Ukraine :
« Tout le monde souffre des conditions sociales »


Sur la situation économique en Ukraine, les possibilités de rapprochement avec la Russie et la situation dans les républiques populaires du Donbass. Un entretien avec Nikolai Azarov.


Propos recueillis par Reinhard Lauterbach – Le 30 juillet 2016 – Source junge Welt

En exil en Russie : Nikolai Azarov lors de la présentation d’un de ses livres à Moscou, en 2015. Photo : Sergei Karpoukine –Reuters.

Junge Welt : – Nikolai Ianovitch, vous dirigez le Comité pour sauver l’Ukraine. Mais lorsqu’on regarde la situation économique catastrophique du pays, la question se pose : qu’y a-t-il là encore à sauver ?

Profond soupir. Nikolai Ianovitch Azarov  : – C’est une question difficile. Toutes les grandes entreprises sont actuellement pratiquement à l’arrêt. Mais quelle en est la principale raison ? La rupture des relations commerciales avec la Russie. En Russie, il y a un besoin pour nos produits, et la Russie a aussi l’argent pour les acheter. Un seul exemple : la Russie a le plus grand réseau ferroviaire au monde. Chaque année, il faut des rails, des wagons de toutes sortes, depuis les wagons-citernes jusqu’aux wagons des grandes lignes, des locomotives, des signalisations, etc. L’Ukraine peut fabriquer tous ces produits nécessaires aux chemins de fer. Et ce n’est l’exemple que d’une seule branche. Mais qui à part la Russie peut nous acheter ces produits ? Malheureusement personne.

– Mais ce train n’est-il pas déjà parti ? Finalement, la Russie est passée à des importations de substitution après le Maïdan et les événements de 2014, et semble maintenant sérieusement s’efforcer de produire le plus possible dans son propre  pays.

– C’est malheureusement vrai. Le pays est cependant si grand que cela prendra du temps avant que tout ce qui était livré par l’Ukraine soit remplacé par la production interne. Mais le rétablissement de l’économie ukrainienne ne réside pas seulement dans la récupération des marchés d’export. C’est avant tout le marché intérieur qui doit être rétabli et développé. C’est le plus important de tout. Car les gens normaux vivent du marché intérieur.

– D’accord, mais par quels moyens voulez-vous financer la relance du marché intérieur ? D’où doit venir l’argent ?

– Pendant mon mandat [de ministre des Finances 2010-2014], j’ai doublé la masse monétaire en Ukraine en quatre ans, et cela avec une inflation de seulement 4% pendant cette période. J’ai prétendument violé tous les principes économiques, lorsque j’ai augmenté la masse monétaire. Et cela a-t-il fait flamber l’inflation ? Non. Car tandis que j’ai élevé le revenu de la population, j’ai aussi créé de la demande, et celle-ci a relancé le marché intérieur. Les gens avaient de l’argent dans leur poche et ils ont acheté des produits qui avaient été fabriqués en Ukraine. Principalement de la nourriture et des marchandises de la vie quotidienne. Nous avions ces années-là une croissance économique de plus de 5% par an. Aucun pays de l’Union européenne n’avait une telle croissance.

– Où avez-vous pris ces moyens ? À la planche à billets ?

– Exactement. De la planche à billets. Car l’effet inflationniste ne se produit que lorsque plus de 150% du produit national sont en circulation comme masse monétaire. Nous avions alors une masse monétaire de 30% du produit intérieur, au maximum. Nous pouvions donc augmenter la masse monétaire très tranquillement sans devoir craindre l’inflation.

– Vous avez un concept, mais comment voulez-vous le mettre en œuvre ? Quelles options réelles voyez-vous pour un changement de pouvoir en Ukraine ? Combien de temps le gouvernement issu du Maïdan se maintiendra-t-il à Kiev ?

– Il durera tant que l’Ouest le soutiendra. Mais vous devrez payer cher pour ce soutien au régime de Kiev. À un moment donné, vous en aurez assez et vous vous demanderez : pourquoi en fait donnons-nous cet argent s’il est détourné de toute façon ? Alors il y aura des possibilités de forcer les dirigeants actuels de revenir à des mécanismes démocratiques normaux en Ukraine.

– Est-ce que ça suffit d’être à Moscou, de poster des analyses sur internet et d’attendre ? Disposez-vous d’une force politique en Ukraine avec laquelle vous collaborez ?

– Les sondages montrent que je suscite encore des souvenirs positifs auprès de quelques-uns en tant que politicien. À l’Ouest du pays, mes taux d’approbation vont jusqu’à 20%, ce qui est beaucoup dans les conditions actuelles. Car je n’apparais plus du tout dans la politique en Ukraine et dans ses médias. C’est pourquoi notre tâche principale est aujourd’hui de récupérer notre place dans le paysage médiatique ukrainien. Il s’agit de parvenir à une situation où on ne peut plus m’imposer des interdictions et dire : il vit à Moscou et écrit des articles intelligents. Où dois-je les écrire alors ?

– Après tout ce qui est arrivé, l’Ukraine peut-elle être maintenue comme État unifié ?

– Je pense qu’on peut. Car la division de l’Ukraine est issue du coup d’État. S’il n’y avait pas eu cette prise du pouvoir par les armes des fascistes ukrainiens, ni la Crimée ni le Donbass n’auraient fait sécession. Les épouvantables événements d’Odessa n’auraient pas non plus eu lieu. Pendant mon mandat, j’étais souvent en Crimée en tant que ministre-président, et je n’ai jamais perçu de signe de séparatisme, ni chez les gens ordinaires ni chez les politiciens locaux. Tout cela n’a surgi que par la prise de pouvoir de ces bandéristes.

