Par Andrew Korybko – Le 29 juillet 2016 – Source Oriental Review
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La partie insulaire de l’ANASE tient un rôle stratégique dans la présidence des points d’accès maritimes vers la région et au-delà, mais c’est la stabilité politique de l’ANASE continentale qui affecte le plus directement le noyau stratégique de la Chine à l’heure actuelle. Il est hautement improbable que les circonstances évoluent rapidement au point que la Chine se retrouve complètement coupée de la mer de Chine méridionale et des voies navigables environnantes, mais il semble en tous les cas que l’accès y menant soit amené à faire l’objet d’une surveillance appuyée de la part de la Coalition pour circonscrire la Chine (CCC), et qu’un chantage militaro-stratégique puisse un jour s’exercer. Afin de contrecarrer ce scénario incapacitant, Pékin prend des mesures pour se déprendre d’une dépendance totale envers les voies navigables et compenser par une présence infrastructurelle terrestre accrue, par la route de la soie de l’ANASE et par le couloir économique Chine-Myanmar.
Ces deux projets ambitieux ont fait l’objet d’analyses approfondies au début de la partie de l’étude consacrée à l’ANASE, et on peut s’attendre à ce que les USA s’investissent sérieusement pour en entraver la mise en œuvre. Pour rafraîchir la mémoire du lecteur, la loi de la guerre hybride est de « déstabiliser les projets connectifs transnationaux multipolaires par le biais de conflits identitaires provoqués depuis l’extérieur (qu’ils soient ethniques, religieux, régionaux, politiques, etc.) instillés au cœur d’un État de transit ciblé » ; il est donc logique que la révolution de couleur et les stratagèmes de guerre non-conventionnelle qui vont avec soient en préparation contre ces pays afin d’entraver la stratégie d’« évitement » de la Chine vis-à-vis du confinement maritime auquel elle est exposée. Il existe trois théâtres situationnels au sein de l’ANASE continentale – l’Indochine, la Thaïlande et le Myanmar – et nous nous attacherons dans cette étude à examiner chacun de ces terrains de guerre hybride dans l’ordre indiqué.
Précis d’information sur l’Indochine
Le premier espace que nous étudierons est l’Indochine, terme par lequel nous désignons les anciennes colonies françaises du Vietnam, du Cambodge et du Laos. Comme pour les autres pays que nous avons jusque-là décortiqués sous un angle géopolitique, il importe que le lecteur prenne d’abord connaissance du contexte historique avant d’aborder les analyses portant sur la guerre hybride. Il sera ainsi nanti d’une compréhension lui permettant d’apprécier la pertinence de certaines variables socio-politiques dans les scénarios que nous détaillerons plus bas.
L’indosphère rejoint la sinosphère
L’Indochine se situe précisément au point de convergence géographique entre l’Inde et la Chine, il existe donc une ligne de démarcation bien nette entre ces deux États au cœur de cette sous-région. Dans l’ensemble, le Cambodge et le Laos ont subi l’influence culturelle indienne et leurs royaumes historiques furent largement « indianisés », tandis que le Vietnam demeura sous le contrôle de la Chine pendant plus de mille ans de -111 av. J.-C. jusqu’en 938. L’impact de ces forces civilisationnelles distinctes sur une aire géographique aussi réduite fut une accentuation des différences identitaires entre ces deux entités contigües ; les répercussions s’en font sentir jusqu’à nos jours et on peut s’attendre à ce qu’il en résulte de nouvelles convulsions dans les temps à venir.
En soi, la séparativité civilisationnelle que le Cambodge et le Laos « indianisés » éprouvent vis-à-vis du Vietnam « sinisé » ne saurait constituer un élément coagulant à même de motiver une action politique concertée entre ces deux pays, alors que l’expansionnisme historique du Vietnam à leurs dépens (objectivement avéré dans certains cas, plus discutable dans d’autres) se révèle être un catalyseur plus probant. Aucun des deux pays ne rejette inconditionnellement l’influence vietnamienne, ils ne sont d’ailleurs pas en position de le faire d’un point de vue économique, mais il est clair que l’histoire de leurs relations avec le Vietnam joue indubitablement un rôle dans la volonté de ces deux États de garder leurs distances à l’égard d’un voisin, qui les avait naguère placés sous sa domination (de 1975 à 1991), et de parvenir à un équilibre par le jeu de relations complémentaires avec des pays comme la Chine, en plein essor économique, et la Thaïlande qui lui est plus semblable d’un point de vue civilisationnel.
Pris entre deux feux
Historiquement, le Cambodge et le Laos ont subi la pression de ces deux puissances et sont finalement passés sous leurs coupes respectives. L’âge d’or que chacun de ces deux États-nations modernes connut avant leur soumission advint durant l’empire khmer cambodgien et le royaume laotien de Lan Xang, allant respectivement de 802 à 1431 et de 1354 à 1707. Après ça, chacune de ces glorieuses entités tomba sous la coupe du royaume d’Ayutthaya, qui correspond à l’actuelle Thaïlande. Le Vietnam ne devint un acteur prépondérant dans le reste de l’Indochine qu’une fois le Nam tiến accompli au terme d’un processus ayant duré plusieurs siècles, à savoir l’absorption en plusieurs séquences des territoires du sud du pays qui ne prit fin qu’au début du XIXe siècle.
Reflux siamois, flux vietnamien
Après avoir consolidé sa forme contemporaine, le Vietnam se livra à deux guerres respectivement contre la Thaïlande de 1831 à 1834 et contre le Cambodge de 1841 à 1845, mais l’objet de la rivalité que ces deux pays entretenaient sollicita la « protection » des Français en 1867 et envoya ainsi paître ses deux voisins rivaux. Il devint ainsi la seconde colonie française après la chute et l’occupation de la « Cochinchine », la partie sud du Vietnam, par les forces impériales françaises quelques années auparavant en 1862. Un peu plus de trois décennies plus tard, le Laos s’ajouta à la liste des conquêtes françaises en 1893 suite à la guerre franco-siamoise qui se déroula cette même année.
Voyant leur domaine impérial indochinois engranger une profondeur stratégique considérable et faisant main basse sur l’entièreté du territoire dans la région, les Français se trouvaient dans une position propice à accélérer l’exploitation économique de leurs colonies, centrée notamment sur ce qui constitue l’actuel Vietnam. Il faut toutefois souligner que le Vietnam contemporain était alors divisé en trois colonies distinctes par les Français – le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine – mais prise dans son ensemble, la production économique coloniale vietnamienne était bien plus précieuse pour Paris que celles du Cambodge et du Laos. Durant la période de l’Indochine française, ces deux États furent pour la première fois de l’histoire regroupés sous la même égide que le Vietnam, préfigurant un état de fait qui suivra son cours, marqué par des hauts et des bas, jusqu’au terme de la Guerre froide.
La Seconde guerre mondiale et la plus grande Thaïlande
L’Indochine fut largement épargnée par les ravages des méthodes d’occupation propres aux Japonais en temps de guerre, encore qu’elle n’en fût pas totalement exempte. Quoi qu’il en soit, la présence militaire de Tokyo était dérisoire au Vietnam, au Cambodge et au Laos au regard de celle que les Japonais déployèrent par exemple en Indonésie et dans les Philippines, et l’intégralité du territoire de l’Indochine française demeura sous leur contrôle jusqu’à la fin de la guerre. Ce n’est toutefois pas tant l’influence que les Japonais exercèrent sur les colonies françaises qu’il convient de relever concernant cette période, mais plutôt le rôle que la Thaïlande joua dans la réaffirmation de ses revendications territoriales à l’est.
Le maréchal Plaek Phibunsongkhram (communément appelé Phibun) devint le Premier ministre de la Thaïlande en 1938 et engagea son pays dans une campagne irrédentiste visant à ré-annexer certaines parties du Cambodge et du Laos après la guerre franco-thaïlandaise de 1940 à 1941. Il étendit également le territoire thaïlandais au cœur de l’État Shan contemporain dans le Nord-Est du Myanmar ainsi que dans les territoires du Nord de la Malaisie, arguant qu’ils faisaient partie du royaume thaïlandais avant l’avènement du colonialisme. La Thaïlande put se le permettre du fait de son alliance avec le Japon fasciste à cette époque, et il fallut attendre 1946 pour qu’elle renonce à ses revendications irrédentistes en échange de son adhésion à l’ONU.
Bien que marquant une flambée du nationalisme thaï militant, cette brève période ne pesa pas outre mesure dans la détermination des attitudes à prévoir de la part des Cambodgiens et des Laotiens envers Bangkok ; cela est en partie dû aux similarités civilisationnelles entre les trois peuples ainsi qu’au fait que seules des portions de leurs territoires respectifs (et pas l’entièreté) furent annexées. Le fait que ces annexions ne furent de mise que pendant cinq ans joue aussi. Après la Seconde guerre mondiale, l’influence du Vietnam prit le pas sur celle de la Thaïlande et demeura le facteur social prépondérant affectant respectivement les affaires de ces deux pays.
La première et seconde guerre d’Indochine
La lutte contre les Français et les Étasuniens fut un combat héroïque dans des proportions épiques, il est recommandé au lecteur d’approfondir le sujet de son côté si le cœur lui en dit. Pour gagner du temps et éviter toute dispersion, résumons en précisant que la pertinence d’évoquer cette période dans cette étude tient au fait qu’elle fut marquée par l’expansion de l’influence (nord) vietnamienne sur les terrains cambodgien et laotien, les communistes vietnamiens formant et soutenant leurs homologues Khmers rouges et ceux du Pathet Lao durant toute la durée du conflit. À vrai dire, sans le soutien crucial d’Hanoi, ni Phnom Penh ni Vientiane ne se seraient débarrassés de leurs gouvernements pro-occidentaux respectifs, les trois pays se libérant totalement de l’impérialisme au cours de la dramatique année 1975. Hélas, la conclusion de ces deux guerres anti-impérialistes n’annonça pas la fin des conflits dans la région en général, certains ne tarderaient d’ailleurs pas à éclater et à faire dérailler la dynamique indochinoise.
