Par Jean-Luc Baslé – Le 3 avril 2023
En Ukraine, ni les États-Unis ni la Russie ne peuvent perdre la guerre. Pour les États-Unis, la perdre signifierait la fin de leur prééminence, pour la Russie, la vassalisation. Poursuivre la guerre conduit à l’affrontement direct – une éventualité que les deux parties refusent. Vladimir Poutine lancera-t-il une grande offensive ou laissera-t-il l’OTAN s’épuiser dans une guerre qu’elle ne peut gagner, évitant ainsi d’être accusé à tort d’utiliser des bombes sales implantés par ses adversaires sur un territoire qu’il ne souhaite conquérir ? Sur le terrain, la guerre est dans une mauvaise passe, reconnaît le général Mark Milley, chef d’état-major de l’armée américaine1. Ne pouvant la perdre, Washington doit changer la nature du conflit. De local et meurtrier, il devient mondial et géopolitique. Le but n’est plus de vaincre l’adversaire mais de l’encercler pour mieux le détruire.
Les États-Unis ont lancé la partie en intégrant la Finlande et la Suède dans l’OTAN. En Géorgie, des manifestants se sont opposés au vote d’une loi classant « comme agents de l’étranger les ONG et médias recevant plus de 20% de leur financement de l’étranger »2. Serguei Lavrov, ministre des affaires étrangères de la Russie, nota qu’il s’agissait là d’un évènement ressemblant « beaucoup à la Révolution Maïdan à Kiev ». Les États-Unis aimeraient ouvrir un deuxième front en Géorgie. Mais la Russie s’y est préparée en installant des bases militaires en Abkhazie et en Ossétie du sud. Des scénarios similaires pourraient se dérouler en Arménie, et au Kazakhstan. En Moldavie, la première ministre Natalia Gavrilita qui avait tenté de tenir son pays à l’écart du conflit ukrainien, a démissionné à la mi-février en raison d’un « manque de soutien et de confiance dans le pays »3. Elle a été remplacée par le pro-européen, Dorin Recean. La Moldavie pourrait jouer un rôle clé en raison de la Transnistrie – région moldave séparatrice pro-russe où est installée une base militaire russe. En portant le fer sur les marches de la Fédération de Russie, les États-Unis veulent l’affaiblir et effacer leur revers en Ukraine.
L’Afghanistan est aussi une cible. Le 20 février s’est tenu à Paris une conférence réunissant les représentants de l’Afghanistan, de l’Australie, du Canada, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, de la Norvège, de la Suisse, du Royaume-Uni et des États-Unis. Son objet était l’examen de la détérioration de la situation humanitaire et économique de l’Afghanistan ainsi que la violation des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Les participants ont condamné sévèrement la décision des Talibans d’interdire aux femmes l’accès à l’université – une violation leurs droits et de leur liberté. Ils demandent l’annulation de ces décisions. Un observateur averti ne saurait s’étonner de cette situation… d’autant que ce sont les Américains qui ont confié le pouvoir aux Talibans après quinze ans d’une occupation illégale et désastreuse. Plus que les droits des femmes, l’objectif ne serait-il pas plutôt d’étendre le conflit ukrainien à une nation proche de la sphère d’influence russe en réactivant des groupes islamiques rivaux capables de créer le chaos 4 ?
Convaincus de leur supériorité et de leur destinée manifeste à conduire le monde – objet final de leur quête, les États-Unis s’en prennent aussi à la Chine. Le 13 mars, Joe Biden reçoit le premier ministre australien Anthony Albanese, et son homologue britannique Rishi Sunak à San Diego en Californie. Cette réunion officialise la fourniture de douze sous-marins nucléaires à l’Australie, cinq devant être livrés par les États-Unis, les sept autres faisant l’objet d’un développement industriel anglo-australien. Cet accord fait de l’Australie la neuvième puissance nucléaire au monde, en violation du traité de 1965 sur la non-prolifération des armes nucléaires. Parallèlement, l’Australie est l’objet d’une campagne de presse dont l’objet est de convaincre le public qu’une guerre sino-américaine est sur le point d’éclater – guerre à laquelle l’Australie doit participer5. En appui de cette campagne, le New York Times a publié récemment un article très critique de la Chine et de sa politique étrangère6.
