Sortir des ruines de la modernité


… Quand le “Vieux” devient le nouveau “Nouveau”


Par Alastair Crooke − Le 4 mai 2020 − Source Strategic Culture

Wikimedia – Les soldats des forces de défense nationale sud-africaines en route …

La Covid-19 démolit notre monde familier.  Il n’a aucune logique.  Il n’épargne ni les riches, ni les élites. Il détruit sans discernement, soit par la maladie, soit par l’effondrement du statu quo, – et sa précarité même pousse les gens, dans leur nouvelle solitude, à se regarder dans le miroir et à se demander : “Cette ‘vie’ est-elle la meilleure qui soit” ?


Le public est déjà fatigué de la “distanciation” physique et de l’auto-confinement.  La discipline de la séparation physique s’effiloche avec l’arrivée du beau temps. Regardez les vidéos : il n’y a pas de véritable distanciation pratiquée sur de nombreuses plages, et dans les rues, les masques sont rarement portés. Dans une large mesure, ce résultat est dû à tous les modèles mathématiques (frauduleux) qui montrent un pic d’infection, suivi d’un glissement tout aussi exponentiel vers le bas, pour un retour rapide à la “normalité”.  Les “sachants” continuent de dire que l’effondrement de l’économie est plus mortel que la contagion, mais le public est (à juste titre) prudent, – les épidémies sont toujours à prendre au sérieux. Elles vous font plonger dans de terribles souvenirs collectifs

Le fait est qu’avec l’ouverture progressive de l’économie et la levée graduelle des restrictions à la circulation, il est presque certain qu’il y aura de nouvelles vagues d’attaque du virus.  Le public n’est pas psychologiquement préparé à cela, il a été plutôt conditionné à s’attendre à ce que le fléau soit partout réduit, à temps pour que tous puissent profiter de l’été à la plage.

Nous vivons dans une psychologie d’un “entre-deux époques”.  Instinctivement, nous savons que le monde ne sera plus jamais le même, mais nous nous accrochons à ce qui nous est familier. Pour l’instant, l’avenir, – notre “nouveau”, – ne peut être interprété de manière intelligible.  Il lui manque la structure du cadre d’une narrative (ancienne ou nouvelle). Même la capacité à raconter notre propre vie dépend de la disponibilité de récits qui font que chaque histoire de vie individuel s’intègre d’une manière ou d’une autre dans le “tout” de la communauté.

Mais l’ordre “libéral” actuel, qui s’attaque à notre culture passée, au genre, à l’identité, – et avec une insistance pressante pour la “différence”, – a produit des personnes incapables de vivre des vies qui aient leur propre cohérence narrative.

Rien n’indique que le virus va se résorber en été (bien que cela soit possible). Ce qu’il faut retenir, c’est que s’il devait y avoir une nouvelle vague, plus tard cette année, – ce à quoi s’attendent les médecins, – il n’est pas certain qu’un deuxième confinement ordonné par le gouvernement serait accepté par le public. La consigne pourrait être rejetée, surtout aux États-Unis où le fait d’être “anti-confinement” et de percevoir la pandémie davantage comme un sinistre complot “globaliste” contre les “droits” américains devient rapidement un mouvement politique dominant.

En bref, les preuves suggèrent une crise psychique imminente : le virus continue d’infecter plus de 50% de la population, perturbant l’économie et créant une classe de marginaux en colère et sans argent (qui, aux États-Unis, seront armés).  En fait, des réactions politiques violentes localisées ont déjà éclaté en Europe (Italie et France).

Notre avenir politique est donc suspendu à la voie empruntée par cet organisme imprévisible et changeant qu’est le virus. Les élites n’ont pas renoncé à l’espoir d’un retour possible à leur vie privilégiée, au statu quo ante. La narrative de la guerre, – “une guerre contre le coronavirus” l’économie “en temps de guerre”, la surveillance et l’intrusion policière dans toutes les sphères de la vie, – ainsi que le verrouillage des déplacements et la distanciation sociale, bien sûr, désactivent les gens politiquement et socialement : elle représente un retrait presque complet de la vie publique [et donc de la politique, est-ce le but ou seulement une aubaine pour le pouvoir ? NdT].