Les conflits post-impériaux
Le Vietnam contre le Cambodge
La première guerre qui éclata après la fin de la lutte anti-impérialiste fut celle qui opposa le Vietnam et le Cambodge en 1978-1979. Le gouvernement Khmer rouge de Pol Pot s’était retourné contre ses bienfaiteurs vietnamiens et commençait à exiger avec agressivité des réformes territoriales dans la région du delta du Mékong, dans le sud du Vietnam. La raison invoquée pour justifier cette attitude était que les terres de la Cochinchine furent historiquement habitées par des Khmers ethniques (constituant la majorité démographique du Cambodge) et qu’elles ne furent rattachées de force au Vietnam qu’après l’aboutissement du Nam tiến. Il y avait également des enjeux intra-communistes liés à la Guerre froide, les Vietnamiens et les Laotiens étant alignés sur l’Union soviétique tandis que les autorités Khmers rouges du Cambodge étaient quant à elles très proches de la Chine (en partie pour faire contrepoids aux visées vietnamiennes sur le pays depuis le XIXe siècle). En dépit du fait que le Vietnam ait légitimement proclamé qu’il libérait le Cambodge du règne génocidaire des Khmers rouges (qui avaient éliminé jusqu’au quart de la population du pays en seulement quatre ans), il est clair avec le recul qu’il poursuivait également des intérêts géopolitiques bien définis en installant un gouvernement pro-vietnamien dans le sillage de Pol Pot qui mit totalement le pays sous l’emprise vietnamienne.
Le Vietnam contre la Chine
Afin de répliquer immédiatement au renversement de l’allié régional de la Chine, Pékin envahit le nord du Vietnam à la mi-février 1979 dans l’intention de punir son partenaire de jadis et de lui envoyer le message le plus percutant possible pour condamner son action. Aucun des deux camps ne gagna grand-chose de concret de cette campagne brève quoique sanglante, mais il importe de rappeler que ce conflit se produisit après que la Chine eut déjà rallié de facto les USA dans la Guerre froide. Si l’on adopte une approche contextuelle, il est évident que Pékin accomplissait indirectement les desseins de Washington contre son ennemi vietnamien abhorré, que ce fut en toute connaissance de cause ou en y étant amenée à son corps défendant.
L’exacerbation de la tension intra-communiste entre la Chine et l’URSS durant la Guerre froide pesa également en faveur des intérêts stratégiques supérieurs des USA, et c’est peu de temps après la fin de ce conflit que les États-Unis prirent la décision d’armer les moudjahidines afghans le 3 juillet 1979 dans le but de provoquer une intervention des Soviétiques. Tout bien considéré, la Chine avait placé la position soviétique en Asie du Sud-Est relativement sur la défensive tout en assurant également qu’elle redéploierait une quantité considérable de forces pour assurer la défense de leur frontière commune. Dans le même temps, les USA commencèrent à instrumentaliser l’islam radical pour susciter des troubles au niveau du front sud entre l’URSS et l’Afghanistan, et ce n’est qu’un an plus tard, en 1980, que le mouvement anti-soviétique Solidarność piloté par la CIA serait créé dans le but d’inciter les Soviétiques à mener une intervention du même acabit en Europe orientale.
Prises dans leur ensemble, les progressions anti-soviétiques coordonnées qui s’étaient fait jour durant cette brève période de deux ans en Asie du Sud-Est, aux frontières avec la Chine, l’Afghanistan et la Pologne sont autant de preuves que les USA s’étaient appliqués à orchestrer une démarche concertée visant à déstabiliser l’URSS sur autant de fronts stratégiques que possible. Dans la mesure où cela coïncida avec la « doctrine Reagan » de « repousser » l’influence soviétique en Afrique (e.g. en Éthiopie, en Angola et au Mozambique) et en Amérique latine (au Nicaragua), on peut dire que la guerre sino-vietnamienne fut la première salve de la campagne mondiale qui allait suivre.
Les accrochages à la frontière vietnamo-thaï
Après le retrait de leurs troupes de l’Indochine, les USA se reportèrent sur la Thaïlande qu’ils exploitèrent en mode « diriger depuis l’arrière » pour promouvoir leur vision stratégique dans la région. Washington et Bangkok soutinrent tous deux les Khmers rouges ainsi que d’autres insurgés contre les forces vietnamiennes déployées au Cambodge et le gouvernement pro-Hanoi établi de fraîche date, apportant clairement à la guerre civile cambodgienne le concours étranger qu’il lui fallait pour se poursuivre indéfiniment. Dans le cadre de sa campagne anti-insurgés, l’armée vietnamienne allait mener des raids tout le long de la frontière entre la Thaïlande et le Cambodge, allant même jusqu’à s’impliquer dans certaines attaques transfrontalières lancées contre des militants en fuite.
Les tensions qui montèrent avec le Vietnam le long de la frontière thaïlandaise au sud-est avec le Cambodge allaient trouver leur pleine expression plus tard avec la guerre frontalière entre la Thaïlande et le Laos de 1987-1988, durant laquelle Bangkok et Vientiane (cette dernière bénéficiant de l’appui des troupes vietnamiennes stationnées dans le pays) s’affrontèrent dans le cadre d’un bref conflit portant sur leur frontière litigieuse. Si cet affrontement ne donna lieu à aucun changement de statu quo, il fut symbolique dans la mesure où il mit en évidence le fait que toute la zone de la frontière séparant la Thaïlande et l’Indochine constituait un « terrain de jeu » propice aux guerres par procuration, d’autant plus si l’on tient compte de la présence de l’armée vietnamienne implantée simultanément au Cambodge et au Laos à cette époque. La recrudescence des tensions à la frontière avec le Laos avait quelque chose d’emblématique compte tenu du fait qu’elle s’opéra au moment où les hostilités entre la Thaïlande et le Vietnam commençaient à se calmer au Cambodge ; cela est révélateur de l’insistance avec laquelle les autorités de Bangkok soutenues par les USA poursuivaient leurs objectifs anti-vietnamiens sous une forme ou une autre, n’hésitant pas à manipuler n’importe quel État tiers pour parvenir à leurs fins.
Autre détail intéressant, la politique de déstabilisation par procuration de l’Asie du Sud-Est menée par les USA via leur partenaire supplétif thaïlandais préfigura nettement ce qui arriverait plus tard au Moyen-Orient après le retrait officiel des forces US en 2011. De la même façon que les États-Unis se retirèrent du Sud-Vietnam en 1973 mais exploitèrent plus tard la Thaïlande comme base pour leurs opérations clandestines afin de déstabiliser leur antagoniste régional, ils firent quelque chose de comparable en se retirant d’Irak en 2011 pour se servir cette fois de l’Arabie saoudite, de la Jordanie, d’Israël et du Qatar dans le but de poursuivre leurs agendas anti-syrien et anti-iranien, quoi qu’à un rythme plus soutenu que celui avec lequel fut conduite la même démarche vis-à-vis du Vietnam. Dès lors, on peut relever des liens très nets de continuité stratégique entre la politique US durant la Guerre froide en Indochine après 1973 et celle que les USA mènent au Moyen-Orient depuis 2011, ces deux politiques ayant recours à une offensive asymétrique faisant suite à un retrait conventionnel au moyen d’intermédiaires.
L’Indochine après la Guerre froide
Le changement de dynamique globale entraîné par la fin de la Guerre froide eut un impact monumental sur l’Indochine. Tout d’abord, le changement le plus notable fut le retrait officiel des forces vietnamiennes du Cambodge et du Laos, ce qui atténua l’expression directe de l’influence vietnamienne sur ses deux voisins. Cela permit au Vietnam de se focaliser sur ses affaires économiques internes en lieu et place des problématiques militaro-politiques extérieures, et la communauté occidentale leva les sanctions anti-vietnamiennes qu’elle avait prises en réponse à la guerre de 1978 entre le Vietnam et le Cambodge, événement à l’origine de la présence militaire vietnamienne sur le sol cambodgien. Grâce au répit institutionnel que cela offrit au Vietnam ainsi qu’à la réaction favorable que manifestèrent les membres pro-occidentaux de la région à l’égard de ce double-développement, Hanoi put s’incorporer rapidement dans l’économie mondiale, intégrant l’ANASE en 1995 et établissant par la suite des liens commerciaux très étroits avec les USA, le Japon et la Corée du Sud.
Le Cambodge et le Laos allaient emboîter le pas du Vietnam en adhérant à leur tour à l’ANASE, quoi que respectivement en 1999 et en 1995. Toutefois, plutôt que de se rapprocher des USA et de leurs alliés est-asiatiques, ils allaient opter pour une intensification d’un large éventail des relations avec la Chine et la Thaïlande. Alors qu’ils entretiennent des liens cordiaux et passablement étroits avec le Vietnam (nettement plus en ce qui concerne le Laos que pour ce qui est du Cambodge), on peut subjectivement estimer qu’ils ne sont plus aussi tributaires de l’influence vietnamienne qu’ils le furent par le passé. Le Laos s’intègre à la route de la soie de l’ANASE et devient le lien littéral entre la Chine et la Thaïlande, tandis que le Cambodge s’est mû en un bastion de l’influence économique et diplomatique chinoise. Les gouvernements actuels de ces deux États indochinois sont fermement ancrés dans la sphère du monde multipolaire, leur position étant même incommensurablement fortifiée par le nouveau leadership pro-multipolaire de la Thaïlande.
