Amérique, tu es virée !


Par Dmitry Orlov – Le 7 mai 2019 – Source Club Orlov


Certaines ironies sont trop précieuses pour passer inaperçues. Les élections présidentielles américaines de 2016 ont accouché de Donald Trump, une star de la télé-réalité dont le célèbre slogan de son émission « The Apprentice » était « Vous êtes viré ! » Concentrez-vous sur ce slogan ; c’est tout ce qui est important dans cette histoire. Certaines personnes subissant des troubles du comportement lié à Trump pourraient ne pas être d’accord. C’est parce qu’elles traînent certains malentendus : que les États-Unis sont une démocratie ; ou qu’il importe de savoir qui est président. Ce n’en est pas une et ce n’est pas le cas. À ce stade, le choix du président importe autant que le choix du chef d’orchestre de la fanfare qui joue à bord d’un navire alors qu’il disparaît sous les vagues.

Je n’ai cessé d’insister sur ces points avant que Trump n’entre en fonction. Que vous pensiez ou non que Trump a été élu, il a été élu, d’une manière ou d’une autre, et il y a des raisons de croire que cela avait quelque chose à voir avec son titre racoleur « Vous êtes viré ! », qui est merveilleusement rafraîchissant. Ce qui a motivé les gens à voter pour lui, c’est leur ardent désir que quelqu’un vienne et vire tous les mécréants qui infestent Washington, DC et les régions environnantes. Hélas, cela il ne pouvait pas le faire. Les leaders n’ont jamais le pouvoir de démanteler les établissements politiques qui les installent. Mais cela ne veut pas dire que cela ne peut en aucun cas être fait.

Ce qui s’est passé à la place, c’est que l’establishment politique a passé deux ans à se battre pour trouver une raison de dire « Vous êtes viré » à Trump mais n’a pas réussi à en trouver une, et ainsi Trump est resté en fonction, même si dire qu’il « reste au pouvoir » serait inviter les rires sarcastiques de quiconque sait à quoi ressemble le vrai pouvoir politique. Trump n’est qu’un prisonnier à la Maison Blanche, comme son prédécesseur. Ironiquement, la recherche de la destitution de Trump a été infructueuse au moins pour le congédier, mais elle a été des plus fructueuses pour ce qui est d’améliorer sa capacité non seulement de virer beaucoup de personnalités de l’establishment, mais peut-être même de les envoyer en prison – avec l’aide du ministère de la Justice – et ses traits de caractère de rancœur, de rancune et de vindicte extrêmes devraient être des plus favorables à cette fin, pour un spectacle agréable. Ses nombreux ennemis et détracteurs peuvent encore regarder avec nostalgie l’époque des jours heureux où ils auraient pu l’anéantir en toute impunité.

La quête pour arrêter Trump a commencé bien avant les élections, Obama et les Clinton ayant collaboré pour déterrer des preuves de « collusion russe » … et ils n’en ont trouvé aucune. Ils ont réussi à trouver une certaine « ingérence russe »  (sous la forme de publicités sur Facebook), mais les preuves qu’ils ont déterrées étaient trop ridicules pour être présentées au tribunal. Dommage qu’ils n’aient pas cherché la collusion et l’ingérence ukrainiennes, ni la collusion et l’ingérence israéliennes, ni la collusion et l’ingérence saoudiennes, car ils auraient alors trouvé suffisamment d’éléments pour non seulement mettre Hillary Clinton hors course mais aussi pour l’emprisonner. Cela aurait été un exercice constructif et utile pour eux d’aller chercher une ingérence politique ukrainienne, mais comme je l’ai déjà expliqué, le modus operandi américain est de faire tout le contraire, et cela les a obligés à s’en prendre plutôt à la Russie.

Quoi qu’il en soit, le fait que l’équipe de Müller n’ait rien trouvé qui puisse donner lieu à une action contre Trump l’a laissée dans l’embarras, et la seule ficelle qui reste, est la vague possibilité d’accuser Trump d’entrave à la justice, en se fondant sur le texte juridique 18 USC § 1512(c)(2),  qui précise que quiconque est coupable de faire obstacle au sens : « … fait obstruction, influence ou entrave toute procédure officielle, ou tente de le faire. » Apparemment, un neurone s’est brisé dans la tête du pauvre Mueller lui faisant penser que sa propre enquête était une « procédure officielle », bien que si vous cherchez ce terme, vous verrez qu’il se rapporte à des choses qui se passent dans les salles d’audience, avec un ou plusieurs juges présidant, et pour entamer une telle procédure, il faut des preuves qu’un crime a été commis. S’il n’y a pas de crime, il n’y a pas de procédure et il n’y a rien à entraver, influencer ou gêner.

