La monnaie, instrument de la confiance publique


Par Christian Darlot − Mars 2019

Assignat

Dans un récent article, le très compétent et influent économiste Charles Gave a affirmé que l’interdiction faite à l’État de recourir à des avances de la Banque centrale fut instituée par la fameuse loi du 3 janvier 1973, puis inscrite  dans les traités européens, à seule fin d’empêcher des politiciens démagogues de répandre des largesses indues pour se faire réélire. Cette affirmation quelque peu abrupte a été aussitôt réfutée par madame Valérie Bugault dans deux articles publiés par le site du Saker francophone. Juriste et économiste, madame Bugault a analysé dans plusieurs livres la nature de la monnaie, l’organisation des pouvoirs publics et le statut des entreprises. L’opinion restrictive de monsieur Gave doit en effet être estimée dans le contexte plus large de la circulation de la monnaie dans l’économie.


Les débats sur la loi du 3 janvier 1973 ont le charme de la comédie italienne : les rôles des débatteurs sont fixés d’avance, d’où de savoureux échanges de propos convenus, et la dispute est d’autant plus amusante – et irritante à la fois – que les deux opinions opposées sont aussi irréalistes l’une que l’autre :

Le déficit budgétaire est le mal absolu

Ceux qui considèrent la création monétaire par l’État comme le début de la marche vers l’enfer exagèrent l’effet du déficit budgétaire. La seule source de richesse est évidemment la production, mais la création de monnaie par l’État, via la banque centrale, est utile si elle permet de rémunérer des gens inemployés pour leur faire accomplir un travail productif, créateur de richesse ou contribuant au bien commun.

Pendant les « trente glorieuses », dans tous les pays occidentaux, le financement public permit une grande part des investissements publics (électrification, voies routières et ferroviaires rapides, ports, aérodromes, etc.). Les gains de productivité qui en résultaient entraînaient une augmentation de la production, et la valeur des biens réels produits donnait en retour de la valeur à la monnaie préalablement émise. L’augmentation de la masse monétaire allait ainsi de pair avec l’expansion de la production. Ce financement public était possible grâce aux avances des banques centrales, que les États contrôlaient alors (mais la FED aux États-Unis restait puissante face au gouvernement). En France, la Banque de France, sous l’autorité du Ministre des finances, surveillait l’activité des banques, et agissait sur l’économie via le « circuit du trésor » : les banques étaient tenues d’acheter une part de la dette publique et recevaient un intérêt en contrepartie. La banque centrale fixait le taux de réserves obligatoires et le taux d’intérêt, et contrôlait ainsi la quantité de crédit que les banques pouvaient accorder. Cette organisation financière a permis de tout reconstruire après la guerre, de mettre toute la population active au travail et d’atteindre une prospérité sans précédent dans toute l’Histoire du Monde. Encore à présent, l’activité économique en France dépend des infrastructures bâties pendant les trente glorieuses grâce à l’investissement public, et que les règles en vigueur dans l’Union européenne empêchent dorénavant d’entretenir correctement.

Une action publique financée par des avances de la banque centrale à l’État peut ainsi être utile si la création monétaire est limitée au montant nécessaire à des investissements productifs et non écologiquement destructifs. Ces investissements doivent être choisis par des administrateurs intègres, des représentants des entreprises, et un corps d’ingénieurs compétents, capable de les mener à bien. Il y a trente ans – à l’époque on réfléchissait encore un peu – tout un débat porta sur les critères permettant de distinguer, dans les budgets publics, les dépenses courantes et les dépenses d’investissement, souvent mêlées en pratique. Parmi les économistes francophones, les Grjebine, père et fils, proposèrent des règles budgétaires, traduites en propositions de loi restées sans suite.

À en croire la plupart des économistes actuellement en vue, la monnaie paraît être une masse d’écus et de maravédis, circulant parmi les acteurs économiques et arbitrairement augmentée ou ponctionnée par l’État. Pourtant elle est à présent presque complètement dématérialisée et n’est pas un bien tangible quoiqu’on puisse en conserver un montant par prudence. En pratique, le plombier et son client se font confiance parce qu’ils se sont accordés sur le devis et partagent une commune confiance en la monnaie. La monnaie est un moyen d’assurer la confiance publique permettant l’échange de valeur et de travail.