Il ne s’agit en aucun cas de dire que le Vietnam n’est pas un tant soit peu multipolaire lui-même, on peut en effet souligner sa coopération bénéfique avec la Russie dans les domaines économique et militaire, mais de façon générale le pays est tombé sous la forte emprise des États unipolaires anti-chinois que sont les USA et le Japon, le TPP en constituant la quintessence. À l’avenir, on peut s’attendre à ce que le Vietnam rééquilibre sa stratégie maritime en mer de Chine méridionale au moyen d’ambitieuses incursions continentales asymétriques dans ses anciennes « arrière-cours » du Cambodge et du Laos ; ce serait en partie motivé par son propre désir de prendre économiquement au piège ces deux États dans sa zone d’influence sous-régionale au cœur du TPP, mais ce serait aussi dû à la supervision stratégique US consistant à mettre à profit son leadership mandataire historique sur ces deux pays afin de compliquer la tâche de la Chine dans la concrétisation de sa vision dite Une Ceinture Une Route.
La vendetta contre le Vietnam
Le Vietnam est à l’heure actuelle l’un des partenaires stratégiques privilégiés des États-Unis dans la mer de Chine méridionale, les relations bilatérales étant à la hausse du fait d’intérêts économiques en commun et d’une vision partagée concernant le confinement de la Chine. Alors que les rapports entre ces deux États n’ont jamais été aussi bons, le Vietnam pourrait un jour réaffirmer sa souveraineté stratégique vis-à-vis des USA à la faveur d’une amélioration des relations avec la Chine.
Pour l’heure, ça ne semble pas le moins probable du monde, mais on ne peut pas balayer d’un revers de main une telle hypothèse, notamment du fait que la Chine constitue le plus grand partenaire commercial du Vietnam et qu’elle le restera probablement jusqu’à la fin de cette décennie (malgré le TPP et si on fait abstraction d’éventuelles sanctions anti-chinoises en rapport avec le litige portant sur les Îles Spratleys). Si le Vietnam venait à opter pour une approche plus pragmatique dans ses rapports avec la Chine, voire prenait la décision de s’impliquer pleinement dans le projet Une Ceinture Une Route, il plongerait les USA dans le plus complet désarroi, que celui-ci soit publiquement formulé ou circonscrit aux discussions dans les coulisses du pouvoir.
De même que les États-Unis n’hésitent pas à jouer sur les facteurs de guerre hybride nationale au sein des pays insulaires pro-US de l’ANASE, ils pourraient recourir au même procédé au Vietnam si Hanoi venait à déroger à la « loyauté » que Washington entend qu’elle lui témoigne. L’un des « symptômes » possibles d’une politique d’État souverain serait le refus du Vietnam de souscrire à certaines méthodes du CCC étasunien, ce qui lui vaudrait de subir des répercussions punitives. Pour cette raison, il n’est pas inutile d’évaluer les possibilités de déstabilisation au Vietnam et de cerner les moyens par lesquels les USA pourraient éventuellement s’appuyer sur celles-ci si le dévouement de leur nouvel allié envers la stratégie de confinement de la Chine venait à fléchir.
Les six paramètres et scénarios les plus réalistes peuvent être répartis selon les divisions ethniques, régionales et sociales, et nous en ferons le détail dans l’ordre précité. Les groupes ethniques font office de forces d’appui, alors que les groupes sociaux joueront certainement un rôle moteur dans la mise en branle du processus de déstabilisation. La division régionale expliquée plus bas offre une toile de fond propice pour des individus prédisposés et endoctrinés ; de plus, elle alimente de grands espoirs pour ceux qui développent déjà des idées hostiles à l’ordre établi.
Divisions ethniques
Khmers Krom
Un peu plus d’un million de Khmers vivent dans le périmètre du Sud-Vietnam, et leur présence fut par le passé exploitée par Pol Pot pour justifier les revendications territoriales du Cambodge sur le delta du Mékong. Si cette problématique a largement perdu de son urgence dans les dernières décennies du fait du coup d’arrêt que le Vietnam a mis à l’agression de 1979, il n’est pas exclu que ce segment de la population soit instrumentalisé pour attiser le mécontentement local envers le gouvernement. À ce stade, le gouvernement cambodgien répugne à envisager de telles perspectives, du fait d’un pragmatisme multipolaire autant que d’un souvenir aigu de la façon désastreuse dont une aventure de ce genre a tourné la dernière fois, mais ça n’exclut pas pour autant qu’un protagoniste tiers (qu’il s’agisse directement des USA ou d’une des multiples ONG à leur disposition) vienne envenimer la situation à sa place.
Les Khmers Krom ne pourraient en aucune façon déstabiliser le Vietnam tout entier, mais une campagne coordonnée pourrait être menée pour les utiliser comme appâts afin de provoquer une répression militaire qui entraînerait des dommages collatéraux dont les Vietnamiens ethniques feraient les frais et/ou une condamnation internationale, particulièrement si ce scénario était mêlé à un quelconque contentieux ayant trait aux droits du travail. Le point crucial de ce scénario réside dans le fait que les Khmers Krom, se distinguant de la majorité sur les plans culturel et linguistique, sont particulièrement perméables aux mobilisations identitaires et pourraient dès lors être entraînés dans une confrontation sanglante avec l’État qui aurait des conséquences (dommages collatéraux, couverture médiatique trompeuse) dépassant largement les visées à court-terme motivant le groupe ethnique qui se serait fourvoyé dans une telle entreprise collective.
Les Hmong
Tristement connus pour leur collaboration avec les troupes US durant la guerre du Vietnam, ce groupe ethnique dispersé représente un péril déstabilisateur aussi bien pour le Vietnam que pour le Laos. Les Hmong sont divisés en plusieurs dialectes mais unis par la géographie, occupant un croissant de territoire s’étendant du Nord du Vietnam au Nord du Laos. On estime leur nombre à plus d’un million au Vietnam et moins de 500 000 au Laos, ce qui fait qu’ensemble ils ne représentent un pourcentage significatif que par rapport à la population du deuxième pays mentionné (dont la population est d’à peu près 6,7 millions d’habitants). Le poids des Hmong tient à leur identité, celle d’une population retorse, anti-communiste, marquée par une solide expérience des périples transfrontaliers entre le Vietnam et le Laos, ce qui ouvre des perspectives tactiques quant à leur possible mise à contribution dans la contrebande de drogue et/ou d’armes.
Ceux qui sont restés dans ces deux pays après le retrait des États-Unis ont pour la plupart été réintégrés dans la société, s’ils venaient toutefois à renouer avec leurs pratiques illégales transnationales (que ce soit à la faveur d’un contrat passé avec une agence de renseignement ou pour leur seul profit), ils pourraient générer des troubles au niveau de cette frontière accidentée et sous-peuplée en dépit de leur faible nombre. D’un point de vue stratégique, toute éruption d’instabilité au Laos pourrait déborder plus aisément vers le Vietnam si les communautés Hmong réactivaient leur commerce transfrontalier et armaient des ouvriers aux abois se préparant un soulèvement local, régional et/ou national. À l’instar des Khmers Krom, les Hmong ne sont guère en position de déstabiliser le Vietnam, tout au plus peuvent-ils constituer une nuisance isolée ; mais si les avantages dont ils disposent sur le terrain étaient exploités d’une manière bien spécifique, ils pourraient faire office de multiplicateur de force dans n’importe quel scénario en préparation.
Les DegarS, « Montagnards »
Ces deux termes synonymes sont utilisés pour désigner le peuple autochtone des régions montagneuses à l’ouest du pays. Ces groupes tribaux christianisés furent les alliés des Français et des Étasuniens durant les deux guerres d’Indochine ; en termes d’importance géopolitique, ils sont adossés aux frontières avec le Cambodge et le Laos, de plus ils tiennent une position déterminante dans le sud du pays. Leur histoire est marquée par les rébellions contre la domination vietnamienne, qu’elle ait émergé depuis l’ancien Sud ou l’État reconstitué actuel, et ils prirent part à une insurrection anti-gouvernementale de basse intensité qui ne fut dispersée qu’en 1992.
Les Degars ont ceci de commun avec leurs compatriotes des minorités Khmer Krom et Hmong qu’ils n’ont pas les moyens de susciter des troubles de grande ampleur à eux seuls (d’autant plus que l’actuel gouvernement cambodgien se montre réticent à leur offrir un refuge quelconque pour ce faire) mais ils ont la possibilité de maximiser la portée d’autres scénarios de déstabilisation si leurs actions étaient coordonnées à cette fin. Par exemple, si l’agitation de 2001 concernant les « droits territoriaux » et les manifestations de Pâques de 2004 (les deux événements ayant été fomentés depuis l’étranger) venaient à se reproduire d’une manière ou d’une autre dans un contexte de conflits sociaux émaillant le pays, cela pourrait bousculer les autorités et ouvrir la voie à des percées asymétriques telles qu’une insurrection ravivée.
D’autre part, des déstabilisations manœuvrées par les Degar pourraient engendrer un flot de réfugiés d’une ampleur considérable vers le Cambodge s’ils échouaient dans leur entreprise, et cela pourrait représenter un risque pour l’équilibre du royaume. Les provinces au nord-est qui longent les zones montagneuses de l’ouest sont rurales et généralement sous-peuplées, il est donc possible que cette population tire parti de la faible emprise du gouvernement sur la zone pour y implanter des camps d’entraînement anti-vietnamiens. Pour le moment du moins, cela semble très improbable, mais si Phnom Penh se voyait contraint de réprimer des émeutes antigouvernementales (probablement déclenchées sous couvert d’une révolte sociale et que nous expliquerons dans la partie adéquate), on pourrait dès lors s’attendre à ce qu’un tel phénomène se produise dans une certaine mesure.