Il s’en est suivi une sorte de danse macabre bureaucratique. Normalement, le Procureur général a le pouvoir de donner des orientations sur ces questions, et le procureur général Jeff Sessions aurait pu dire à Mueller que l’article 18 U.S.C. § 1512(c)(2) ne s’applique qu’aux procédures judiciaires, et c’est ce qu’il aurait fait. Mais Sessions a eu la malchance d’avoir eu une conversation décontractée avec l’aimable et charmant ambassadeur russe Sergey Kislyak. En vertu de ce rendez-vous, le pauvre petit Sessions a vu ses précieux fluides corporels contaminés (respirer le même air qu’un Russe peut être politiquement fatal, vous savez), il a été forcé de se récuser de l’enquête de Mueller. L’équipe juridique de Trump s’est alors tournée vers William Barr, un ancien procureur général, et lui a demandé de s’impliquer. Barr a rédigé une note de service clarifiant la question et l’a envoyée au sous-commissaire général adjoint Rod Rosenstein, qui est demeuré commandant en second au ministère de la Justice après la récusation de Sessions, et qui aurait dû la lire, la comprendre et y donner suite, mettant fin à l’enquête de Mueller, mais il ne l’a pas fait.

Le dénouement de cette danse macabre bureaucratique s’est déroulé comme suit. Après les élections de mi-mandat, Trump a dit « Vous êtes viré » à Jeff Sessions et William Barr a été confirmé comme procureur général. Barr a alors dit « Vous êtes viré ! » à Rod Rosenstein et Robert Mueller pour avoir été impardonnablement lourd. Barr a également indiqué clairement qu’il comptait tout mettre en œuvre pour enquêter sur ce fantastique cas d’utilisation abusive des ressources officielles et d’inconduite de la part des procureurs. Ce sera amusant à regarder, si vous n’avez rien de plus important à faire, mais je soupçonne que la phrase « Vous êtes viré ! » continuera à rebondir dans les couloirs de Washington comme une grenade en caoutchouc pendant un bon moment. Il y a cependant des choses beaucoup plus importantes auxquelles il faut prêter attention.

Il se passe beaucoup de choses dans le monde simultanément en ce moment. La planète entière se reconfigure rapidement. Le monde réclame la naissance d’un nouvel ordre post-capitaliste et post-industriel, mais la surabondance des ressources naturelles qui ont rendu possibles les révolutions précédentes (charbon pour l’ère de la vapeur, pétrole pour l’ère pétrolière actuelle) n’existe plus. Il ne reste plus qu’à optimiser, améliorer et reconfigurer l’ordre des choses existant, en supprimant ce qui est le plus nuisible et le plus dysfonctionnel. À cette fin, les pays d’Europe occidentale tentent de récupérer la souveraineté qu’ils ont cédée aux États-Unis et à l’Union européenne, tandis que l’Eurasie se rassemble pour former un vaste conglomérat économique et sécuritaire axé sur la Chine et la Russie. Les deux jouent pour gagner du temps, car la réorientation des échanges commerciaux et des flux financiers hors des États-Unis est un processus assez laborieux.

Les banques centrales du monde entier font de leur mieux pour se débarrasser de leurs réserves en dollars américains et acheter de l’or, qu’elles sont autorisées à considérer comme un actif financier sans risque depuis le mois d’avril. Beaucoup de gens s’attendent maintenant à ce que l’or augmente en conséquence, mais cette attente est basée sur une illusion. Pensez à l’or comme à un phare et aux devises flottantes comme à des navires qui coulent : ceux qui sont à bord peuvent regarder autour d’eux et décider que le phare monte, mais c’est juste une illusion d’optique. Le pouvoir d’achat des monnaies fiduciaires va certainement baisser (certaines plus que d’autres). Le pouvoir d’achat de l’or semblera augmenter, mais ce sera aussi une illusion : il semblera s’élever dans un contexte d’effondrement des marchés, notamment immobiliers et physiques. Mais globalement, le pouvoir d’achat de l’or baissera aussi, car le pouvoir d’achat futur de tout actif financier est déterminé par une seule chose : l’énergie, en particulier l’énergie fossile et surtout l’énergie provenant du pétrole brut. Sans énergie, rien ne bouge dans une économie, à moins qu’il ne s’agisse d’une économie agraire basée sur le fourrage et la force musculaire animale.

