Tout miser sur l’hégémonie ; tout risquer pour éviter la ruine


L’Occident est aujourd’hui trop dysfonctionnel et trop faible pour se battre sur tous les fronts. Pourtant, il ne peut y avoir de recul sans humiliation et perte de légitimité de l’Occident.


Par Alastair Crooke – Le 13 mars 2023 – Source Strategic Culture

De temps à autre, une fenêtre s’ouvre sur la vérité du fonctionnement du « système » . Momentanément, il se montre à nu dans sa dégénérescence. Nous détournons les yeux, et pourtant, c’est une révélation (même si cela ne devrait pas l’être). En effet, nous voyons clairement à quel point les vêtements qui l’ont habillé sont de pacotille. Le succès apparent du « libéralisme » – presque entièrement une production éphémère de relations publiques – ne sert qu’à rendre ses contradictions internes sous-jacentes plus évidentes, plus « visibles » – beaucoup moins crédibles.

Cet effritement témoigne de l’incapacité à résoudre de manière satisfaisante les contradictions inhérentes à la modernité libérale. Ou plutôt, son effritement découle du choix de résoudre une légitimité en déclin par une quête d’hégémonie toujours plus totalisante et idéologique.

L’une de ces fenêtres a été l’affaire sordide des confinements durant la pandémie au Royaume-Uni, révélée par une fuite de 100 000 messages WhatsApp de ministres gérant le projet de confinement.

Qu’ont-ils montré (pour reprendre les termes des principaux commentateurs politiques pro-gouvernementaux) ? Une image peu flatteuse de la façon dont l’establishment occidental interagit en s’envoyant des piques digne d’adolescents et en méprisant totalement la population.

Janet Daley écrit dans The Telegraph :

Il ne s’agissait pas de science, mais de politique. C’était évident dès que le gouvernement a commencé à parler de suivre la Science, comme s’il s’agissait d’un corps fixe de vérité révélée … ils étaient engagés dans une campagne délibérément trompeuse de coercition publique. Le programme a été conçu pour effrayer, et non pour informer, et pour faire passer le doute ou le scepticisme pour une attitude moralement irresponsable – ce qui est précisément le contraire de ce que fait la science.

 

Le modèle de ce programme gouvernemental monumental, dans lequel s’asseoir sur un banc public ou rencontrer sa famille élargie est devenu un délit, était la nation en guerre. Des niveaux horribles d’isolement social ont été délibérément conçus pour présenter le pays comme mobilisé dans un effort collectif contre un ennemi malveillant. Cela allait bien au-delà de ce que nous considérons généralement comme de l’autoritarisme : même la Stasi est-allemande n’interdisait pas aux enfants de serrer leurs grands-parents dans leurs bras, ni ne proscrivait les relations sexuelles entre personnes vivant dans des foyers différents. Toute autre considération devait être reléguée au second plan dans le cadre d’une lutte nationale héroïque contre une armée d’invasion dont l’objectif était de tuer le plus grand nombre d’entre nous. Et cet ennemi était d’autant plus insidieux qu’il était invisible.

Sherelle Jacobs :

Nous avons eu un rare aperçu de la vraie nature du pouvoir, loin du regard des médias : comment, en privé, il manigance, jure, boude et se moque. Tous ses paradoxes lugubres sont mis en évidence : sa mégalomanie féroce et sa recherche constante de réconfort auprès de ses collaborateurs politiques, sa tendance à la pensée de groupe et ses critiques incessantes.

 

On ressent une nouvelle solidarité froide avec l’Amérique des années 1970 [Watergate] horrifiée par l’ « état d’esprit de bas étage » qui caractérisait sa classe politique. Mais le parallèle le plus fort avec le Watergate est peut-être que … les opérations de l’État semblent imprégnées d’un nihilisme du quotidien. On le retrouve dans les croisades amusées visant à « effrayer les gens » . On le retrouve dans les moqueries pince-sans-rire sur les vacanciers enfermés dans des [hôtels] de quarantaine (« hilarant »). C’est un dévouement sans faille au « narratif » .

 

Le zèle avec lequel l’État s’est lancé dans la mise en œuvre de mesures draconiennes, une fois qu’il a décidé au siège que les confinements étaient le bon appel populiste. Nous avons appris comment Hancock (ministre de la santé) a conspiré pour « s’asseoir » sur les scientifiques qu’il dénonçait comme « farfelus » ou « grandes gueules » pour avoir défié les lignes officielles. Nous devons digérer le fait que des fonctionnaires ont insisté sur le fait que le « facteur peur/culpabilité » était « vital » pour « intensifier les messages » lors du troisième confinement douteux. Tout aussi peu édifiante est la révélation qu’à l’approche de ce confinement, les politiciens se sont emparés d’un nouveau variant comme d’un outil pour « faire avancer le baratin » . Le plus exaspérant est peut-être le conseil de Patrick Vallance (conseiller scientifique) selon lequel le gouvernement devrait « absorber l’interprétation misérable des données scientifiques par les médias » pour ensuite « surproduire » dans une atmosphère de peur exacerbée.

