’état d’esprit qui a fait le génocide des Arméniens, ainsi que de nombreuses autres minorités – Assyriens chrétiens, Syriens, Chaldéens et Grecs – aurait en quelque sorte disparu, surtout si nous gardons à l’esprit que les Turcs nient encore la réalité de ce génocide, et que ce génocide n’a jamais cessé, mais seulement ralenti, lisez ceci :
Le génocide, outre la destruction physique des membres du groupe ciblé, vise également à effacer toute trace d’identité de celui-ci, par l’assimilation forcée. Dans le cas arménien, ce sont surtout les femmes et les enfants qui ont été forcés de se convertir à l’islam, en adoptant des noms turcs ou kurdes et ont donc perdu leur identité arménienne au fil du temps. Une autre mesure du processus génocidaire supprime toutes les traces de la population qui a été massacrée ou chassée par ces expulsions. Cela inclut la destruction de tous les bâtiments et les monuments, le changement de noms des villages, des villes, des rivières et d’autres choses qui pourraient attester de la présence des Arméniens dans la région. En 1914, le Patriarche arménien de Constantinople a présenté une liste de lieux sacrés arméniens qui étaient sous sa supervision. La liste contenait 2 549 sites religieux, dont 200 étaient des monastères tandis que 1 600 étaient des églises. Une enquête en 1974 a montré que seulement 916 églises arméniennes ont pu être identifiées à l’intérieur des frontières de la Turquie, dont la moitié ont été presque complètement détruites, et pour 252 parmi le reste, il ne subsiste que des ruines. Les autorités ont également renommé presque tous les villages, les villes, les montagnes et les rivières en Arménie et ont changé le nom arménien historique en turc. Cette politique se poursuit même dans nos jours où, par exemple, le ministère de l’Intérieur turc a annoncé en 2005 qu’il renommait certains noms latins d’animaux, car ils avaient «des tendances séparatistes». Armeniana Ovis (moutons) serait renommé Ovis orientalis anatolicus, tandis que Capreolus Capreolus Armenus (cerf) serait appelé Capreolus Capreolus. Même Vulpes vulpes kurdistanica (renard roux) devait être renommé Vulpes Vulpes. La proposition a été rejetée par l’UNESCO, l’agence des Nations Unies en charge de ces données, déclarant non fondées les raisons turques pour les changements.
Source http://www.genocide1915.org/fragorochsvar_bakgrund.html
Et puis il y a Chypre, que les Turcs occupent toujours illégalement. Encore une fois, ces niveaux de violence dans et autour de pays artificiels et illégitimes sont quelque chose de normal et non pas un coup de malchance temporaire – voir l’Ukraine et Israël.
Tout cela signifie que, malgré l’accueil chaleureux du dernier zag d’Erdogan par le Kremlin et les efforts qui seront faits pour revenir à une situation plus ou moins normale, le seul objectif possible à long terme pour la Russie est de soutenir soit l’éclatement, soit la fédéralisation de la Turquie dans une sorte de pays plus ou moins civilisé. La bonne nouvelle pour la Russie est qu’elle n’a vraiment pas d’efforts particuliers à faire pour atteindre cet objectif, dans la mesure où les Turcs, tout comme les Israéliens et les Ukrainiens, sont en train de faire un travail splendide, en veillant à ce que leur projet politique ne devienne jamais viable. La meilleure chose que la Russie puisse faire, au point où elle en est maintenant, est de se préparer à une probable poussée de violence en Turquie et se protéger elle-même, ainsi que ses alliés, des retombées inévitables.
Quant à la Turquie – son avenir est très sombre. La récente tentative de courtiser la Russie et Israël n’améliorera pas véritablement sa situation stratégique. Au mieux, cela donnera l’apparence d’une pseudo-détente régionale. Mais rien d’autre ne changera, à moins que l’État turc lui-même ne change, ce qui est quelque chose que le peuple turc ne semble pas prêt à accepter, du moins pas dans un avenir prévisible.
The Saker
Article original paru dans The UNZ Review
Traduit et édité par jj, relu par nadine pour le Saker Francophone
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