Bien que les dirigeants des entreprises s’efforcent d’anticiper l’avenir rationnellement, l’activité économique d’ensemble d’un pays est un processus dynamique peu prévisible. La valeur de la monnaie émise et celle des marchandises produites peuvent donc n’être pas égales (quoique, par construction, la comptabilité soit toujours équilibrée). Aussi les monnaies ne restent-elles jamais stables (pas plus que le climat !) et leurs fluctuations dépendent à la fois des relations sociales dans chaque pays et des relations économiques et politiques entre pays. Une des fonctions des Banques centrales est donc de réguler l’activité économique, ce qui n’est bien sûr possible que dans un espace politique défini, et l’un des moyens est le contrôle de la création monétaire. La monnaie est une institution publique, et si elle n’est pas contrôlée par les pouvoirs publics, après débat public et au bénéfice de la collectivité nationale, elle l’est par les banquiers et à leur profit.

La présenter comme un bien réel est toutefois de bonne guerre sociale. Les maîtres de la monnaie peuvent ainsi assimiler le budget de l’État aux budgets des ménages, et prétendre que « La France [nous tous] vit au-dessus de ses moyens » afin de dissimuler leur domination. Car contrairement à une croyance répandue, les États ne contrôlent plus l’émission de la monnaie, qu’ils ont totalement abandonnée aux banques privées depuis quatre décennies. Or les faits montrent que le contrôle par l’État du circuit monétaire permit jadis la croissance, mais que l’accaparement de la création monétaire par le système bancaire a causé la langueur économique et fait augmenter la dette publique (et permis de fructueux profits).

Pour obtenir cette abdication des États, les grands établissements financiers exercèrent d’intenses pressions sur les politiciens. Et pour convaincre l’opinion publique des plus puissants pays, ils commandèrent des études à des économistes monétaristes. L’inflation et la dette publique furent présentées comme les périls principaux pour l’économie, et les dépenses des États comme leur cause. Pourtant l’inflation et l’évolution des comptes, privés comme publics, dépendent de la structure économique et des rapports de puissance entre groupes sociaux pour le partage de la valeur ajoutée. L’inflation libère le débiteur au détriment du créancier, mais ne nuit à l’activité économique que lorsque son niveau est si haut que la monnaie est gravement dépréciée, les relations entre entreprises désorganisées et l’épargne pénalisée. Tant qu’elle reste modérée, elle ne brise pas le cycle de la production, de la consommation et de l’investissement, et peut faciliter la croissance au profit final de tous, même du créancier.

Évidemment, dans l’échange commercial entre deux pays, celui où l’inflation est la plus faible est avantagé, et sa monnaie est forte. Celui où l’inflation est la plus forte a une monnaie structurellement faible, dont il tente généralement de maintenir le cours en haussant le taux d’intérêt, ce qui diminue la masse monétaire et ralentit l’activité économique. L’expérience montre qu’il doit tôt ou tard dévaluer sa monnaie pour rétablir sa compétitivité. Bien sûr, si la création monétaire devient une facilité courante, l’inflation peut miner la confiance publique et inciter chaque acteur économique à pousser son avantage. Ainsi, au cours des années 70, il était courant de dire « tout est indexé sur tout » et de parler de « spirale inflationniste », mais parce que les salaires restèrent en pratique indexés jusqu’en 1983, l’inflation participa au rééquilibrage des richesses entre les classes dominantes et les classes moyennes. La démagogie n’est pas un facteur accessoire ; l’inflation ne résulte que marginalement des largesses non gagées des politiciens – certes choquantes, mais de peu de conséquences. À présent, l’euro empêche tout ajustement monétaire et pose problème à tous les pays où il a cours – sauf à l’Allemagne.