Fraser Nelson :

Nous constatons que le Premier ministre est servi et informé de manière épouvantable. C’est presque suspect. À un moment donné, il est tellement dans l’ignorance du taux de mortalité de Covid qu’il interprète mal un chiffre par un facteur cent. Le moment le plus révélateur a eu lieu en juin 2020, lorsque le doux secrétaire d’État aux affaires a plaidé pour que certaines règles soient consultatives plutôt qu’obligatoires. À ce stade, la circulation du Covid s’était effondrée et le nombre de décès avait chuté de 93 % par rapport au pic : « Pourquoi est-elle contre le contrôle du virus ? » , s’était plaint le ministre. Le secrétaire de cabinet avait rétorqué qu’elle [i.e., le ministre] était motivée par la pure idéologie conservatrice ! [autrement dit qu’elle est libertaire].

 

Les « Lockdown Files » comprennent des milliers de pièces jointes envoyées entre ministres. Lorsque je suis tombé dessus pour la première fois, j’espérais y trouver des briefings secrets de haut niveau de grande qualité. Au lieu de cela, les ministres partageaient des articles de journaux et des graphiques trouvés sur les médias sociaux. La qualité de ces informations était souvent médiocre, voire exécrable.

Les « Lockdown Files » , publiés au Royaume-Uni par The Telegraph, révèlent une culture toxique où tout ministre ou fonctionnaire posant des questions « gênantes » savait qu’il risquait d’être dénoncé, mis à l’écart ou ostracisé. Les députés dont on pensait qu’ils s’opposaient aux confinements étaient placés sur une liste rouge secrète, et le collaborateur du ministre de la santé de l’époque a écrit : « la réélection de ces gens dépend de nous : nous savons ce qu’ils veulent » .

Mais les dossiers révèlent quelque chose d’encore plus effrayant. Quelle a été la réaction générale du public à la publication des dossiers ? C’est simple : la majorité des gens est tellement engourdie et passive – et tellement au diapason – alors que l’État leur fait subir une série d’urgences répétées vers un nouveau type d’autoritarisme, que ces gens ne s’inquiètent pas beaucoup, ou même ne remarquent pas grand-chose.

Pour être clair, l’épisode des « Lockdown Files » est emblématique de ce nouveau schéma de contrôle effectué par le biais de l’hégémonie, de l’idéologie et de la technologie. L’autonomie de l’individu – et sa recherche d’une vie ayant un sens – est désormais remplacée par son contraire : l’instinct de soumission et de domination, et d’imposition de l’ordre dans un monde chaotique et apparemment menaçant.

Comme l’a écrit Arta Moeini, l’État libéral gestionnaire basé sur la surveillance s’est transformé en « un Léviathan totalitaire et aspirant à s’étendre sur le globe » , frauduleusement déguisé en une démocratie libérale dont les principaux éléments libérateurs ont été remplacés depuis longtemps par leurs antonymes, dans une inversion orwellienne.

Soyons clairs : tous les excès de pouvoir de l’État qui ont eu lieu au Royaume-Uni pendant la pandémie ont été autorisés dans le cadre du système politique occidental. L’État peut à tout moment suspendre l’État de droit pour ce qu’il estime être le bien commun. La pandémie n’a fait qu’exposer le fonctionnement in extremis de la démocratie libérale – en reprenant la notion de Carl Schmitt selon laquelle un « état d’exception » est le code-source de la « souveraineté » de l’État sur la population.

Dans ce vide éthique, et avec le chavirement du sens de la société, les politiciens occidentaux ne peuvent que s’invectiver grossièrement les uns les autres, à la manière du Seigneur des Anneaux, tout en espérant surfer sur le « récit » et le « jeu » médiatique du jour pour « élever leur niveau » dans la matrice du pouvoir. Pour être franc, l’absence de principes directeurs plus profonds est purement sociopathique.

Cependant, en poussant le pendule du schéma libéral si fort vers l’extrémité de l’hégémonie, il a provoqué l’embrasement de l’autre extrémité du spectre du schéma libéral global : la demande de respect de l’autonomie individuelle et de la liberté d’expression. Cette antithèse est particulièrement évidente aux États-Unis.