Divisions régionales
Les temps où il existait une division nette entre le Nord et le Sud du Vietnam sont depuis longtemps révolus, toutefois certaines différences socio-culturelles demeurent entre les deux. La réunification des deux entités après 1975 dut faire face à bien des défis, mais aucun ne posa autant de difficultés que celui de l’intégration du marché anciennement capitaliste du Sud au sein du système centralisé par l’État dans le Nord. Après avoir connu des turbulences économiques dues à cette adaptation et éprouvé le souffle du changement mondial porté par les USA à travers le monde, les autorités vietnamiennes décidèrent progressivement d’ouvrir leur économie dans le cadre des réformes Doi Moi de 1986. Il y a quelque chose d’ironique dans la volte-face que cela représentait de la part d’un État communiste qui venait à peine de parachever la longue mise en œuvre d’un système strictement vertical dans le Sud-Vietnam pour finalement renoncer à cette politique une décennie plus tard.
Au-delà de certains facteurs globaux et structurels qui eurent une incidence indéniable, il ne fait aucun doute que les libéraux dans le Sud du pays jouèrent également un rôle dans cette décision. Il ne s’agit pas ici d’insinuer qu’ils étaient motivés par des arrière-pensées, mais de dire qu’ils pensaient honnêtement que le modèle économique qui avait naguère été de mise dans le Sud-Vietnam était relativement plus efficace que celui que le Nord leur ordonna plus tard de lui substituer. Peu importe le degré d’influence que les libéraux du Sud ont eu sur la mise en place des réformes Doi Moi, le fait est que celles-ci représentaient un renversement comparé à l’ancien système ainsi qu’un assentiment vis-à-vis des principes capitalistes, elles organisaient une structure opérationnelle semblable à celle qui avait été en place auparavant dans le Sud.
Cette période fait écho à la situation contemporaine dans la mesure où la pensée économique pro-occidentale de cette époque est de nouveau en plein essor au Vietnam, induisant la possibilité d’une politique étrangère pro-occidentale qui va de pair avec ce paradigme économique. La dernière fois qu’Hanoi a suivi le mouvement des facteurs d’influence occidentaux au milieu des années 1980, elle s’est conformée benoîtement à la politique étrangère imposée par l’Occident en retirant ses troupes du Cambodge et du Laos à la fin de la Guerre froide. Cette fois-ci, le Vietnam est sur le point de rallier le TPP en préparation, et il joue un rôle d’autant plus décisif au sein du CCC du fait de cette évolution. Si on peut considérer que la mise en place des réformes Doi Moi et le retrait des troupes vietnamiennes du reste de l’Indochine étaient, dans un certain contexte, des gages de pragmatisme de la part du Vietnam, on ne peut en dire autant en ce qui concerne le choix d’opter pour le TTP et le CCC dans lesquels le Vietnam saute à pieds joints.
Aux yeux de l’auteur de la présente étude, les réformes Doi Moi ainsi que le retrait militaire au Cambodge et au Laos symbolisèrent la victoire de l’« esprit du Sud », c’est-à-dire pour le dire autrement, de choix politiques correspondant, consciemment ou non, aux priorités occidentales. Dans le même ordre d’idée, le fait de rallier les TPP et CCC, et éventuellement de raviver une influence économique (modérée) vietnamienne au Cambodge et au Laos, accomplit la même chose, mais en consentant cette fois-ci sciemment au dessein régional planifié par les USA. Dès lors, les différences régionales au Vietnam ne sont pas tant de nature géopolitique qu’idéologique, le Nord (sur le plan idéologique, indépendamment des politiciens qui y exercent) représentant typiquement le pragmatisme indépendant, tandis que le Sud symbolise le suivisme pro-occidental. En somme, c’est la rivalité entre ces deux camps qui définit les prises de décisions économiques et politiques du Vietnam sur la scène internationale, le Sud donnant de toute évidence le ton à l’heure actuelle. Si cela venait à changer, il est probable que les USA renoueraient avec leur stratégie reposant sur une exploitation des facteurs de déstabilisation ethnique et/ou sociale dans le but d’infliger une pression pro-sudiste à l’encontre du gouvernement de sorte à contraindre ce dernier à se réaligner sur les priorités du CCC.
Divisions sociales
Les groupes religieux interdits
L’un des perturbateurs sociaux les plus importants au Vietnam pourrait être représenté par la communauté religieuse du pays. La liberté de culte est garantie au Vietnam par la constitution de 1992, et le pays se prévaut actuellement d’un taux de croyance avoisinant les 46%, 16% de bouddhistes, 8% de chrétiens (catholiques ou protestants) tandis que le reste concerne des formes de croyances traditionnelles non organisées. Dans l’ensemble, ces individus vivent en paix et sont apolitiques, il est d’ailleurs rare que des croyants subissent quelque brimade de la part de l’État. Les ennuis commencent dès lors que les adhérents d’organisations bouddhistes ou chrétiennes telles que l’Église bouddhiste unifiée ou l’Alliance évangélique du Vietnam, pour ne citer que deux d’entre elles, se rassemblent illégalement dans le cadre d’offices ou de pratiques prosélytes. En règle générale, de tels groupes sont prohibés du fait de leurs antécédents témoignant des pratiques politiques auxquelles ils s’adonnent, voilà pourquoi ils pourraient représenter un sérieux défi pour les autorités s’ils venaient à échapper à tout contrôle.
Pour prolonger cette réflexion, disons que la soi-disant « liberté de culte » est un puissant cri de ralliement à l’adresse des individus endoctrinés ainsi que ceux qui sont perméables à la pensée libérale-démocrate occidentale. Le concept général soutient que les gouvernements devraient autoriser toutes les formes de pratiques religieuses sans aucune restriction, y compris les cultes les plus obscurs, qu’ils soient liés ou non à une religion majeure. De toute évidence, les individus en proie à des restrictions imposées par l’État concernant leurs pratiques religieuses (qu’elles soient semi-conventionnelles ou carrément sectaires) sont les plus déterminés à renverser cet état de fait, et ils pourraient se mettre à recruter des coreligionnaires (comme dans le cas des organisations bouddhistes et chrétiennes interdites) pour s’appuyer sur eux afin de mener à bien leur projet. À ce stade, il importe de se pencher sur la façon dont les appartenances religieuses élargies (qu’elles soient bouddhistes, chrétiennes ou présentent des affinités avec les deux) peuvent servir d’alibi pour mobiliser des acteurs non-gouvernementaux dans le cadre de la poursuite d’un agenda. Peu importe qu’ils mettent à profit leurs réseaux socio-physiques pour susciter des troubles contre l’athéisme d’État et certaines « restrictions » religieuses, ou tout autre prétexte pour manifester, car le point fondamental se situe simplement dans leur propension à organiser une masse critique de manifestants pouvant parvenir à ébranler la stabilité de l’État.
Un autre élément crucial de cette perturbation stratégique réside dans le fait que les organisations à vocation religieuse et leurs affiliés pourraient sans problème induire leurs fidèles à la conclusion que le seul moyen pour eux d’atteindre leurs objectifs est le recours à un renversement de l’État par la violence. Ils pourraient voir dans la « répression étatique » de leur « activisme » antérieur une « preuve » qu’il est vain d’œuvrer dans le cadre du système, ne leur laissant ainsi d’autre choix que de recourir à la révolution colorée et les pratiques de guerre non conventionnelle (guerre hybride) dans le but de concrétiser leurs objectifs le moment venu. En gardant secret leur foi et leur objectif de procéder à un changement de régime, ils parviendraient à recruter d’autres citoyens pour se joindre à leur cause « dissidente », très probablement par l’instrumentalisation de problématiques non religieuses plus englobantes et fédératrices telles que les droits des travailleurs pour élargir la base de leur mouvement. Il y a fort à parier que la majorité des gens embarqués dans cette entreprise n’auraient aucune idée des objectifs de changement de régime motivant ce mouvement clandestin en expansion ; ils seraient amenés à penser qu’ils appuient un bref mouvement de protestation de basse intensité portant sur une problématique en apparence « légitime » telle que la sécurité des lieux de travail. À leur corps défendant, ils se trouveraient bel et bien rattachés à une provocation planifiée qui déboucherait inévitablement sur des violences, les plus ardents dévots ouvrant la voie par le déclenchement d’un conflit contre les autorités.
Pour résumer le cadre stratégique que nous avons détaillé plus haut, certains membres de communautés religieuses prohibées au Vietnam ainsi que ceux de leurs homologues reconnus par l’État et qui leur sont solidaires pourraient aisément s’unir dans l’édification d’un réseau antigouvernemental clandestin. Les plus radicaux d’entre eux pourraient d’ores et déjà avoir été persuadés que la seule manière d’entraîner le changement auquel ils aspirent est de renverser violemment le gouvernement, et ils cacheront probablement leurs intentions aux membres les plus modérés du groupe. Même si cette organisation à vocation religieuse cherchait à enclencher une manifestation déstabilisatrice ou un coup d’État pur et simple, cela échouerait probablement si ses membres ne mobilisaient pas suffisamment de partisans au préalable. Dans la mesure où l’on peut assurément présumer que la vaste majorité des Vietnamiens s’opposent à un renversement du gouvernement par la violence, le seul moyen de les amener à soutenir physiquement le mouvement aspirant à un changement de régime est de garder ses véritables intentions secrètes, en déployant une rhétorique plus inclusive et rassembleuse comme celle prenant le parti de la protection/du progrès des droits du travail ainsi que d’autres problématiques non confessionnelles auxquelles la majorité des gens peuvent s’identifier de façon à les inciter à descendre dans la rue pour appuyer le mouvement. Mais même dans ce cas de figure, il n’est pas garanti que ce stratagème touche suffisamment de monde pour que ce soit efficace ; cependant, la véhémence des noyaux durs des fomenteurs les plus fanatiques pourrait suffire à insuffler une certaine ardeur à la mobilisation.