Milton Friedman, chef de file de « l’École monétariste de Chicago », professait que l’inflation est toujours et partout d’origine monétaire. C’est prendre l’effet pour la cause, mais cette confusion arrange bien les banquiers, vrais maîtres de la monnaie qui tentent de faire accroire que la création monétaire est encore exercée par l’État. Une théorie corollaire est « l’économie de l’offre », postulant que des avantages fiscaux accordés aux entreprises, la limitation des droits sociaux et le démantèlement du droit du travail, permettraient de relancer l’économie. Évidente erreur, car le bon sens et l’expérience historique montrent que les entrepreneurs n’investissent que s’ils ont un marché. La demande est le vrai moteur de l’économie. Quant à la liberté d’entreprendre, elle n’est efficace que si un État garantit le respect des contrats et empêche les abus de position dominante. Friedman fut parmi les plus pernicieux économistes, tant par la fausseté de sa pensée que par l’étendue de son influence, mais sans doute n’était-il pas dupe et se faisait-il payer pour corrompre les esprits. Les ravages sociaux et politiques de « l’École de Chicago » sont connus : des milliers de personnes en périrent dans le monde (ah, si Chicago était restée ville française au XVIIIe siècle !!!). Ce n’est ni par cynisme, sans doute, ni par naïveté, que Charles Gave se flatte d’avoir été ami de Milton Friedman, mais parce que son métier de conseiller en gestion de patrimoine lui fait considérer l’économie d’un point de vue comptable. Ce parti pris paraît dans tous ses articles. Pourtant, il n’ignore pas que le cadre étatique est indispensable à la circulation économique. Comme maître à penser, mieux vaudrait choisir M. Maurice Allais.

Pour éviter l’inflation, deux conditions sont nécessaires :

  • Un tissu économique cohérent et assez complet pour que les divers secteurs soient clients les uns des autres. Par exemple, un quincaillier commande des outils fabriqués en France et paie en francs son fournisseur, qui à son tour paie en francs la firme métallurgique. Ouvriers et employés sont aussi payés en francs, et dépensent presque tout leur salaire en France où ils sont clients de l’épicier, et donc indirectement de l’agriculteur, lui-même client du quincaillier.
    En rompant les circuits économiques courts, le libre-échange absolu désorganise les sociétés, mais enrichit les banques qui avancent les fonds nécessaires à l’organisation des circuits longs.
  • Des relations sociales coopératives. L’inflation peut être causée par l’augmentation des coûts importés, par la hausse des cours des matières premières ou la baisse de la valeur de la monnaie sur le marché des changes, mais elle est surtout déterminée par les relations sociales. Sa cause principale est le conflit social latent, qui pousse chaque acteur économique à tenter d’augmenter sa part de la valeur ajoutée, ouvertement ou subrepticement. Parmi les hommes politiques d’envergure nationale, Jacques Chaban-Delmas s’efforça d’instituer des concertations entre les organisations syndicales patronales et ouvrières, sur le conseil de Jacques Delors. Mais Chaban-Delmas fut éliminé par les manœuvres de Chirac et Giscard, et Delors préféra finalement servir la soupe aux classes dominantes, au moyen de l’Union européenne.

Dès le pontificat de Raymond Barre, la grande lutte contre l’inflation fut menée au moyen de la « rigueur », au détriment des revenus du peuple, pour rétablir les profits des grandes firmes et des classes dominantes (bien au-dessus de la moyenne bourgeoisie française). Cette politique réactionnaire fut ensuite amplifiée par François Mitterrand et Jacques Delors, représentants de l’union de la vieille droite possédante et de la nouvelle droite gestionnaire. La lutte contre l’inflation fut confondue avec l’abaissement du coût du travail, l’argument principal étant que la mondialisation imposait des contraintes.

Mais la mondialisation ne s’est pas produite spontanément. Elle nécessita des investissements gigantesques : des millions d’heures de travail de chercheurs, d’ingénieurs et d’ouvriers, pour concevoir, fabriquer et lancer des satellites, installer des câbles et des fibres optiques, écrire des logiciels d’échanges monétaires cryptés. D’intenses pressions politiques furent exercées pour unifier le droit commercial international selon les règles anglo-saxonnes. Suite à ces efforts, les usines des pays industrialisés purent être démontées et remontées dans les pays à bas salaire. La mondialisation fut financée et promue, par les banquiers des pays anglo-saxons, à leur profit. L’Union européenne imposa ensuite un libre-échange absolu aux pays d’Europe.