Bien évidemment, la Russie et la Chine poussent leurs pions. La Russie a signé un contrat avec l’Iran pour la livraison de SU-357. Elle serait aussi sur le point de réconcilier la Turquie et la Syrie. S’il est confirmé, ce rapprochement8, témoignera de l’affaiblissement des États-Unis au Moyen Orient avec les conséquences que l’on imagine compte tenu du rôle de cette région en raison de sa géographie et de ses ressources. En Afrique, plus précisément au Mali, la Russie remplace désormais la France. De son côté, la Chine est très active. Elle a signé un accord avec l’Iran pour y investir 400 milliards de dollars9. Sous son égide, l’Iran et l’Arabie saoudite ont restauré leurs relations diplomatiques rompues en 201610. Ainsi, la Chine non seulement conforte-t-elle sa position au Moyen Orient, mais se présente-t-elle aux yeux du monde comme un artisan de paix en opposition aux États-Unis partisan de la guerre dans une région déchirée par trois quartiers de siècle d’instabilité et d’affrontements, et où la guerre peut revenir à tout instant11. Inattendu mais révélateur de l’évolution du monde, l’Arabie Saoudite a décidé le 29 mars de rejoindre les rangs de l’Organisation de coopération de Shanghai – institution créée en 2001 par la Russie et la Chine dans le but de renforcer leurs liens économiques, énergétiques et politiques.
Ce jeu d’encerclement s’étend désormais à l’Amérique du sud. Le Brésil est pris dans ce maelstrom. Ce fut la seule nation avec la Russie et la Chine à voter la demande de la Russie d’enquêter sur le sabotage du gazoduc Nord Stream II au Conseil de sécurité des Nations unies. Or, les liens économiques sino-brésiliens sont étroits et interdépendants. La Chine importe 95% de son soja du Brésil, soit la moitié de la production brésilienne12. L’Argentine n’échappe pas à cette recomposition du monde. Buenos Aires envisage d’acheter des chasseurs JF-17 chinois – un pavé dans le pré-carré américain13.
En étendant le théâtre d’opérations ukrainien au-delà de l’Europe pour le diluer dans un conflit mondial, les États-Unis ont provoqué un nouvel adversaire, la Chine, dans un jeu subtil qu’elle maîtrise mieux qu’eux : le jeu de go. Alors que les États-Unis concentrent ses attaques à la périphérie de ses ennemis, la Russie et la Chine concentrent les leurs sur les zones névralgiques de leur adversaire : le Moyen Orient et l’Amérique du sud. Les États-Unis perdront cette partie de go qu’ils ont naïvement entamée. Stratégiquement sans intérêt, l’Ukraine sera livrée à son sort, comme l’est aujourd’hui l’Afghanistan14.
Jean-Luc Baslé
Jean-Luc Baslé est ancien directeur de Citigroup (New York). Il est l’auteur de « L’euro survivra-t-il ? » (2016) et de « The International Monetary Système : Challenges and Perspectives » (1983).
Notes
- Ukraine Victory Unlikely This Year, Defense One, 31 Mars 2023. ↩
- Manifestations en Géorgie : la Russie dénonce une tentative de coup d’État, 10 mars 2023. ↩
- Moldavie : Fragilisée, la première ministre démissionne, successeur pro-européen nommé, Le Figaro, 10 février 2023 ↩
- Foreign Devils on the Road to Afghanistan, Consortium News, March 27, 2023. ↩
- Spreading War Fever in Australia, Consortium News, March 8, 2023. ↩
- China Increasingly Seen as Antagonist in Diplomatic Talks Around the World, March 3, 2023. ↩
- Iran to buy Su-35 fighter jets from Russia, March 11, 2023 ↩
- US Occupiers Lash Out as Syria War Draws to an End, March 28, 2023. ↩
- China, with $400 Billion Iran Deal, Could Deepen Influence in Mideast, March 27, 2021 ↩
- Iran and Saudi Arabia agree to restore relations, 10 March 2023. ↩
- Israel is threatening to turn Iran into another Ukraine, February 2, 2023. ↩
- Sources : FAO et UnTrade. ↩
- China-Argentina on verge of region-rattling fighter deal, March 17, 2023 ↩
- Les leçons que l’Ukraine doit tirer de l’Afghanistan, Jeffrey Sachs, 30 mars 2023 ↩
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