Vers l’unité continentale


Par Tiberio Graziani – Le 15 février 2019 – Source flux.md

Mon approche de la question européenne n’est pas originale. Après la Seconde guerre mondiale, l’Europe s’est trouvée divisée en deux zones d’occupation dirigées par les deux superpuissances vainqueurs, l’URSS et les États-Unis. Puis, l’empire soviétique s’est effondré. Les États-Unis ont remporté la guerre froide et le vainqueur a imposé aux pays de l’ancien camp socialiste les conditions de leur capitulation. Mais d’une manière apparemment étrange, pour la première fois de l’histoire, les pays défaits ont volontiers accepté les conditions de la reddition comme une forme de charité et de libération.

La cause première de cette jubilation naïve réside dans l’incapacité du camp soviétique à mener la guerre culturelle, psychologique et civilisationnelle mondiale bien avant l’effondrement du communisme. La fascination exercée par la culture de masse occidentale, le magnétisme de la société de consommation et du modèle capitaliste dans son ensemble ont conquis la mentalité collective des peuples de l’Est. Les régimes communistes n’étaient pas prêts à résister à cette guerre non militaire qui dura des décennies.


Avant de réussir l’occupation économique, politique et militaire (valable pour les pays absorbés par le bloc de l’OTAN), il était nécessaire de réaliser tout d’abord l’occupation cognitive, intellectuelle et civilisationnelle. Le processus d’expansion de l’Ouest mondialisé vers l’Europe de l’Est a été appelé « démocratisation », « transition vers l’économie de marché » et autres composantes de l’ingénierie sociale qui ont façonné le modèle politique et économique de nos pays. Or, nos sociétés ont imité, parodié, copié le modèle occidental. Conscients d’être en position d’imitateurs, les nouvelles élites politiques de l’espace ex-communiste ont entièrement repris, sans discernement, toutes les directives données par les centres de pouvoir de l’oligarchie mondialiste : États-Unis, FMI, Banque mondiale, Union Européenne, OMC, etc.

Mais après environ trois décennies de transition du communisme au modèle libéral, la situation économique et sociale de nos pays s’est dégradée de façon catastrophique. Pendant des années, ces échecs ont été expliqués par l’incompétence et la corruption des gouvernements successifs incapables de mettre en œuvre toutes les réformes dictées par Washington et Bruxelles. Tel était le message lancé par les émissaires d’organisations politiques et financières occidentales, repris par les politiciens et la presse locale.

Le temps a passé, les élections ont amené d’autres acteurs politiques au sommet de la hiérarchie des États et la situation socio-économique a continué de s’aggraver. Ainsi, peu à peu, certains d’entre nous ont commencé à se remettre de l’état de transe intellectuelle et volitive. Des intellectuels aux sentiments profondément patriotiques ont beaucoup travaillé à décrypter l’origine de nos problèmes. Naturellement, de nombreux anciens anti-communistes, y compris moi-même, sont devenus de nouveaux dissidents sous un nouveau type d’impérialisme, généralement associé aux États-Unis et à la bureaucratie bruxelloise, bien qu’il s’agisse d’un phénomène extraterritorial, même si la plupart des membres de l’élite mondialiste est basée en Amérique.

La découverte de la vérité selon laquelle les États-Unis sont en fait un État captif dans lequel le pouvoir est usurpé par les banksters et le complexe militaro-industriel, par la corporatocratie en tant qu’acteur non-étatique, mais beaucoup plus puissant que les États (qu’ils ont subordonnés à leurs propres intérêts financiers) a été un véritable choc pour nous. À l’heure actuelle, l’idée que, tout comme le peuple russe a été la première victime du communisme, le peuple américain est la première victime du mondialisme, est devenue courante. Cependant, pour retrouver leur souveraineté nationale, les pays européens ont naturellement tendance à échapper au protectorat américain. Et la montée des partis populistes sur notre continent est la preuve la plus éloquente de ce mouvement d’émancipation nationale.

Dans ce contexte, je voudrais souligner une différence d’approche extrêmement sensible entre les intellectuels et les partis politiques de l’Ouest et de l’Est de notre continent. Alors que l’avant-garde des dissidents ouest-européens préconise avec force la cessation de l’occupation militaire imposée par les États-Unis et la liquidation de l’OTAN, ce message étant également adopté par certains partis politiques anti-Système, les pays d’Europe orientale sont plus réticents à cet égard.