Les laudateurs de la loi de 1973 affirment qu’elle évite le coulage, et le pillage des deniers publics. Affirmation irréaliste ou intéressée ! Cette loi assure seulement que le pillage de l’État se fasse au profit des classes les plus riches. Déjà sous l’ancien régime, les « parlementaires » – pourtant toujours prompts à critiquer le pouvoir  – enregistraient sans broncher tous les édits d’emprunt de la Couronne, parce que ces emprunts profitaient aux gens de leur classe sociale, qui disposaient d’assez de liquidités pour prêter – et ensuite empocher les intérêts.

Les parasites ne voulaient pas gêner le parasitisme. Ce désordre financier causa la Révolution. Au XIXe siècle, les affairistes des classes dominantes, décrits par Balzac et Zola, corrompaient les politiciens pour leur faire maintenir indéfiniment l’État en déficit. À chaque échéance d’un emprunt, un nouvel emprunt était consenti pour renouveler la dette publique. Une rente était ainsi payée par toute la population aux classes assez riches pour prêter à l’État. Plus récemment, notre ami Giscard fit – sans nécessité – émettre par l’État un emprunt dont le remboursement coûta finalement quatre fois son montant ! L’inflation, et l’appauvrissement de l’État, auraient été moindres si le montant de cet emprunt eût été avancé par la Banque de France. Mais garantir ainsi une rente copieuse à d’influents nantis, c’était s’assurer ensuite leur gratitude intéressée, bien utile pour promouvoir une carrière politique. La banque de France ayant été nationalisée en 1945, selon le programme du Conseil national de la Résistance, lui interdire les avances à l’État contraignit désormais l’État à recourir aux banques privées. Ainsi la nationalisation fut privée d’effet, et la situation antérieure rétablie. Le privilège des 200 familles a été transféré au réseau bancaire international.

Conclusion : la loi de 1973 réduit les investissements publics et facilite le pillage de l’État par les puissances financières.

Depuis, les règles ont été encore durcies par les traités européens : même les facilités de caisse accordées par la Banque de France à l’État, d’un montant limité à quelques millions, ont été interdites. Pis encore, les emprunts publics sont désormais placés sur le marché international, de sorte que la majeure partie de la dette publique est entre les mains de banques et de fonds de pension étrangers. D’importants moyens de pression ont ainsi été concédés sans contrepartie à des puissances étrangères, qui mènent contre la France des politiques hostiles et achètent à bas prix des entreprises françaises d’importance vitale pour le pays tout entier.

Un couplet opposé est chanté par l’autre groupe d’acteurs de la commedia dell’arte :

La loi de 1973 a ruiné la France

Les contempteurs de la loi de 1973 imputent tous les maux actuels à la confiscation de la création monétaire par le système bancaire. Mais si grave cette cause soit-elle, c’est lui accorder trop d’importance. En effet, la destruction de l’industrie résulte du libre-échange absolu des marchandises et des capitaux, imposé à l’Union européenne par les gouvernements britanniques, permettant la mise en concurrence des travailleurs de pays où les niveaux des salaires sont très différents. Ce biais de concurrence, déjà très grave, a été rendu désastreux par les traités de l’Union européenne interdisant toute politique monétaire, commerciale, industrielle et territoriale. Les délocalisations en résultent directement, et ont entraîné la désindustrialisation, le chômage de masse, la régression technique et intellectuelle, et finalement la déstructuration de la société. En France, c’est pour compenser les effets du chômage, pour « acheter la paix sociale », que les gouvernements ont institué des allocations que les gens ne demandaient pas. Le peuple veut vivre de son travail, c’est un idéal profond, et il n’a jamais demandé plus que des emplois productifs normalement payés. Il est humilié d’être devenu dépendant d’allocations, et inquiet d’avoir été mis ainsi dans les mains des puissants, qui le méprisent et agitent la menace de réduire ces aumônes coûtant « un pognon de dingue ». Les gens sont d’autant plus en colère qu’ils voient de purs parasites, comme les énarques du haut du panier, être payés grassement pour désorganiser la vie commune.