Les élites espèrent “traverser” cette crise en supprimant les critiques, comme y engage un effort de guerre collectif contre une menace spécifique (“nous sommes tous dans la même galère”).  Leur capacité à y parvenir dépendra en grande partie du déroulement de la crise de Covid-19. Mais les gens sont choqués par la fureur vengeresse  inattendue de la Nature.  Le caprice de la Vie.  Son sens bouleversé.  Les gens découvrent qu’ils se débrouillent avec moins. Ils ont moins. Ils découvrent qu’ils n’avaient pas vraiment besoin du reste (ils n’ont pas un besoin vital de passer l’été dans les Caraïbes). Ils peuvent survivre sans “l’écume des jours” du consumérisme.

Ces “découvertes” seront-elles intégrées ?

Les États-Unis (et le Royaume-Uni) “impriment” de l’argent, – et vont continuer à injecter des milliers de milliards dans l’économie, afin d’écarter, – précisément, – la perspective que ces initiatives devraient imposer.  Les élites veulent préserver la société de consommation (elle représente, après tout, 70% de l’économie américaine). D’autres banques centrales ont, de manière coordonnée, monétisé au total un montant annualisé de $23 400 milliards (plus de 25 % du PIB mondial) pour sauver ce modèle.

Vous pouvez voir où cela mène. Les marchés veulent désespérément conserver la récente hausse de l’indice boursier (lui-même produit de la Fed qui a imprimé quelque $8 000 milliards) en gonflant massivement tout ce qui peut être présenté ou déguisé comme une manne nécessaire pour Covid-19, et ensuite revenir au monde qu’ils comprennent, à la normale. En attendant, le marché ferme les yeux sur la réalité économique.

Mais le déclenchement de ce tsunami de liquidités pourrait bien être trop tardif et dépassé.  L’économie occidentale était déjà dans un “état critique” à la suite de la crise financière mondiale de 2008, et avait déclenché une  cascade de crises dans d’autres domaines, tels que les marchés émergents. Le “cygne noir” économique, s’accouplant avec le “cygne noir” biologique, est une “phase deux”, non seulement du virus, mais aussi d’une crise économique en cascade. Tout ne peut pas, ou ne veut pas, être sauvé.

Les défauts et les faiblesses de la “Société Ouverte” sont évidents : ouverture des frontières, des voies aériennes, délocalisation des coûts de la main-d’œuvre, exportation de crédits en dollars et libre-échange ont conduit l’Occident à l’effondrement. Les  fragilités inhérentes sont trop vulnérables, et systématiquement, trop étroitement liées les unes aux autres. En d’autres termes, la cascade crisique du système complexe, hyper-financé et dynamique, ont fait apparaître des signes d’instabilité qui ont affecté et affectent l’idéologie libérale dans son sens large de la démocratie, du droits-de-l’hommisme, du “cosmopolitisme” sans frontières, des migrations et de la gouvernance mondiale technocratique.

Là encore, Covid-19 n’a rien causé de tout cela. Elle n’a fait qu’exposer les fractures qui existaient déjà.  Pour autant, les opérateurs de ce projet mondialiste cherchent à  rejeter la faute sur un autre, – la Chine fait l’affaire pour l’instant.

Le modèle des Lumières s’est révélé être un grand “simulacre”, dont les travers sont sinistres, prédateurs et lugubres. Mais ici, il y a un problème. L’exposition des défauts de notre “Société Ouverte” par la Covid-19 exige également une réponse à la question de savoir quelle est, et où est, l’alternative. La réponse  est simple en termes économiques : “Nous revenons aux fondamentaux : voilà, – tout ce qui est ancien est à nouveau ‘nouveau’ !”.