– Peut-être. Mais les partisans de Bandera existent, et ils ne vont pas se volatiliser.

– Vous savez, s’il y a de nouveau un gouvernement démocratique en Ukraine, ces bandéristes organiseront des manifestations chez eux, à Lwiv, ils ne sont pas en position de faire plus. Naturellement, il y a eu des partisans de Bandera du temps où nous gouvernions, mais ils ne se comportaient pas comme maintenant.

– Que dites-vous des sondages selon lesquels 60% à 70% des Ukrainiens voient encore la Russie comme un ennemi et un agresseur ? Quelque chose a changé dans la conscience des gens et vous devez faire avec.

– Si vous viviez deux mois à Kiev et ne regardiez que la télévision ukrainienne, vous aussi vous absorberiez cette atmosphère de mensonge et de manipulation et vous changeriez d’opinion. Tout le monde n’est pas en mesure d’échapper à l’endoctrinement serré répandu par les médias ukrainiens ou même à lui résister. La télévision ukrainienne explique sans répit qu’au Donbass des soldats ukrainiens et russes se battent entre eux. C’est tout simplement faux, ce ne sont pas des faits, mais des mensonges. Mais ils sont répétés tous les jours.

Bon, il restera entre 20% et 30% de partisans de Bandera.

– Mais vous voulez gouverner contre un tiers de la population ?

– Cela ne me fait absolument pas peur. Ces partisans de Bandera, disons, qui vivent avec seulement 40 dollars par mois. Pensez-vous que cela leur plaît ? Bien sûr que non. L’Ukraine, rien que ces deux dernières années, a perdu quatre millions de ses citoyens à cause de l’émigration. Sur ce nombre, 3.5 millions sont allés en Russie et 500 000 à l’Ouest. Si maintenant l’UE ouvre les frontières et garantit la liberté de visa, je peux vous garantir que vous accueillerez d’autres millions de migrants ukrainiens. Les bandéristes et les anti-bandéristes souffrent également des conditions sociales en Ukraine. Ni les uns ni les autres ne voient de perspectives dans leur propre pays. Et c’est la base sur laquelle les forces saines peuvent s’unir en Ukraine, pour rétablir le pays.

– Quel est votre point de vue sur ce qu’on appelle les Républiques populaires [Donetzk et Lugansk] ? Car selon tous les sondages, leur population ne veut assurément pas le retour en Ukraine. Que dites-vous à ces gens, que feriez-vous avec eux et avec ces territoires ?

– Ces régions ne sont pas viables actuellement parce qu’elles sont constamment bombardées par l’Ukraine, frappées par des attaques terroristes et bloquées économiquement. Dans de telles conditions, il est extrêmement difficile de rétablir des conditions de vie normales. Mais la région est également viable économiquement. Le Donbass est la partie de l’Ukraine la plus fortement développée économiquement. Ils sont autosuffisants en électricité, possèdent une base industrielle complète, et là-bas toutes les conditions existent pour remonter la région en deux ou trois ans, sitôt qu’il y aura la paix. Je suis optimiste et je crois que les gens du Donbass, une fois que l’actuel régime fasciste aura disparu et que leurs régions auront reçu une large autonomie, se rallieront de nouveau à l’Ukraine – simplement parce que c’est à leur avantage mutuel.

– Voyez-vous un avenir politique pour Viktor Ianoukovitch en Ukraine ?

– Non, et je crois qu’il n’est pas du tout intéressé à un retour en politique.

Nikolai Asarov était ministre ukrainien des Finances et ministre-président de 2010 à 2014 dans le cabinet du président Viktor Ianoukovitch.

Contexte: Le pragmatique

Nikolai Azarov, né en 1947, était déjà haï lors de ses mandats par la partie patriotique de la scène politique ukrainienne. Parce qu’il refusait de manière conséquente de parler ukrainien. Ce fils d’une famille russe ethnique est né en Russie puis, dans les années 1980, au cours de sa carrière de géologue, est devenu professeur à l’École supérieure des mines de Donetsk. Après le changement de système, il a commencé sa carrière politique dans le Parti du travail, qui a ensuite changé de nom pour devenir le Parti des régions, et comme porte-parole politique des élites régionales du Donbass – les directeurs rouges des industries locales qui, au cours des privatisations, se sont accaparé l’ancienne propriété publique.

Depuis toujours, Azarov a été très étroitement lié à Viktor Ianoukovitch, à qui il a remis le mandat de chef du Parti des régions au début du siècle, lui donnant ainsi, plus tard, la possibilité de devenir président. Tant qu’avec Ianoukovitch, le clan de Donetsk gouvernait, Azarov s'est régulièrement retrouvé à de hauts postes gouvernementaux : comme ministre des Finances ou comme ministre–président. En tant que tel, il a pu se positionner dès 2010, sous le dernier mandat présidentiel de Ianoukovitch, comme chef de file politique d’un assainissement progressif de l’économie ukrainienne.

Azarov a toujours été un partisan des relations étroites de l’Ukraine avec la Russie, ce qui correspond aux intérêts socio-économiques de sa région d’origine. Il a été la tête pensante derrière le rejet de la signature de l’Accord d’association de l’Ukraine avec l’Union européenne, parce qu’il estimait que cette décision était préjudiciable à l’économie ukrainienne et que l’UE refusait de compenser les pertes de recettes qui menaçaient l’Ukraine.

Traduit par Diane, vérifié par jj, relu par Catherine pour le Saker francophone

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