En outre, l’Union européenne impose des objectifs incompatibles. Elle a organisé la concurrence fiscale et l’évasion vers les paradis fiscaux, réduisant sciemment les ressources des États. Les États ont été aussi privés à la fois de politique industrielle et commerciale et du contrôle de leur monnaie, tandis qu’ils sont sommés d’atteindre l’équilibre budgétaire. Cette exigence ne peut être satisfaite qu’en réduisant les services publics et en levant des impôts sur les entreprises et les personnes qui ne peuvent échapper au fisc. Les PME et les classes moyennes sont donc matraquées d’impôts directs, et l’ensemble du peuple est accablé de taxes. Cette politique absurde ne peut qu’appauvrir les pays naguère encore industrialisés. La demande se réduit, et s’oriente vers des produits importés à bas coût. Écrasées par un fisc confiscatoire, les PME disparaissent. La production diminue, le chômage croît, et par conséquent la masse des salaires s’amenuise, ce qui réduit encore la demande. Faute de demande, les investissements réels diminuent à leur tour, et les innovations techniques ne sont plus incorporées dans de nouveaux équipements. La recherche technique languit, la productivité réelle stagne, et la qualité des produits baisse. Finalement les rentrées fiscales diminuent à nouveau.

En réalité il n’y a jamais de « crise de surproduction ». Toujours et partout, c’est de l’inégalité des revenus que la stagnation économique procède. Quand la part des producteurs est faible par rapport à celle des parasites, la demande stagne même si les besoins augmentent. Or sans demande, pas de production, quels que soient les avantages concédés aux entreprises.

Réindustrialiser est devenu impossible sous la contrainte du libre-échange, car les pays émergents montent en gamme, d’autant plus vite que les délocalisations ont produit un transfert technique et financier massif. Les TGV sont désormais construits en Chine, et la Chine a accumulé les plus importantes réserves de change mondiales. L’industrie et le savoir-faire disparaissent en Europe, hormis en Allemagne car ce pays détermine le cours de l’euro à sa convenance. À l’horizon est le sous-développement.

Ouvertement méprisée par les dominants, la masse des gens a compris que cette politique la privait d’avenir. Si la révolte éclate (enfin !), c’est que le système est désormais coincé.

La fonction économique d’un banquier est d’accompagner ses clients, qu’il connaît et dont il suit l’activité, pour les aider à réussir leurs projets. Mais l’importance donnée depuis les années 1980 aux marchés boursiers (contrôlés en sous-main par les plus grandes banques) a rompu le lien entre banques et entreprises. Le financier exige désormais son intérêt quelles que soient les circonstances, et prend, sur les propriétés des entrepreneurs, des gages si importants qu’ils dissuadent d’entreprendre. La rentabilité exigée est parfois même impossible, ce qui conduit à vendre les entreprises à la découpe ou à les ronger jusqu’à l’os, parfois pour payer leur propre rachat par un fonds financier ! Le résultat inéluctable est la ruine des producteurs.

La baisse de la production et le chômage entraînent l’endettement, que les banques organisent systématiquement. Le mécanisme, très simple, est connu depuis le Néolithique : la fixité des contrats de prêt assure aux financiers de percevoir leur rente quelle que soit la situation économique, tandis que les producteurs subissent les aléas de la production et les fluctuations économiques. Si le débiteur est insolvable, sa propriété est confisquée par le créancier. C’est ainsi que se constituent en même temps les grandes propriétés et le prolétariat. L’exemple des sociétés de l’Antiquité, en Grèce et à Rome, montre que cette inégalité mène à la guerre civile. Il n’en va pas différemment dans les sociétés industrialisées (en France : 1832, 1848, 1871). C’est pourquoi les usuriers sont haïs partout et en tous temps, et c’est pourquoi une société ne peut fonctionner que si des jubilés réduisent périodiquement les dettes. Sinon, le moyen de régulation est simple : la crise économique. Et si celle-ci ne suffit pas : la guerre.

Historiquement, aux XVIIe et XVIIIe siècles, lorsque la monnaie métallique avait la valeur propre du métal, les échanges boursiers permettaient de remettre en circulation les pièces de monnaie thésaurisées. Mais cette fonction économique de mobilisation de l’épargne s’est réduite progressivement au cours des XIXe et XXe siècles, lorsque la monnaie est devenue principalement fiduciaire. Les marchés boursiers servent désormais à concentrer la richesse, en transférant à chaque crise les économies des petits porteurs vers le patrimoine des gros.