Les militants syndicaux
Le dernier facteur de guerre hybride au Vietnam est également le plus important, et il concerne la future syndicalisation institutionnalisée dans le pays. L’un des préceptes du TPP oblige le Vietnam à « légaliser les syndicats indépendants et les grèves des travailleurs », ce qui en soi représente certainement une démarche positive ; mais si l’on considère la réputation que s’est faite Washington en recourant régulièrement à la politique du changement de régime, une condition préalable a priori si anodine et bien intentionnée impose qu’on l’appréhende avec la plus grande vigilance. Il n’est pas dans l’intention de l’auteur de laisser entendre que tous les syndicats de travailleurs et toutes les grèves sont autant de couvertures pernicieuses dissimulant des conjurations antigouvernementales, il s’agit plutôt de montrer que sous certaines conditions nationales, il ne fait aucun doute que ces éléments pourraient être mis à contribution pour mener à bien de tels projets.
Le Vietnam a été entraîné dans un dilemme stéréotypique – d’un côté, il lui faut assurer et améliorer les droits et la condition des travailleurs, mais il doit dans le même temps empêcher que ses réformes ne soient récupérées par des acteurs politisés. Le nœud du problème tient au fait que l’État a mis tellement de temps à légaliser ces acquis sociaux que ni lui ni le peuple ne savent pleinement à quoi s’attendre. Hanoi appuie sa décision sur l’idée que cette initiative renforcera le prestige du gouvernement et préviendra tout trouble socio-économique, mais cela pourrait malencontreusement générer un affaiblissement de son autorité sur le pays et engendrer le type même de déstabilisation que cette démarche visait à éviter.
Il ne fait aucun doute que certains des syndicats seront cooptés par des éléments politisés ou des organisations créées de toutes pièces pour leur servir de couverture ; cela étant, leur aura et le degré d’approbation qu’ils pourraient susciter au sein de la société vietnamienne semblent donner à penser qu’une fraction incommensurablement large de la population pourrait leur offrir un vigoureux soutien. Comme nous l’avons dit plus haut, il n’y a rien de mal dans les syndicats de travailleurs en soi, mais sur le plan de la guerre hybride, ces groupes sont capables de rassembler un grand nombre de gens pour lever des foules considérables et aisément manipulables susceptibles d’être dirigées contre le gouvernement. Par exemple, si les syndicats et leurs soutiens entraient en confrontation avec les autorités (ce qui ne manque pas d’arriver dans n’importe quel conflit social structuré et/ou n’importe quelle grève) et que les provocateurs aiguillaient la situation vers un scénario de violences planifiées en amont, la réaction du gouvernement, quand bien même serait-elle justifiée, pourrait dès lors bouleverser un grand nombre de gens et répandre l’incendie d’une colère antigouvernementale.
Il n’existe aucune solution précise pour faire face à ce dilemme, et il ne fait aucun doute que l’État comme les citoyens vont devoir en faire l’expérience au fur et à mesure. Pour ce qui est du gouvernement, il faut qu’il soit en mesure d’identifier la différence entre le mouvement social pacifique et légitime et celui qui menace de basculer vers une émeute antigouvernementale. Il doit aussi apprendre à gérer de tels incidents de sorte à ne pas faire involontairement plus de mal que de bien à travers la tactique qu’il déploie pour réprimer de telles manifestations. De l’autre côté, le public doit déterminer quels types de comportements sont acceptables et ceux qui ne le sont pas, et les manifestants légitimes doivent apprendre à faire la police dans leurs rangs de sorte à expulser les provocateurs avant qu’ils n’aient la moindre de chance d’entrer en action. La difficulté, comme nous l’avons dit plus haut, vient du fait qu’aucun des deux côtés ne dispose de l’expérience nécessaire pour se lancer dans ce type de rapport de force social sans que celui-ci ne soit exposé à des « inconvénients » tels que la contamination par une révolution colorée et/ou une répression excessive de la part du gouvernement, ces deux éventualités pouvant exacerber un sentiment antigouvernemental qui couvait déjà et favoriser le déroulement d’un scénario de changement de régime piloté depuis l’étranger.
De toutes les variables que nous avons abordées jusqu’ici, celle des « activistes syndicaux » est l’une des plus englobantes dans la mesure où elle peut concerner la plus grande part de la population en âge de travailler d’une manière ou d’une autre. Il importe peu qu’il soit question de membres encartés ou de citoyens sympathisants, ce qui doit être compris par l’analyste de la guerre hybride est que la bannière du mouvement syndical est à même de fédérer des millions de gens autour d’un même objectif et que cette masse critique d’individus peut être orientée contre le gouvernement par des adeptes du conditionnement psychologique des foules. Autrement dit, un nombre incalculable de citoyens ordinaires, respectueux de la loi et bien intentionnés pourraient être amenés à prendre part à ce qu’ils penseraient être un mouvement axé sur les droits du travail, alors qu’ils feraient en réalité office de boucliers humains couvrant un noyau radical de terroristes urbains ayant pour dessein de s’en prendre à l’État.
Ces radicaux politiques et/ou religieux visent à pousser la police à commettre des violences « compromettantes » et enregistrées sur support vidéo qu’il leur serait ensuite possible de diffuser comme étant « la vérité » afin de favoriser le ralliement d’un plus grand nombre de gens au mouvement antigouvernemental.
Dans le même esprit, des conflits et des grèves à travers le pays ou au sein d’une région stratégiquement ciblée pourraient être exploités pour enclencher une guerre économique contre un État pris pour cible depuis l’intérieur, en particulier si le « syndicat » a été coopté par des éléments antigouvernementaux pilotés depuis l’étranger ou s’il constitue une organisation servant de couverture à ceux-ci. Dans des circonstances semblables, l’agent extérieur (dans n’importe quelle situation hypothétique, ce seraient les USA et leurs dispositifs de renseignement/ONG) peut perpétrer une déstabilisation venant s’ajouter à la première contre la cible de ces éléments. Si l’État se trouve contraint de réprimer brutalement les émeutiers pour rétablir l’ordre, cela pourrait être récupéré à ses dépens via les réseaux sociaux et physiques des « activistes » antigouvernementaux en suscitant encore plus de mécontentement contre les autorités ; mais d’un autre côté, si le gouvernement ne réagit pas et laisse le conflit social et/ou la grève s’éterniser, il risque de subir une perte économique prolongée, tout particulièrement si l’usine, le secteur et/ou la localité choisie pour opérer la déstabilisation revêt un caractère stratégique. Dans les deux cas, il n’y a pas de solution « gagnant-gagnant » pour les autorités qui seront pressées de choisir ce qui leur semblera être le moindre mal.
Mettre l’État sur la défensive et le forcer à continuellement réagir à ces alternatives où il perd sur les deux tableaux, voilà le type de tactiques dont les adeptes de la guerre hybride se font les spécialistes. Peu importe la forme particulière qu’elles prennent ou le genre de thématiques sur lesquelles les organisations infiltrées ou sous couverture prétendent se positionner sur le moment (qu’il s’agisse des droits des travailleurs, des « élections libres » ou de l’environnement, par exemple), il existe indubitablement un schéma récurent selon lequel elles parviennent toujours à trouver un moyen d’attirer dans leurs rangs autant de citoyens que possible comme autant de boucliers humains et de « dommages collatéraux » servant leur stratégie de provocation antigouvernementale. S’ensuit naturellement l’étape où le citoyen lambda qui a vent de ce qui s’est passé (que ce soit en se renseignant par lui-même ou par l’entremise d’une campagne sur les réseaux sociaux menée par une habile ONG) commence à perdre confiance en son gouvernement, ignorant parfaitement que tout ce qu’il a vu ou lu sur les événements a été mis en scène ou orienté par une agence de renseignement étrangère. Ce phénomène produit à une échelle suffisamment grande et à une fréquence propre à un contexte particulier a pour effet le retournement progressif de la population contre les autorités et/ou l’acceptation passive de ceux qui les combattent ainsi que de n’importe quelle nouvelle entité étatique qui émergerait suite à la potentielle défaite de l’État en place au moment des faits.
Les chances qu’une guerre hybride éclate au Cambodge
Pour aller plus loin dans l’analyse des menaces de guerre hybride au sein de la partie continentale de l’ANASE, passons à présent au cas du Cambodge qui semble être, parmi les pays que nous avons abordés, le plus susceptible d’être visé par la politique de changement de régime planifiée par les États-Unis. Jusque-là, cette étude portait sur les pays dans lesquels des scénarios de guerre hybride programmée n’étaient envisageables qu’à la condition que leurs gouvernements prennent leurs distances vis-à-vis de l’axe anti-chinois (à des degrés divers sur les plans rhétorique et formel) sur lequel les USA auraient souhaité les voir s’aligner. Le cas du Cambodge est d’une nature tout à fait différente car c’est le premier État de l’ANASE évoqué dans cette étude dont les relations avec la Chine sont extraordinairement florissantes.
Bien que le Cambodge ne joue pas un rôle clé dans la Route de la soie voulue par Pékin qui s’étend de Kunming à Singapour, des projets sont à l’étude pour en faire l’un des piliers, et les liens étroits qu’entretiennent Pékin et Phnom Penh mettent les USA en rage. Le Cambodge occupe une position de premier plan dans la stratégie chinoise de l’ANASE, ce qui l’expose à une potentielle campagne de déstabilisation visant à un changement de régime dans un futur proche ; cela en dépit du fait qu’il ne représente pas un État de transit prépondérant dans l’infrastructure connective transnationale de Pékin. De plus, les États-Unis sont au courant des avantages stratégiques régionaux qu’ils pourraient obtenir en renversant le gouvernement cambodgien actuel, et ces visées augmentent la probabilité de voir le Premier ministre Hun Sen, en place depuis maintenant un bon moment, faire les frais d’un changement de régime.
