Coup d’État manqué en Turquie – quelques premières réflexions


Saker US

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Par le Saker US – Le 18 juillet 2016 – Source thesaker.is

Lorsque j’ai entendu dire qu’un coup d’État était en cours en Turquie, ma première pensée a été que c’était la manière des États-Unis de punir Erdogan pour ses soudaines excuses à la Russie. Oui, bien sûr, j’ai réalisé qu’il y avait beaucoup d’autres explications possibles, mais c’était celle que je souhaitais. J’ai même dit à ma famille que c’était un coup d’État soutenu par les États-Unis et que si Erdogan et ses partisans le disaient, cela leur coûterait cher. Moins de 24 heures plus tard mes espoirs étaient comblés.

Un ministre turc accuse les autorités étasuniennes d’avoir organisé la tentative de coup d’État (article en anglais)

Kerry critique la Turquie pour avoir insinué que Washington a préparé le coup d’État contre Erdogan (article en anglais)

Erdogan ne s’est pas laissé décourager et il a déclaré publiquement : « Cher président Obama, je vous l’ai déjà dit, arrêtez Fethullah Gulen ou renvoyez-le en Turquie. Vous n’avez pas écouté. J’en appelle à vous encore une fois – extradez cet homme de la Pennsylvanie vers la Turquie. Si nous sommes des partenaires stratégiques, faites le nécessaire » a-t-il dit. Il a également explicitement qualifié tout pays soutenant Gulen d’« ennemi déclaré de la Turquie ».

Maintenant, nous devons nous rappeler qu’Erdogan a une histoire de zigs suivis de zags, donc il serait bien capable d’embrasser chaleureusement Obama très bientôt, mais je trouve ça peu probable. Pourquoi ? Simplement parce qu’il y a beaucoup de preuves indirectes que les États-Unis étaient en effet derrière ce coup d’État. Considérez ceci :

Le coup d’État a impliqué un très grand nombre de gens Nous pouvons nous faire une idée de son ampleur en regardant l’énorme purge qui a lieu maintenant en Turquie. Selon diverses sources, cela comprend pas moins de 6 000 personnes, beaucoup d’officiers supérieurs (y compris 5 généraux et 29 colonels), 2745 juges et procureurs. Donc la première chose que nous devons nous demander est quelle est la probabilité que les États-Unis n’aient pas su ce que les comploteurs préparaient. Ma thèse est que dans un pays fondamentalement en guerre − où les forces US impliquées tout près dans des opérations de combat en Syrie et en Irak sont déployées et où les États-Unis détiendraient 50 armes nucléaires tactiques − l’idée que ces derniers ne l’ont pas vu venir est irréaliste. La Turquie est membre de l’OTAN, ce qui signifie pratiquement que les État-Unis ont un contrôle total sur l’armée turque, et nous savons grâce à Sibel Edmonds que l’État profond turc a des liens très étroits avec l’État profond américain. Et nous devrions croire que personne aux États-Unis ne l’a vu venir ?

En plus, lorsque Erdogan dit que les États-Unis ne se sont pas pressés de condamner le coup d’État, il a tout à fait raison. En fait, c’était plutôt amusant pour moi de voir tous les médias occidentaux indiquer que le coup d’État avait réussi, tandis que les Iraniens et les Russes rapportaient qu’il avait échoué. Si c’était un vœu pieux des deux côtés, qu’est-ce que ça nous dit sur leurs souhaits ?

Maintenant, regardons les choses sous l’angle du cui bono.

Certains, y compris Fethullah Gulen, ont suggéré que ce coup d’État était une opération sous fausse bannière perpétrée par Erdogan lui-même. Et il est vrai qu’il a déclaré que ce coup d’État était « un don de Dieu [] parce que ce sera une bonne raison de nettoyer notre armée ». Mais la réalité est que ce coup d’État embarrasse énormément Erdogan qui avait déjà purgé les forces armées à plusieurs reprises et ne pouvait pas prendre le risque de voir une fausse bannière se transformer en quelque chose de réel : même le général Bekir Ercan Van, le commandant de la base d’Incirlik en Turquie, a été détenu par les autorités turques sous l’accusation de complicité dans la tentative de coup d’État. Donc non seulement ce coup d’État a montré que Erdogan était haï au plus haut niveau de l’armée, mais son échec a débouché sur une énorme purge qui affaiblira considérablement les forces armées turques, qui sont engagées non seulement en Syrie mais encore dans une guerre civile sanglante contre les Kurdes. Donc l’idée qu’Erdogan ait déclenché lui-même le coup d’État me semble tout à fait tirée par les cheveux.