À présent, les bas taux de la FED permettent aux grandes banques de New-York et de la Cité de Londres de créer les capitaux fictifs nécessaires à la spéculation à Wall Street. La hausse des cours boursiers y attire des capitaux du monde entier, issus en particulier des banques d’Europe puisque les fonds fournis par la BCE ne trouvent plus à s’investir dans l’économie réelle en déclin. Puis, tous les dix ans environ, les grandes banques déclenchent une crise boursière. Le résultat net est un transfert de richesses vers les institutions financières anglo-saxonnes. La vaporisation des dollars lors de ces crises a permis pendant longtemps de compenser leur création à tout va par le déficit des budgets publics étasuniens.

Au cours des années récentes, l’évolution de la dette publique des pays d’Europe est éloquente. Elle augmenta à partir de 2008, lorsque Goldman-Sachs et Morgan-Stanley, pour couler des concurrents et rafler leurs actifs, déclenchèrent la crise des dettes hypothécaires étasuniennes (les crises sont structurellement inévitables, mais leurs dates sont choisies par les grandes banques). Un juge de New-York mit Lehman Brothers en faillite, et rien qu’en s’appropriant le patrimoine immobilier bradé de cette banque, Morgan-Stanley accapara un montant égal à plusieurs fois le total des dettes qui lui étaient dues. S’étant fait fourguer des actions titrisées par les courtiers des banques anglo-saxonnes, les banques européennes furent plumées, et, pour ne pas qu’elles fassent faillite (d’autant moins qu’elles ont cédé à la mode de la « banque universelle » mettant en péril les avoirs des particuliers), les États les renflouèrent, creusant d’énormes trous dans les finances publiques. Depuis, comme l’Union européenne interdit aux banques centrales de prêter aux États, ceux-ci ont emprunté – à taux fort – aux mêmes banques qu’ils avaient renflouées !! Et à présent la Banque centrale européenne prête à taux nul, mais à qui prête-t-elle ? Aux États pour les désendetter ? Aux firmes industrielles pour relancer l’activité, l’innovation, l’investissement, les salaires et la consommation ? Non : elle prête uniquement aux banques, qui re-prêtent à leur tour aux États, avec intérêt.
Un pillage systématique.

La dette publique n’a donc pas de justification économique, et n’a pas d’autre fonction que de forcer les États à privatiser les biens publics construits aux frais de la Nation.

Quiconque n’a pas dormi à poings fermés pendant les cours d’Histoire au lycée sait que les Britanniques utilisèrent la dette publique pour faire main basse sur l’Égypte (en spoliant les Égyptiens et trompant les naïfs Français), et que les Français les imitèrent ensuite pour établir leur domination sur la Tunisie et le Maroc. C’est l’avenir que les financiers nous réservent.

La décision de faire renflouer gratuitement les banques par les États, puis de contraindre les États à emprunter chèrement aux banques, n’est pas seulement stupéfiante de cynisme arnaqueur, elle montre aussi que les maîtres de la monnaie sont prêts à renier leurs principes dès que leurs intérêts sont menacés. Car enfin, l’argument ressassé pour promouvoir la mondialisation était que le marché non-régulé orientait spontanément l’économie vers la production optimale, tandis que toute intervention délibérée ne pouvait que diminuer l’efficacité de l’économie. Mais la concurrence entre institutions financières dotées du pouvoir de création monétaire sans limite n’a pas manqué de déclencher une rivalité mimétique les poussant à l’imprudence. L’application de la doctrine libérale a mis le système financier mondial en péril, et, comme remède, les banquiers ont fait de toute l’économie mondiale une économie administrée à leur profit par des politiciens choisis pour les servir. Le libéralisme a causé sa propre paralysie. Mais, bien sûr, c’est parce que trop de règles freinaient encore les mouvements des capitaux fictifs : il faut donc davantage déréguler ! Si le libéralisme ne fonctionne pas, c’est qu’il faut plus de libéralisme ! Naguère encore, les difficultés du communisme étaient imputées à l’inachèvement du communisme. On connaît la chanson.