Je considère qu’il est extrêmement important que tous ceux qui veulent vraiment restaurer l’unité de notre continent traitent sérieusement la différence de perception de la Russie à l’Ouest et à l’Est de l’Europe. Alors que les nationalistes occidentaux ont généralement une sympathie particulière pour la Russie, les nationalistes orientaux considèrent leur grand voisin avec plus de prudence et souvent avec animosité. Les causes historiques de ces attitudes, allant de la haine et de l’hostilité à la retenue et à la prudence, sont bien connues. Celles-ci sont particulièrement liées à l’expérience tragique de nos peuples au XXème siècle, quand la Russie soviétique (ou l’URSS, c’est la même chose) nous a imposé le communisme. Les anciennes républiques soviétiques et les pays du pacte de Varsovie ont hérité un traumatisme psychologique profond à la suite de la dictature communiste et des répressions de ce régime. Les habitants de ces pays disent généralement : « Les Russes nous ont occupés, les Russes nous ont terrorisés, les Russes nous ont déportés. »

Cette confusion tragique entre le régime communiste et le peuple russe est la question clé de la manipulation par les réseaux d’influence atlantiste. Dans un climat psychologique aussi favorable, l’exploitation du thème de la « menace russe » et l’alimentation de la russophobie sont grandement facilitées pour les professionnels de l’ingénierie sociale. Le concept lancé par les néoconservateurs américains (voir le mémorable discours de Donald Rumsfeld en 2003) sur la vieille Europe et la nouvelle Europe s’inscrit dans la même stratégie. Et si les partenaires des stratèges américains en Europe occidentale ne sont pas toujours très motivés à manifester des sentiments anti-russes suffisants, les Européens de l’Est sont toujours prêts à jouer le jeu ordonné à Washington. Ceci est plus ou moins connu de nombreuses personnes.

J’ai répété à maintes reprises que la tâche des ennemis de l’Europe pour susciter et exacerber des sentiments anti-russes par des stratagèmes du type management des perceptions et des comportements, sera facilitée aussi longtemps que la Russie elle-même ne désamorcera pas cette bombe idéologique. En application du principe « Connais ton ennemi », identifions clairement l’adversaire géopolitique, puis tournons-nous vers nos amis et alliés russes, de sorte que l’aspiration à l’unité continentale ne reste pas une illusion. Comme le disait le philosophe russe Ivan Ilyin, « L’Union soviétique n’est pas la Russie ». Cela devrait être l’élément fondamental du discours officiel adressé aux peuples d’Europe de l’Est de la part des dirigeants de la Russie. En d’autres termes, tant que la direction actuelle de la Russie conservera une attitude ambiguë vis-à-vis du passé soviétique et ne voudra pas se distancer des crimes commis par l’URSS contre tous les peuples sous sa domination, la technique de division artificielle de l’Europe et de la Russie fonctionnera impeccablement.

Nous avons besoin d’une réconciliation historique entre le peuple russe et les autres peuples de l’espace ex-communiste. Et l’initiative à cet égard doit venir de Moscou. Mon appel envers nos amis russes est de faire usage du principe « Désarmez votre ennemi ! » Anéantissez son argumentation perverse qui empoisonne nos relations.

Ces dernières années, le capitalisme financier, spéculatif, virtuel et non productif a été largement critiqué. Cette critique est tout à fait valable et j’y adhère pleinement. Tout comme j’ai rejoint avec enthousiasme la résurrection des peuples européens sous le signe du populisme. Je milite également pour le protectionnisme économique et le rétablissement de la souveraineté nationale des peuples européens, ce qui présuppose au moins la disparition de l’OTAN et de l’UE. Je partage également l’opinion de ces intellectuels qui croient que le libéralisme se dirige vers sa fin historique. La marche triomphale de la prétendue révolution française se termine de manière lamentable. Et si nous convenons que toutes les théories politiques issues de la modernité – le communisme, le fascisme (nazisme) ainsi que le libéralisme – sont dépassées, il n’y a rien de plus urgent que de développer le futur modèle d’organisation de la société. Le premier principe fondamental de nos efforts doit reposer sur l’idée suivante : toute société dans laquelle il existe au moins une valeur plus importante que l’argent est meilleure que le capitalisme.

Je prône personnellement une Europe post-libérale, post-capitaliste et post-américaine, qui construise son avenir sur la base de la Tradition, du Christianisme et de la Famille, sur la civilisation millénaire de notre continent dans les conditions de la postmodernité. Je suis sûr que notre force économique, politique et militaire, même dix fois plus forte, et même si nous parvenons à surmonter les lignes de division qui nous séparent aujourd’hui, restera extrêmement fragile sans notre renaissance spirituelle. L’Europe n’existe pas, ou est au minimum une caricature monstrueuse, sans le Christ au centre du monde, au cœur de notre continent, dans chaque âme européenne. La devise « Nihil sine Deo » est le blason de noblesse de notre civilisation.

Tiberio Graziani

Traduction française par Iurie Roșca d’un article rédigé à la demande de mon ami Tiberio Graziani, géopolitologue et professeur d’université italien, pour le site « Vision and Global Trends » dans le cadre d’une série thématique sur l’Europe.

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