Nous ouvrirons ce volet de l’étude sur une explication de l’importance géopolitique que le Cambodge revêt aux yeux de la Chine et de la partie continentale de l’ANASE. Suite à quoi nous nous attarderons sur la situation politique actuelle dans le pays et nous soulignerons la détermination avec laquelle l’« opposition » tente de détrôner Hun Sen. Enfin, nous nous attacherons dans la dernière partie à détailler le scénario de guerre hybride le plus vraisemblable auquel le Cambodge risque de faire face, c’est-à-dire, à l’instar du Vietnam, l’infiltration du mouvement syndical et son détournement pour en faire l’instrument optimal destiné à concrétiser un changement de régime.
Pourquoi les stratèges s’intéressent au Cambodge
Le lecteur profane pourrait rester circonspect quant à l’intérêt qu’est censé présenter l’État le plus pauvre de l’ANASE en termes de planification de grande puissance, mais la raison à cela ne tient pas tant à des considérations économiques (encore qu’il y ait bien des débouchés dans cette région, comme nous le verrons plus bas) que géopolitiques. Cela s’explique en partie par les relations historiques de la Chine avec le Cambodge et la stratégie générale concernant l’ANASE, mais cela a aussi à voir avec le potentiel de déstabilisation démographique et interétatique dont le Cambodge pourrait faire usage envers ses voisins s’il se mettait dans l’orbite géostratégique des USA.
Le facteur Chine
La question la plus importante qu’il faut traiter lorsque l’on évalue le poids géostratégique du Cambodge est celle de sa relation avec la Chine. Aux yeux des décideurs pékinois, le Cambodge revêt pour la Chine une importance géopolitique semblable à celle de la Serbie pour la Russie dans le sens où le partenariat solide qui unit les deux pays leur offre les moyens d’outrepasser les entraves posées par les États faisant obstruction à leur politique de puissance. Dans le cas de la partie continentale de l’ANASE, ce furent historiquement la Thaïlande, le Laos et le Vietnam, les deux premiers finissant par se montrer assez pragmatiques dans leur attitude vis-à-vis de la Chine depuis la fin de la Guerre froide. Même si ces deux succès diplomatiques n’avaient été obtenus, la relation avec le Cambodge permettrait à la Chine de maintenir une présence stratégique dans le golfe de Thaïlande et de disposer d’un allié fermement déterminé dans les rangs de l’ANASE. Plus important encore en termes de stratégie globale contemporaine chinoise, le Cambodge s’est avéré être le terrain d’expérimentation idéal pour les projets d’investissement outremer de la Chine. Les enseignements qu’elle en tira en investissant 9,17 milliards de dollars dans l’État voisin durant la période allant de 1994 à 2012, commençant aux premiers temps de l’essor international de la Chine et toujours d’actualité, furent sans aucun doute décisifs du fait du rôle qu’ils jouèrent dans l’apprentissage par la Chine de la gestion de tels projets ultramarins. Toutes ces expériences se combineraient et contribueraient à former la vision globale Une ceinture, une route, l’investissement initial de la Chine dans son allié historique cambodgien y jouant un rôle déterminant.
Du point de vue cambodgien, la Chine a toujours été perçue comme une sorte de « grand frère » protégeant le pays contre la Thaïlande et le Vietnam. Le souvenir historique d’avoir été un objet de la rivalité entre ces deux puissances, et d’une manière ou d’une autre, un fief militaire pour chacune d’elles à différentes périodes, pèse lourdement sur les impératifs du pouvoir décisionnel. L’effondrement de l’empire khmer plaça le Cambodge sous la mainmise des Siamois (Thaï) pendant des siècles tandis que le pays fut plus proche du Vietnam sur le plan institutionnel du temps de la domination coloniale française. Au cours de la guerre du Vietnam, le territoire cambodgien fut continuellement traversé par l’armée Nord-vietnamienne et par le Viet Cong, et bien que les Vietnamiens aient libéré le Cambodge du règne génocidaire des Khmers rouges par la suite, les composantes nationalistes du pays considèrent les années qui suivirent cette libération comme une occupation militaire par un rival historique dont le Cambodge se serait bien passé. Si l’on fait abstraction de la décennie de la République populaire du Kampuchéa allant de 1979 à 1989 au cours de laquelle des troupes vietnamiennes étaient présentes sur le territoire tandis que le pays était empêché de traiter avec la Chine, on constate une continuité nette dans les relations pragmatiques avec le « grand frère » telles qu’elles furent entretenues par Sihanouk le Khmer rouge, puis par Hun Sen. De nos jours, outre les bénéfices politico-économiques qu’il engrange grâce à son partenariat avec la Chine, le Cambodge se pare d’un surcroît de prestige au sein de l’ANASE du simple fait de son alignement scrupuleux avec Pékin, qui a ainsi fait passer le pays de bras mort diplomatique à avant-poste privilégié pour faire valoir les intérêts de la Chine auprès des États de la région.
D’un point de vue global, les relations sino-cambodgiennes sont profitables aux deux parties, et les bénéfices induits par cette coopération vont prendre une ampleur inédite dans le cadre du projet de « corridor central » de la région du Grand Mékong. Pour rappel, il s’agit de l’un des divers projets connectifs au sein de la partie continentale de l’ANASE, cet axe en particulier étant une ramification du corridor nord-sud passant par le Laos. Le corridor central bifurque depuis Vientiane et se déploie vers le sud en suivant l’épine dorsale du pays jusqu’au Cambodge, longeant le Mékong sur tout l’itinéraire. Cette variation de la route de la soie de l’ANASE revêt une importance intrinsèque en vertu du potentiel qu’elle présente pour ce qui est de l’intensification des échanges entre la Chine et le Cambodge via un système unimodal optimal (exclusivement terrestre, par contraste avec le transbordement du bateau vers le quai) ; cependant, elle n’est pas en mesure géostratégique de fournir à Pékin une liaison alternative vers l’Océan indien. Le corridor économique Chine-Myanmar contourne complètement l’écueil de la mer de Chine méridionale ainsi que le goulot d’étranglement du détroit de Malacca, alors que la première route de la soie de l’ANASE passant par la Thaïlande rend possible un débouché dans la région du sud de la Thaïlande. Ceci explique pourquoi le Myanmar, le Laos et la Thaïlande sont plus susceptibles que le Cambodge de faire les frais des stratagèmes anti-chinois des USA (que ce soit en cooptant leurs élites ou en y répandant le chaos) ; si les liens cordiaux qui lient Phnom Penh à Pékin placent indubitablement le pays sur la liste des cibles à abattre, il n’est cependant pas une cible prioritaire.
Les tensions ethniques transnationales
La majorité ethnique khmer au Cambodge est un peuple très orgueilleux, imprégné de l’éclat civilisationnel de l’ancien empire khmer. Ces Khmers ont donc une fibre patriotique très marquée dont les démonstrations pourraient un jour se muer en manifestations nationalistes qui mettraient la Thaïlande et le Vietnam dans une position inconfortable. Si l’ardeur patriotique khmer met ces pays limitrophes mal à l’aise, cela est lié à la présence de minorités khmers au sein même de leurs espaces nationaux respectifs et que les nationalistes ont cherché à instrumentaliser en mettant l’existence de ces diasporas sur le compte du colonialisme. En ce qui concerne la Thaïlande, ce sont les Khmers du Nord vivant dans les régions de l’Isan au nord-est du pays et géographiquement proches de la frontière cambodgienne. Ils représentent environ un quart de la population des provinces de Buriram, Sisaket et Surin. Il y a également des grappes éparses de Khmers occidentaux vivant dans les provinces de Chanthaburi et Trat, même si leur présence actuelle pèse moins que dans l’Isan. En somme, on estime qu’il y a un peu plus d’un million de Khmers vivant en Thaïlande. La situation avec les Khmers Krom dans le Sud-Vietnam a déjà fait l’objet d’une analyse dans la section consacrée aux points faibles de ce pays face au risque de guerre hybride, mais rappelons tout de même qu’à peu près un million de Khmers y résident actuellement.
La présence de diasporas khmers vivant dans les régions thaïlandaises et vietnamiennes attenantes au Cambodge laisse planer la menace sur la stabilité régionale que représenterait un Cambodge dirigé par un pouvoir nationaliste. Pour l’heure, il est hautement improbable qu’Hun Sun opte pour la voie de la déstabilisation, mais s’il venait à être renversé par une mouvance ultranationaliste du même acabit que Pravy Sektor, on peut s’attendre à ce que cette variable démographique complique les relations bilatérales que le Cambodge entretient avec chacun des États voisins. Si l’on se réfère à l’histoire, un gouvernement frénétiquement nationaliste pourrait marcher sur les traces des Khmers rouges et mettre sur pied des opérations de provocation à l’encontre du Vietnam, de sorte à potentiellement inciter Hanoi à lancer des frappes de représailles pour refouler la menace de la même façon qu’en 1979. En faisant un parallèle avec la situation présente, cela pourrait constituer une variation sud-asiatique du stratagème « Brzezinski inversé », la provocation ayant pour but d’entraîner le Vietnam dans un bourbier (dans ce scénario, il pourrait s’agir d’un châtiment sanctionnant les Vietnamiens pour avoir noué de meilleures relations avec la Chine).
En se basant sur ces principes, le même concept peut être appliqué avec encore plus de réalisme vis-à-vis de la Thaïlande dans les zones peuplées par des Khmers au sein de sa région de l’Isan déjà en proie à des troubles. Bangkok s’est vite rapprochée de Pékin depuis le coup d’État militaire de 2014 et constitue désormais pleinement un État de transit pour la route de la soir de l’ANASE, ce qui implique que n’importe quel gouvernement nationaliste khmer à la tête du Cambodge a de fortes chances d’être dirigé ou implicitement guidé par les USA pour s’en prendre à la Thaïlande avant de s’occuper du Vietnam. La seule chose dont dépend la concrétisation d’une telle hypothèse de guerre hybride est la prise de pouvoir à Phnom Penh par un mouvement d’opposition ultranationaliste, de la même façon que cela s’est produit à Kiev deux ans auparavant ; le mode opératoire serait probablement identique à celui du terrorisme urbain de leurs prédécesseurs pro-US de l’autre côté de l’Eurasie. En fait, une telle éventualité fait bel et bien l’objet de préparations, dont nous examinerons les détails de manière approfondie dans la partie de l’étude consacrée à la situation politique intérieure du Cambodge.