Un élément particulièrement intéressant de l’histoire de l’or est qu’il se peut qu’une grande partie de l’or supposément stocké aux États-Unis soit en fait manquant. Depuis que Nixon a fermé la « fenêtre de l’or » en 1971, mettant fin à la convertibilité du dollar américain en lingot d’or, et jusqu’à récemment, le dollar américain a pu conserver sa position de monnaie de réserve mondiale par un acte de pure lévitation financière, mais ce petit tour de magie a peut-être été en fait un tour de passe-passe : les ventes d’or en coulisses aux plus grands créanciers américains. Quand plusieurs pays, l’Allemagne en particulier, ont tenté de rapatrier leur or, qu’ils avaient confié aux États-Unis, ils ont été repoussés, et quand ils ont réussi, l’or qui a été rendu n’était pas le même or, et cela a pris beaucoup de temps. La soif d’or des États-Unis les a forcés à commettre des cambriolages inconvenants, volant les réserves d’or de l’Irak, de la Libye et de l’Ukraine. Ainsi, lorsque viendra le temps pour les États-Unis de défendre leur monnaie en employant leur supposé trésor en lingots d’or, il se peut que l’armoire soit vide.

L’or devient de plus en plus important, mais l’énergie l’est encore plus et le sera toujours. Après avoir été reléguées à l’arrière-plan pendant quelques années, les questions de l’approvisionnement et de la sécurité énergétiques sont de nouveau à l’avant-plan. Le pic pétrolier n’est pas mort après tout ; il a été reporté de quelques années en raison du fait que les États-Unis ont brûlé une énorme quantité d’épargne-retraite pour exploiter le schiste bitumineux. Mais aujourd’hui, la plupart des « sweet spots » ont déjà été exploités et les rendements décroissants du forage frénétique continu s’ajoutent aux rendements financiers lamentables et permanents de l’industrie de la fracturation hydraulique. Entre-temps, la Russie a construit plusieurs usines de liquéfaction de gaz naturel, un nouvel oléoduc vers la Chine et deux nouveaux gazoducs vers la Turquie et l’Allemagne, ainsi que vers l’Europe occidentale, ce qui permettra de contourner l’Ukraine, réduisant à zéro sa valeur en tant qu’atout géopolitique.

Un stratagème désespéré des États-Unis pour prendre le contrôle des champs pétroliers du Venezuela s’est retourné contre lui de la manière la plus embarrassante ; là, les récents développements ont soulevé une question importante : Et si les États-Unis avaient fait une révolution colorée mais que personne n’était venu ? Comme je l’avais prédit il y a six ans dans mon livre Les 5 stades de l’effondrement, le syndicat des révolutions colorées a progressivement perdu son mojo. Malgré toutes les fanfaronnades des différents has-beens de la politique étrangère de Washington, une intervention militaire américaine au Venezuela est impensable : Les systèmes de défense aérienne russes S-300 du Venezuela en font une zone d’interdiction de vol pour les avions américains. Pendant ce temps, les États-Unis, qui se sont coupés du pétrole vénézuélien par leurs propres sanctions, ont été contraints d’importer du pétrole russe (pour l’instant, mais pas pour longtemps, les États-Unis ont une surabondance de brut léger de mauvaise qualité provenant de la fracturation hydraulique, mais il est impossible de produire du diesel et autres distillats, à moins de le mélanger à du brut plus lourd, qui doit être importé).

Pendant ce temps, la Russie et la Biélorussie se disputent bruyamment les exportations de pétrole russe vers l’Europe, dont une grande partie passe par un pipeline biélorusse. La Russie et la Biélorussie – appelée encore la Russie blanche – ne sont pas exactement des entités distinctes, et lorsqu’elles se battent, les passants devraient ignorer le langage grossier ou faire attention aux pots et aux couverts qui volent. Le résultat de cette dispute familiale est que la Russie blanche ne fournira plus à l’Ukraine de produits distillés à partir du pétrole russe. Une autre évolution étrange est que le pétrole russe acheminé par canalisation vers la Russie blanche, et de là vers l’UE, est devenu mystérieusement contaminé et le flux a été arrêté jusqu’à ce que la situation soit résolue, provoquant un peu de panique en Europe. Les États-Unis se sont portés volontaires pour desceller leur réserve stratégique de pétrole afin de compenser, mais ensuite, dans un autre revirement bizarre, une partie de ce pétrole s’est également révélée être une mauvaise chose. Plus grave encore, les États-Unis ont imposé des sanctions unilatérales à l’Iran, menaçant quiconque importe du pétrole iranien, ce qui soulève une autre question importante : Qu’est-ce qui se passera si les États-Unis imposent des sanctions unilatérales au monde entier, et que tout le monde s’en moque ?