Il est probable que nous assisterons à un retour à des frontières strictes, à un contrôle accru de l’immigration, à une plus grande autosuffisance en termes de composants produits localement (c’est-à-dire moins de délocalisation), à un renforcement de l’autonomie de l’agriculture, à une moindre dépendance vis-à-vis des marchés d’exportation, à une plus grande liberté vis-à-vis des droits de douane et à un retour à l’économie réelle.

Une économie plus simple, largement nationale, en d’autres termes, avec un secteur financier souverain.  Peut-être que l’or, qui était une monnaie internationale dans le passé, pourrait  redevenir de la monnaie, à l’avenir.  C’est l’“ancien” comme “nouveau-‘nouveau’”. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas d’alternative, – on en parle depuis 200 ans. En 1800, Johann Fichte avait publié The Closed Commercial State.  En 1827, Friedrich List avait publié ses théories de l’économie nationale qui s’opposaient à l’”économie cosmopolite” d’Adam Smith et de J.B. Say. En 1889, le comte Sergius Witte, homme politique influent et Premier ministre de la Russie impériale, publie un document intitulé L’épargne nationale et Friedrich List, qui cite les théories économiques de Friedrich List et justifie la nécessité d’une industrie nationale forte, protégée de la concurrence étrangère par des  barrières douanières.

On dit que c’est “vieux”, mais en vérité cela n’a rien d’irréaliste. C’est simplement l’envers de la médaille d’Adam Smith. Actuellement, les Russes, comme Sergei Glazyev, pensent à ce genre de choses depuis plusieurs années, surtout depuis que la Russie a été expulsée du G8.  Des alternatives pour la Russie ont été pensées et développées.  Mais les élites occidentales ont tellement diabolisé la Russie que tout paradigme alternatif surtout venant d’elle a été repoussé, – avec violence, bien au-delà des limites du politiquement correct.

Cela signifie qu’il ne sera pas possible pour l’Occident de simplement sortir de la crise de la Covid-19 et d’adopter un paradigme alternatif “en attendant” (quelle que soit la situation). Le monde est confronté à la perspective d’un changement profond : un retour à une économie naturelle, – c’est-à-dire autosuffisante. Ce changement est tout le contraire de la globalisation.

Il s’agit d’une crise qui peut être étendue, mais qui ne peut être affrontée que “de face”, – et surmontée jusqu’au bout et sans concession (en l’absence d’une solution d’attente d’une “intervention”). L’issue peut être évidente, mais il n’y aura pas de raccourcis facile pour l’atteindre. Pourquoi ? Parce que l’ère néo-libérale a vidé et “néo-libéralisé” presque tout : le monde universitaire, le système judiciaire, les médias, la gouvernance, la culture et l’éthique. L’abandon du globalisme ne va en aucun cas de soi à court terme, parce que la structure institutionnelle et culturelle est captive des élites, et parce que le thème de l’universalisme touche également un nerf sensible judéo-chrétien (la Rédemption).  L’universalisme apocalyptique est particulièrement fort aux États-Unis.

Si les élites peuvent le gérer, elles tenteront un retour à l’ordre mondial pré-Covid-19, – même si certains des choix qui le sous-tendaient (par exemple, des chaînes de production très tendues avec des livraisons juste à temps) doivent être révisées. Tout dépend de la voie suivie par la pandémie, et du processus de collision de la cascade de crises économiques avec les systèmes sociétaux complexes, – c’est-à-dire du risque de désintégration plus large. Ceux qui sont laissés sans espoir, sans emploi et sans biens pourraient facilement se retourner contre ceux qui sont mieux lotis, – et si ces personnes deviennent désespérées et en colère, les sociétés pourraient commencer à se désintégrer.

D’autre part, si la crise se poursuit en imposant des aspects de “distanciation”, avec des frontières fermées et une éthique du “faire sans” restant par nécessité à l’ordre du jour, – sans rupture –cet état de choses deviendra de plus en plus une irrésistible “nouvelle-normalité” et s’inscrira comme un irréversible changement.