Roulements de tambours à la frontière
Hormis la déstabilisation asymétrique qu’un gouvernement cambodgien ultranationaliste pourrait infliger à ses voisins thaïlandais et vietnamien, d’autres dangers conventionnels pourraient aller de pair avec ce genre de gouvernement imposé par les USA. Comme le lecteur l’a probablement réalisé à ce stade, les relations du Cambodge avec ses deux plus grands voisins n’ont pas toujours été au beau fixe, ce qui s’est parfois illustré par des conflits frontaliers dont le plus récent et le plus sérieux est celui avec la Thaïlande. Les deux États sont presque entrés en guerre en 2008 pour une parcelle de territoire litigieux près du temple de Preah Vihear dans le nord du Cambodge. Les motifs du désaccord dépassent amplement la question de ce territoire physique pour toucher à des problématiques historiques et culturelles plus générales, mais c’est l’exploitation de cartes différentes remontant à l’époque impériale pour appuyer les revendications de chacun qui se trouve au cœur du problème. La question fut finalement tranchée en faveur du Cambodge par la Cour internationale de justice en 2011, mais compte tenu des contentieux historico-culturels et de la possibilité qu’un gouvernement nationaliste khmer envenime la situation avec les Khmers du Nord, il y a de bonnes chances pour que Phnom Penh en vienne à adresser des revendications irrédentistes à l’encontre de la Thaïlande. Pour étayer encore un peu plus ce scénario, les États-Unis pourraient mettre une forme de soutien diplomatique ouvert ou implicite dans la balance en faveur d’une telle initiative dans le but de mettre la pression sur les autorités de Bangkok et de faire germer des persécutions populaires contre les Khmers du Nord dans l’Isan.
La situation à la frontière avec le Vietnam a été aussi dramatique que celle avec la Thaïlande depuis l’époque des Khmers rouges, et il n’y a à l’heure actuelle aucun scénario viable qui pourrait être mis en place contre son voisin oriental. Les Khmers Krom sont largement minoritaires dans le sud de la Thaïlande face à la majorité ethnique Viet, à l’inverse de la situation des provinces faiblement peuplées de l’Isan où ils forment une masse critique à proximité de la frontière. Dès lors, le problème que l’on peut craindre n’est pas tant l’irrédentisme ethnique (qui est, en toute logique, impossible à soulever au Vietnam) qu’un conflit ouvert concernant les frontières récemment délimitées. Des coups du hasard et des bizarreries historiques le long des frontières ont longtemps miné les relations bilatérales après le retrait vietnamien du Cambodge, et la problématique de la démarcation frontalière fait aujourd’hui encore l’objet d’une récupération par l’opposition nationaliste cambodgienne dans le but de gagner du terrain sur la scène politique. Sam Rainsy, à la tête du parti du Sauvetage national du Cambodge (PSNC) et figure emblématique de l’opposition, a critiqué Hun Sen pour avoir soi-disant concédé des terres au Vietnam. Son allié hypothétique, le sénateur Hong Sok Hour, a été arrêté en août 2015 pour avoir présenté un faux document officiel censé « prouver » l’accusation formulée par Rainsy, et ce dernier a vu par la suite un mandat d’arrêt émis à son encontre au début du mois de janvier 2016 pour sa participation au scandale. À ce moment-là, il s’était déjà envolé pour la France afin de se soustraire à une incarcération résultant d’une condamnation pour diffamation sans lien avec cette affaire, mais le fait que cette problématique ait continué de faire du bruit indique que Rainsy pourrait prendre des mesures allant dans le sens de ses prétentions s’il parvenait à s’emparer violemment du pouvoir.
Souverain de la jungle politique cambodgienne
Parler de Sam Rainsy nous offre une excellente occasion de faire la transition vers le thème de la configuration politique du pays. En un sens, on peut y voir une phase préparatoire précédant ce qui s’annonce comme une probable tentative de révolution colorée. Il n’y a que deux candidats de grande envergure – le Premier ministre Hun Sen et le chef de l’opposition Sam Rainsy – mais un seul peut être sacré roi de la jungle politique cambodgienne.
Hun Sen
Le dirigeant actuel du Cambodge a joué un certain rôle dans la conduite des affaires depuis 1985, ce qui fait de lui l’un des hommes d’État ayant le plus d’ancienneté au monde. Il fut brièvement membre des Khmers rouges avant de fuir vers le Vietnam, il regagna ensuite sa patrie après sa libération par l’armée vietnamienne. Il devint Premier ministre en 1985 et servit sous les couleurs du Parti populaire cambodgien en 1991, il est toujours au pouvoir à ce jour. Hun Sen évita de peu une éviction du gouvernement après son échec lors des élections de 1993, mais après sa contestation des résultats et ses menaces d’amener la partie orientale du pays à faire sécession, on convint d’un compromis à la faveur duquel il occuperait la fonction de co-Premier ministre.
Son homologue Norodom Ranaridh tenta de s’emparer secrètement du pouvoir en 1997 en s’appuyant sur des Khmers rouges sous couverture et des unités de mercenaires déployées vers la capitale, mais Hun Sen parvint à anticiper le coup d’État et à organiser sa propre riposte de sorte à chasser son rival du pouvoir et à consolider son autorité. La menace à laquelle son commandement dut faire face par la suite fut également la dernière, elle survint à la suite des élections de 2013 durant lesquelles Sam Rainsy et son nouveau parti du Sauvetage national du Cambodge drainèrent 44,46% des voix face aux 48,83% d’Hun Sen et du parti populaire cambodgien, ce qui amena Rainsy à accuser les autorités de fraude. Les protestations qui s’ensuivirent se muèrent en comportements séditieux et commencèrent à prendre parfois les contours d’une tentative de révolution colorée, mais le problème fut officiellement résolu lorsque les deux courants consentirent à une proposition de se partager un pouvoir parlementaire le 22 juillet 2014. Pourtant, les résultats serrés du scrutin et les revendications en faveur d’un changement de régime qui se firent entendre longtemps après les élections donnent à penser que la répétition de tels événements n’est pas à exclure en 2018, si cela ne se produit pas avant.
Si l’on prend de la hauteur pour considérer l’aspect international, Hun Sen est un pragmatique habile, capable de manœuvrer adroitement son pays entre ses deux rivaux historiques tout en conservant la position politique prédominante au Cambodge. S’il commença sa carrière en se faisant ardemment pro-vietnamien au cours de la période où il dirigea la République populaire du Kampuchéa, il tempéra cette approche dès l’instant où les forces armées de son allié circonstanciel quittèrent son pays. S’il ne prit jamais d’initiatives contre le Vietnam, il ne tarda pas à chercher à confier le rôle de son ancien protecteur à la Chine, conformément à ce qui fut historiquement la tradition post-indépendance de la plupart des dirigeants cambodgiens. Cette décision fut motivée par des impératifs géopolitiques requérant que le pays se prémunisse contre les influences du Vietnam et de la Thaïlande, même si ce ne fut pas conduit d’une façon agressivement sécuritaire qui aurait mis en péril des relations qui auraient bénéficié à tous. En conséquence, il se montra capable d’entretenir l’amitié entre son pays et le Vietnam tout en réalisant des progrès dans les relations avec la Thaïlande, et son partenariat avec la Chine permit au Cambodge de sécuriser son indépendance stratégique et de sauvegarder sa souveraineté décisionnelle dans ce qui aurait constitué une situation géopolitique plus délicate s’il en avait été autrement (en particulier au sortir d’une guerre civile dévastatrice encouragée par les USA).
Sam Rainsy
Le meneur principal de l’opposition cambodgienne est le fils de Sam Sary, l’un des organisateurs du complot de Dap Chhuon. Aussi connu sous le nom de complot de Bangkok, cette tentative manquée de coup d’État visait à éjecter Sihanouk du pouvoir, et d’aucuns soupçonnent que cette conspiration aurait été épaulée par la CIA. Rainsy partit pour la France en 1965 où il resta pendant 27 ans jusqu’en 1992, après quoi il retourna dans sa patrie et devint un membre du parlement. Dès lors, il s’engagea durablement en politique et fonda le Parti de la nation khmer en 1995, avant d’en changer le nom pour en faire le Parti Sam Rainsy en 1998. Il est intéressant de relever qu’il fit dans un premier temps le choix d’un nom nationaliste pour l’organisation, ce qui rejoint la thèse selon laquelle son mouvement d’opposition cherche à miser sur cette fibre et pourrait bien tenter d’en faire un levier de déstabilisation internationale contre la Thaïlande et/ou le Vietnam s’il accédait au pouvoir.
Les propres actions de Rainsy témoignent de son tropisme nationaliste, notons qu’il fut arrêté en 2009 pour avoir encouragé des villageois à détruire des marchés frontaliers le long de la frontière vietnamienne, ce qui lui valut d’être condamné par coutumace pour incitation à la discrimination raciale et détérioration volontaire de propriété. Il fut gracié par le roi en juillet 2013 et fit son retour au cours de ce même mois pour se présenter aux élections générales sous les couleurs du Parti du sauvetage national du Cambodge fraîchement constitué, une organisation née de la combinaison du parti portant son nom et du Parti des droits de l’homme. Il perdit finalement le scrutin et sa défaite fut l’occasion d’émettre le mot d’ordre stipulant d’organiser une tentative de révolution colorée afin de se saisir du pouvoir, et comme nous l’avons vu précédemment, ce cri de ralliement fut propagé après qu’une proposition de partage du pouvoir parlementaire fut acceptée.