Des projets financièrement ruineux et généralement absurdes tels que les sables bitumineux, le pétrole de schiste et le photovoltaïque à l’échelle industrielle, la production éolienne et les voitures électriques ne feront qu’accélérer le processus de tri des pays en fonction de leurs ressources énergétiques et de leurs besoins énergétiques, les plus démunis ne tardant pas à s’effacer d’eux-même. Si l’on fait abstraction de divers schémas fictifs et hypothétiques (fusion nucléaire, miroirs spatiaux, etc.) et que l’on se concentre uniquement sur les technologies qui existent déjà, il n’y a qu’une seule façon de maintenir la civilisation industrielle, à savoir le nucléaire, basé sur l’uranium 365 (qui est rare) et le plutonium 239, produit avec des réacteurs à neutrons rapides (ce qui suffit pour tenir pendant des milliers d’années). Si vous n’aimez pas ce choix, alors votre autre choix est de revenir à un monde complètement agraire, avec des densités de population significativement réduites et sans centres urbains de taille significative.

Et si vous aimez ce choix, vous n’avez pas d’autre choix que d’opter pour le principal fournisseur mondial de technologie nucléaire (réacteurs à eau légère de la série VVER, surgénérateurs à neutrons rapides de la série BN et technologie du cycle fermé du combustible nucléaire) qui se trouve être le conglomérat public de la Russie Rosatom. Elle possède plus d’un tiers du marché mondial de l’énergie nucléaire et dispose d’un portefeuille de projets internationaux qui s’étendent sur une longue période et qui comprend jusqu’à 80 % des réacteurs qui vont être construits. Les États-Unis n’ont pas été en mesure d’achever un réacteur nucléaire depuis des décennies, les Européens n’ont réussi à mettre en service qu’un seul nouveau réacteur (en Chine) alors que le programme nucléaire du Japon est en désarroi depuis l’acquisition financièrement désastreuse de Westinghouse par Fukushima et Toshiba. Les seuls autres concurrents sont la Corée du Sud et la Chine. Encore une fois, si vous n’aimez pas le nucléaire pour une raison ou une autre, vous pouvez toujours vous acheter des pâturages et des champs pour le foin et commencer à élever des ânes.

Cela peut sembler une nouvelle choquante pour quelqu’un qui n’a été exposé qu’aux médias de masse aux États-Unis et dans d’autres pays anglophones ou dans l’UE. Eh bien, c’est peut-être choquant, mais ce n’est certainement pas une nouvelle : aucun de ces développements n’est particulièrement nouveau, et aucun d’entre eux n’est imprévu. Il n’est pas surprenant non plus qu’à Washington, qui a été le point de départ d’une puissante explosion d’irréalité, et dans les médias occidentaux en général, on nie tout ce qui précède. Ce n’est pas non plus utile. Lorsque vous découvrirez ces choses par vous-même, vous pourriez être tenté de les crier sur les toits. Cela, j’ose le dire, serait déconseillé. La bonne chose à faire avec les gens qui insistent pour rester dans le déni, c’est de faire de l’humour, de jouer la montre à tous les jeux auxquels ils essaient de jouer avec vous, puis de leur dire poliment adieu. En effet, c’est ce que nous voyons : personne ne veut particulièrement négocier avec les responsables américains, mais ils le font quand même parce que, comme tout négociateur de crise le sait, il est essentiel de continuer à parler, même si c’est simplement pour gagner du temps. Pendant qu’ils parlent, les otages – de Wall Street, du Pentagone, du Trésor américain et de la Réserve fédérale – sont tranquillement évacués. Le temps presse pour les États-Unis, et une fois qu’il sera écoulé, ce que nous entendrons, avec une ironie suprême, c’est le monde entier dire aux États-Unis : « Tu es viré ! ».

Les cinq stades de l'effondrementDmitry Orlov

Le livre de Dmitry Orlov est l’un des ouvrages fondateur de cette nouvelle « discipline » que l’on nomme aujourd’hui : « collapsologie » c’est à-dire l’étude de l’effondrement des sociétés ou des civilisations.

Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone

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