Le libéralisme a été conçu au début de la Révolution française comme un projet de libération systémique des hiérarchies sociales oppressives, de la religion et des normes culturelles du passé, afin qu’un nouvel ordre d’individualisme libéré puisse voir le jour. Rousseau y voyait une rupture radicale avec le passé – une dissociation de l’individu de la famille, de l’église et des normes culturelles, afin qu’il puisse mieux évoluer en tant que composante unitaire d’une gouvernance universelle rachetée.

Tel était le sens du libéralisme dans sa phase initiale. Cependant, le règne de la Terreur et les exécutions massives sous les Jacobins ont mis en évidence le lien schizophrénique entre la « libération » et le désir d’imposer la conformité à la société. L’appel persistant à la révolution violente par opposition à la « rédemption de l’humanité » imposée (utopique) marque les deux pôles opposés de la psyché occidentale qui, aujourd’hui, sont « résolus » par l’inclinaison vers l’« hégémonie » .

Cette tension inhérente entre la libération radicale de l’individu et un « ordre mondial » conformiste devait être résolue par de « nouvelles valeurs universelles » : la diversité, le genre et l’équité, ainsi que le dédommagement des victimes pour les discriminations antérieures subies. Cette « modernité liquide » était considérée comme « globalement neutre » (contrairement aux valeurs des Lumières) et pouvait donc soutenir l’ordre mondial dirigé par l’Occident.

La contradiction inhérente à cette idée était trop évidente : le reste du monde considère l’ordre « libéral » comme un moyen trop évident de prolonger le pouvoir occidental. Il refuse son côté « missionnaire » (cet aspect n’a jamais été présent en dehors de la sphère judéo-chrétienne) et l’affirmation selon laquelle l’Occident devrait déterminer les valeurs (qu’il s’agisse des Lumières ou de l’esprit Woke) selon lesquelles nous devons tous vivre.

Le non-Occident observe plutôt un Occident affaibli et ne ressent plus le besoin d’offrir sa loyauté à un « suzerain » mondial. Le méta-cycle de l’occidentalisation forcée (de la Russie pétrinienne, de la Turquie, de l’Égypte et de l’Iran) est terminé.

Sa mystique, sa fascination ont disparu, et bien que la conformité au confinement au Royaume-Uni (et en Europe) ait été obtenue par le biais d’un « projet de peur » , son succès s’est fait au détriment de la confiance du public. En clair, l’autorité de l’Occident suscite de plus en plus de méfiance, chez nous comme à l’étranger.

La crise des contradictions et de l’autorité déclinante du libéralisme s’aggrave.

Les deux autres mantras de Carl Schmitt étaient, premièrement, de conserver le pouvoir : « Utilisez-le » (ou perdez-le) et, deuxièmement, de configurer un « ennemi » aussi polarisant et aussi « sombre » que possible afin de conserver le pouvoir – et de maintenir les masses dans la crainte et la docilité.

Ainsi, nous avons vu Biden, faute d’alternative, recourir à un manichéisme radical pour renforcer l’Autorité contre ses opposants nationaux aux États-Unis (en les présentant ironiquement comme des ennemis de la « démocratie »), tout en utilisant la guerre en Ukraine comme un outil permettant de présenter la guerre de l’Occident contre la Russie comme une lutte épique entre la Lumière et l’Obscurité. Ces codes-sources idéologiques manichéens dominent pour l’instant le libéralisme occidental.

Mais l’Occident s’est lui-même mis dans un piège : « devenir manichéen » met l’Occident dans une camisole de force idéologique. Il s’agit d’une crise que l’Occident a lui-même provoquée. Pour dire les choses crûment, le manichéisme est l’antithèse de toute solution négociée ou de toute voie de sortie. Carl Schmitt était clair sur ce point : évoquer la plus noire des inimitiés était précisément fait dans l’intention d’empêcher toute négociation (libérale). Comment la « vertu » pourrait-elle négocier avec le « mal » ?

L’Occident est aujourd’hui trop dysfonctionnel et trop faible pour se battre sur tous les fronts. Pourtant, il ne peut y avoir de retraite (sans une humiliation de l’Occident pour le délégitimer).

L’Occident a tout misé sur son système de « contrôle » géré par la peur et la « situation d’urgence et de crise » pour se sauver. Ses espoirs reposent désormais sur son discours « Attention ! Le grand patron est devenu fou de colère ; il pourrait faire n’importe quoi » , qui, espère-t-il, fera reculer le monde.

Mais le Reste du monde ne recule pas, il s’affirme de plus en plus. Ils sont de moins en moins nombreux à croire ce que les élites disent et de moins en moins nombreux à faire confiance à leurs compétences. L’Occident a imprudemment parié ; il risque de tout perdre. Ou, plus dangereux encore, dans un accès de colère, il peut renverser les tables de jeu des autres.

Alastair Crooke

Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone

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