À présent la Davocratie règne. Les plus puissants oligarques mondialistes veulent remplacer le dollar par une autre monnaie qu’ils contrôleraient, par exemple le Droit de tirage spécial du FMI (d’où les déboires d’inégales gravités de Strauss-Kahn et Khadafi). Ils pourraient déclencher bientôt une gigantesque inflation mondiale, afin d’accaparer encore plus de pouvoir et de richesse. Bien entendu, ils accuseront les États et ces paresseux de travailleurs. Et ils seront aidés par les raisonnements partiels et à courte vue des économistes libéraux.

Alors, que conclure ? Que faire ?

Indispensable à la confiance publique, la monnaie est une institution découlant logiquement de l’exercice de la souveraineté, et qui ne peut être instituée que par la loi. Puisque le contrôle de la création monétaire par la puissance publique est nécessaire quoi-qu’insuffisant, quel chemin politique tracer pour le rétablir ?

Cela fait laide lurette que les personnalités politiques soucieuses de l’intérêt de leur pays ont été remplacées par des foutriquets arrogants et ignares, se pliant aux ordres de leurs maîtres. L’instrument de l’asservissement des peuples d’Europe est l’Union européenne, inféodée aux firmes supranationales, aux grandes banques étrangères et aux cercles oligarchiques qui déterminent l’économie mondiale. Depuis quarante années que dure une guerre économique féroce, les politiciens dirigeant la France ont été en connivence avec ses adversaires. Des pans entiers de l’industrie ont disparu, le savoir-faire est oublié ou dépassé. Les classes dominantes rêvent passionnément de devenir anglo-saxonnes ou allemandes, et elles ont mentalement quitté un pays où le populo est rétif et dont elles ont accepté la ruine. Nul ne sait comment évoluera la crise qui commence, mais c’est toute l’organisation économique et sociale qui est à reconstruire.

La ruine du pays est telle que la reconstruction ne pourra se faire, pour un temps, que dans une économie partiellement administrée par un gouvernement national, ce qui fera hurler Charles Gave. Si la grande crise mondiale, désormais inéluctable, devenait dévastatrice comme un ouragan aspirant tout dans son tourbillon, les transports et les approvisionnements pourraient être entravés au point qu’un rationnement doive être institué dans les grandes villes. Pour relocaliser la production, le pays devra s’affranchir des contraintes du libre-échange et du pouvoir des financiers supranationaux. L’économie française est trop détruite pour qu’abolir la loi du 3 janvier 1973 suffise à remettre le pays sur la voie de la prospérité. Les avances de la Banque de France seront nécessaires pour reconstituer, sous une configuration nouvelle, ce qui a été détruit, mais ne suffiront pas. Elles devront être affectées à des investissements productifs, et nul ne songe à monétiser toutes les dettes, au risque de déclencher une hyperinflation dont les conséquences économiques, sociales et politiques seraient imprévisibles. La partie de la dette publique résultant du renflouement des banques devra être déclarée « sans cause réelle » et dénoncée. Une part des dettes sera annulée, une autre rééchelonnée ; une part des avoirs des créanciers, particuliers ou entreprises, pourra être bloquée, puis progressivement débloquée en quelques années. Les moyens ne manquent pas de rétablir la situation, à condition d’établir des règles d’intérêt public aussi équitables que possible.

Mais les premiers actes à accomplir sont politiques :

  • Restaurer la souveraineté nationale en quittant les structures d’asservissement, l’Union européenne et l’organisation criminelle qu’est l’OTAN ;
  • Restaurer un gouvernement national responsable politiquement de ses actes ;
  • Rétablir la confiance publique en réinstaurant le contrôle public de la monnaie nationale :  le Franc ;
  • Coordonner les actes des gouvernements décidés à rétablir la souveraineté nationale, en premier le gouvernement italien et les gouvernements de pays du groupe de Visegrad ;
  • Assurer la paix de l’Europe en concluant un accord politique, économique et énergétique avec la Russie.

Pour finir, toute ma sympathie va à Philippe le Bel : il savait y faire avec les banquiers.

Christian Darlot

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