Fidèle à ses « références » nationalistes, il persista à véhiculer l’idée selon laquelle Hun Sen semblait concéder des terres aux Vietnamiens et il travailla de concert avec son allié politique le Sénateur Hong Sok Hour en obtenant de ce dernier qu’il produise un document officiel factice « prouvant » cette accusation scandaleuse. Son acolyte fut bientôt arrêté et lorsque l’immunité parlementaire de Rainsy lui fut retirée et qu’un mandat fut émis pour procéder à son arrestation au moment où il rendait visite à ses « partisans » en Corée du Sud, il fit le choix de se soustraire à la justice ; il demeure expatrié à l’heure actuelle. Il y a quelques jours, il s’est épanché sur les réseaux sociaux pour laisser entendre que la victoire électorale de Suu Kyi est de bon augure pour ce qu’il envisage comme sa victoire prochaine au Cambodge, ce qui semble confirmer qu’il a lui aussi été préparé par la CIA pour exercer le pouvoir à l’avenir. Globalement, si l’on jauge la stratégie politique de Sam, il est évident qu’il a constamment fait son possible pour exalter le nationalisme khmer, ce qui, pour les raisons précédemment évoquées, pourrait considérablement déstabiliser la région s’il venait à prendre les rênes du pays.
L’élaboration du prochain scénario de changement de régime au Cambodge
Rainsy la canaille
Pour conclure l’étude portant sur le Cambodge, le moment est venu d’aborder le scénario le plus plausible dans lequel le gouvernement d’Hun Sen pourrait être renversé. Sam Rainsy, comme nous l’avons vu précédemment, est sans le moindre doute un nationaliste et a cherché à combiner sa rhétorique idéologique agressive avec des procédés caractéristiques de la révolution colorée. Sa quasi-victoire durant les élections de 2013 montre qu’il y a une proportion considérable de la population qui partage ses positions, même si ce n’est pas encore suffisant pour légitimer ses aspirations au pouvoir. Rainsy sera arrêté du fait des mandats émis contre lui (un pour diffamation et l’autre pour son implication dans l’affaire du document officiel factice du sénateur Hour) s’il retourne au Cambodge, et Hun Sen a récemment déclaré qu’il « se couperait la main droite » plutôt que de laisser son rival bénéficier d’une nouvelle amnistie. Selon toute probabilité, il fera tout ce qui est en son pouvoir pour s’assurer que Rainsy ne reviendra pas au Cambodge avant les élections de juillet 2018, à en croire l’ardeur avec laquelle il a mis toute sa réputation en jeu dans cette menace grandiloquente.
Toile de fond thématique
Ce qui arrivera probablement à ce moment-là, c’est que Rainsy deviendra une sorte de symbole politique, que ce soit par son « exil volontaire » (comme il le qualifie) ou par le « martyr politique » auquel son retour au Cambodge l’exposerait. S’il choisissait la seconde option, il pourrait lui être bien plus aisé de concocter sa révolution colorée et de prendre la posture de celui qui marche dans les pas de Tymoshenko ou de Suu Kyi, deux figures emblématiques du changement de régime qui l’ont précédé et dont les emprisonnements respectifs leur valurent une renommée médiatique mondiale (occidentale). Peu importe la façon dont les choses surviendront, il est certain que le mouvement de la révolution colorée visera à conditionner socialement les masses cambodgiennes, au même titre que les médias étrangers, à percevoir le prochain scrutin comme la lutte entre un « dictateur » pro-chinois (et peut-être même présenté fallacieusement comme pro-vietnamien) et un « démocrate » pro-occidental, plaçant le petit État sud-asiatique au centre de l’attention mondiale. À ce moment-là, l’infrastructure portant la révolution colorée sera en place et l’opposition pourra dès lors lancer l’opération de changement de régime, recourant sciemment à des procédés aussi extrêmes que le terrorisme urbain et la guerre non conventionnelle, constituant ainsi le théâtre de guerre hybride le plus récent.
Considérations tactiques
Quoi qu’il en soit, il est possible de donner un coup d’accélérateur au scénario et de le mettre en route avant les élections. Comme pour les modèles plus récents de révolution colorée qui ont été expérimentés à travers le monde, un « événement » concret tel qu’une « élection contestée » ou n’importe quel autre cri de ralliement conventionnel doivent se produire de sorte à déclencher l’insurrection préméditée. Le plus important est que l’infrastructure sociale nécessaire puisse ameuter de grandes foules de « boucliers humains » (des manifestants civils) afin de protéger un noyau réduit de provocateurs violents et manigancer ce qui pourra ultérieurement être travesti en « répression sanglante de la part du gouvernement » contre des « manifestants pacifiques ». Si le nationalisme constitue visiblement une force d’unification remarquable au sein de la société cambodgienne, le patriotisme est tout aussi solide ; et s’il est vrai que ces deux courants pourraient s’affronter (portés respectivement par les manifestants antigouvernementaux et progouvernementaux), les patriotes pourraient neutraliser les « nationalistes » déstabilisateurs et mettre à mal leurs plans en faveur d’un soulèvement à plus grande échelle. Pour poursuivre le fil de cette réflexion, une simple algarade dans l’un des villages situés à la frontière pourrait ne pas suffire à motiver les habitants de la capitale à manifester dans les rues, d’autant plus que leur principal souci est de pouvoir manger à leur faim dans l’un des États les plus pauvres de l’ANASE.
Le rôle unificateur des organisations syndicales
Le dernier point est le plus important, et c’est précisément celui qui pourrait amener de larges pans de la population à s’élever contre le gouvernement. Contrairement au Vietnam, les syndicats sont déjà autorisés au Cambodge et ils ont pris une part active dans l’histoire nationale postérieure à la guerre civile. La menace de troubles sociaux s’est considérablement précisée au cours des dernières années, et les travailleurs du secteur textile ont prédominé dans la pression exercée ces derniers temps à l’encontre du gouvernement dans le but d’augmenter le salaire minimum ; lors du dernier mouvement social, il fut question de le monter à 140 dollars par mois contre les 128 dollars mensuels que les travailleurs étaient parvenus à obtenir l’année précédente. Pour replacer les choses dans leur contexte, le salaire minimum était de 80 dollars par mois en 2012 avant d’être augmenté pour atteindre les 100 dollars en 2014 avant les augmentations les plus récentes citées plus haut ; tous ces acquis sociaux furent obtenus par des grèves et des affrontements avec la police. Comme nous l’avons dit dans l’analyse précédente qui concernait le Vietnam, il n’y a rien de fondamentalement répréhensible dans un mouvement syndical mobilisé en faveur des droits des travailleurs, mais le danger affleure lorsque ces organisations sont instrumentalisées par des acteurs politisés qui aspirent à un changement de régime.
Le lâcher de fauves de la guerre hybride
Dans le scénario hypothétiquement imminent pour le Cambodge, les militants syndicaux pourraient tenir une place centrale dans la mobilisation d’un mouvement antigouvernemental renouvelé, ils n’auraient peut-être même pas besoin d’attendre les élections de juillet 2018. Ils pourraient aussi se mettre en mouvement en toute indépendance dans le cadre de leur stratégie pour augmenter continuellement le revenu minimum, ou ils pourraient mettre sur pied une provocation pour contraindre le gouvernement à prendre des « mesures répressives » contre les « manifestants pacifiques ». De plus, si Hun Sen acceptait l’offre de Washington de rallier le TPP mais se montrait hésitant par la suite à l’instar de ce que fit Yanukovich avec l’accord d’association avec l’UE, cela constituerait un événement qui pourrait à lui seul constituer l’élément déclencheur requis pour « justifier » le mouvement anti-gouvernemental planifié en amont. Qu’importe la voie qui sera finalement empruntée, le résultat final sera que le mouvement ouvrier, qui inclut les 700 000 travailleurs de l’industrie nationale du textile (qui représente 5,8 milliards de dollars en exportations pour l’année 2014), prendra la tête de l’opposition contre les autorités.
Cette masse critique d’individus pourrait alors voter ou menacer de voter pour une grève paralysante qui mettrait l’économie nationale à genoux et donnerait au pays l’image d’une région imprévisible ou instable dans laquelle il serait risqué d’investir. L’attrait nationaliste de cette campagne serait maximisé si elle était coordonnée de manière à cibler les affaires avec le Vietnam, dont les projets au Cambodge constituent un potentiel de 3,46 milliards de dollars et qui se trouve être le sixième plus grand investisseur.
De manière prévisible, les « protestataires travailleurs » s’associeront au Parti du sauvetage national du Cambodge pour constituer un front unifié contre Hun Sen, et la somme de leurs efforts coordonnés pourrait raisonnablement suffire à faire chuter le gouvernement. La seule autre option dans une telle situation serait pour l’État d’exercer une violence à grande échelle ; mais même si c’était fait dans le but de se défendre et de préserver une paix et une harmonie générales, cela pourrait égratigner la légitimité des autorités au point de générer bien malgré elles encore plus de ressentiment contre le gouvernement. Pire encore, des pays occidentaux pourraient retirer leurs investissements et coopérer avec l’ANASE dans le cadre de sanctions prises contre Phnom Penh. Dans ce scénario catastrophique, Hun Sen ne tiendrait plus au pouvoir que par un fil et la guerre économique qui serait par la suite déclenchée contre le pays l’affecterait suffisamment pour amener le gouvernement à la dissolution dans les années consécutives à ces événements.
Andrew Korybko est le commentateur politique américain qui travaille actuellement pour l’agence Sputnik. Il est en troisième cycle de l’Université MGIMO et auteur de la monographie Guerres hybrides : l’approche adaptative indirecte pour un changement de régime (2015). Le livre est disponible en PDF gratuitement et à télécharger ici.
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Traduit par François, relu par Cat pour le Saker Francophone
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