L’orientation de la future évolution politique en Europe sera probablement souveraine et nationaliste dans le sillage de la Covid-19.  Cela soulève la question de la nature de ce futur nationalisme.  Le “populisme” occidental ne s’est pas vraiment sédimenté en un système de pratique convaincant, ni n’a encore pu se tourner vers des ‘logos’ plus larges et convaincants.

Pourquoi ? En raison d’une ligne de faille plus profonde : l’orientation politiquement correcte du discours occidental.  Finalement, cette pandémie expose, au-delà des fragilités économiques, l’échec du projet des Lumières.  Dans le monde libéral moderne, les gens parlent comme si nous étions engagés dans un raisonnement moral et agissent comme si nos actions reflétaient un tel raisonnement ; mais en fait, ni l’un ni l’autre n’est vrai. Les gens ordinaires travaillent aujourd’hui avec des bribes de philosophies détachées de leur cadre original d’avant les Lumières, dans lequel elles étaient compréhensibles et utiles. Les philosophies morales et politiques actuelles sont fragmentées, incohérentes et contradictoires, sans normes auxquelles on puisse faire appel pour évaluer leur vérité ou trancher les conflits qui les opposent.

Aujourd’hui, dans le monde soi-disant “éclairé”, nous vivons comme une société fragmentée composée d’individus qui n’ont aucune conception du bien humain, aucun moyen de se réunir pour poursuivre un bien commun, aucun moyen de se persuader les uns les autres de ce que pourrait être ce bien commun ; en fait, la plupart d’entre nous croient que le bien commun n’existe pas et ne peut pas exister. Quel genre de politique une telle société peut-elle avoir ? « Politiquement, les sociétés de la modernité occidentale avancée sont des oligarchies déguisées en démocraties libérales », a écrit Alasdair Macintyre.

Récupérer l’utile des débris des ruines la modernité, voilà notre Magnum opus.

D’une certaine façon, le caractère de l’ère à venir a déjà été défini : l’économie et les marchés financiers ont été effectivement “nationalisés” (mais sans prise de contrôle) aux États-Unis et au Royaume-Uni, par le biais de renflouements massifs.  Il s’agit d’une économie planifiée en temps de guerre et d’un interventionnisme social quasi totalitaire.  Cela a peut-être été nécessaire pour réduire la vitesse  d’expansion de la pandémie n afin de soulager les systèmes de santé qui s’effondrent, mais c’est néanmoins un présage inquiétant pour le modèle en crise, – étant donné la longue période de liens, entretenus par l’Europe, avec le modèle des sociétés franque et carolingienne qui ont proliféré en Europe, après la chute de l’Empire romain (476)  jusqu’au siècle dernier. La politique franque, bien sûr, est tout le contraire du libertarianisme, ou même du conservatisme de Burke, au XIXe siècle.

Il n’est pas facile de dire où pourrait s’arrêter le pendule du destin en Europe ou en Amérique. Les “Lumières” ont été le point de départ d’un déclin prolongé de la pensée, de la pratique et de l’imagination occidentales. Tous ces systèmes complexes, fragiles et étendus étaient les enfants de notre conception du contrôle de la nature. Que les humains avaient un pouvoir dominant. Que l’ego était suprême. Aujourd’hui, après la Covid-19, nous savons que ce n’est pas le cas.

Nous, les “humains compliqués”, avons introduit des complexités économiques, sociales et politiques distinctes, –par le biais des systèmes que nous avons construits, en grande partie au mépris des complexités et des forces naturelles plus larges du “monde qui nous entoure”.  Ainsi avons-nous mis en place ces fragilités qui sont maintenant en train d’apparaître. L’interaction entre nos systèmes de microcosme et le macrocosme, autrefois perçue et respectée, a été écartée de la conscience européenne.

Y a-t-il un moyen pour qu’elle revienne ?

Alastair Crooke

Traduit par dedefensa, relu par Kira pour le Saker Francophone

   Envoyer l'article en PDF   

1 réflexion sur « Sortir des ruines de la modernité »

  1. Ping : Sortir des ruines de la modernité – Saint Avold / The Sentinel

Les commentaires sont fermés.