Ensuite, bien sûr, il y a la Russie. Tandis que je suis entièrement d’accord avec le fait que la Russie profitera énormément de ce coup d’État manqué, je suis aussi convaincu que les Russes n’ont jamais eu nulle part les moyens nécessaires pour déclencher un coup d’État en Turquie. Ni les kémalistes ni les partisans de Gulen ne sont pro-russes et la Russie n’a tout simplement pas le genre d’accès dans cet important pays, membre de l’Otan, qui lui permettrait de provoquer des coups d’État militaires.

Quant aux États-Unis, si le coup d’État avait réussi, ils auraient pu placer un dirigeant militaire docile et probablement beaucoup plus fiable au pouvoir en Turquie. Maintenant que le coup d’État a échoué et qu’Erdogan semble furieux contre les États-Unis, ceux-ci sont les grands perdants de ce résultat final. Mais si le coup d’État avait réussi ?

Gardez à l’esprit que la guerre du 08.08.08 [après l’agression de l’Ossétie du Sud par la Géorgie, NdT] et le cas de trouble de la personnalité multiple à propos de la Syrie ont montré qu’il n’y a pas de politique étrangère unifiée aux États-Unis. Il y a une politique étrangère de la Maison Blanche, une politique étrangère de la CIA, ensuite il y a la politique étrangère du ministère des Affaires étrangères et la politique étrangère du Pentagone. Nous savons même qu’il y a une politique étrangère néocon distincte. Chacune d’entre elles a poussé les comploteurs à agir, exactement comme les néocons ont poussé Saakachvili à attaquer l’Ossétie du Sud.

Maintenant que le coup a échoué, cependant, la situation a le potentiel de tourner fortement en faveur de la Russie et, même si les Russes ne feront jamais confiance à Erdogan, ils sont aussi tout à fait conscients des avantages objectifs qu’ils peuvent tirer de la situation actuelle. La réussite ultime serait de provoquer un retrait de la Turquie de l’OTAN, mais personnellement je doute que ce soit possible. Un but plus réaliste pourrait être d’accepter que la Turquie reste formellement dans l’OTAN, mais qu’au moins en Syrie, Erdogan accepte la réalité créée par les Russes sur le terrain. Le fait que Lavrov et Kerry se soient mis d’accord sur un cessez-le-feu commun à long terme, dont les termes exacts doivent rester secrets, m’indique que les Russes ont contraint les États-Unis à des concessions dont ces derniers ne veulent pas qu’elles soient rendues publiques (et non l’inverse, parce que Moscou a aujourd’hui toutes les cartes en main et que Kerry n’a par conséquent aucun moyen de faire pression sur la Russie). Autrement dit, maintenant que même les États-Unis ont fondamentalement cédé, du moins temporairement, les Turcs n’ont aucune raison d’essayer d’imposer quoi que ce soit sur la Syrie.

La situation actuelle recèle un énorme potentiel de développements favorables pour la Russie. J’espère que les Russes développeront une pensée créative et utiliseront cette situation au maximum pour créer un fait accompli sur le terrain en Syrie.  Le meilleur choix pour la Russie serait d’avoir un partenaire fiable et prévisible en Turquie. Hélas, cela n’arrivera pas. La deuxième meilleure option est d’avoir une Turquie faible dilapidant la plus grande partie de ses ressources et de son énergie à traiter des crises internes. Cela semble être ce qui se passera dans un avenir prévisible. De façon générale, c’est une bonne chose pour la Russie, la Syrie et, vraiment, la région tout entière.

The Saker

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Catherine pour le Saker francophone

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