Sans enracinement un peuple est condamné à disparaître


Par Patrice-Hans Perrier − Le 15 juillet 2019 − Source Carnets d’un promeneur

Déracinement photo libre de droits

À une époque où nationalisme et mondialisme s’affrontent dans l’arène de la guerre des communications, il importe de mettre de côté les idéologies mortifères qui nous empêchent de reprendre contact avec la réalité de toute citoyenneté qui se respecte. Est citoyen celui ou celle qui fait partie d’une collectivité enracinée sur un territoire donné. Penser la nation, par-delà les débats idéologiques, c’est poser la question incontournable de l’enracinement.

Nous reprenons un article composé en 2016 avec l’intention de poursuivre cette réflexion critique portant sur la naissance d’une véritable doctrine d’état susceptible de permettre au Québec de sortir de sa léthargie politique et sociale.

La question du territoire

L’espace de la collectivité

La citoyenneté est à la collectivité ce que l’indépendance est à l’enfant qui devient adulte. La citoyenneté est fédératrice, c’est-à-dire qu’elle agrège les habitants d’un territoire donné au gré d’un modus vivendi qui prend la forme d’une constitution ou de ce qui peut en tenir lieu. Celui qui est déchu de sa citoyenneté devient un apatride et doit, conséquemment, se retirer de la cité puisqu’il ne respecte pas le pacte social. La citoyenneté permet au « vivre ensemble » d’être plus qu’une vague pétition de principe à partir de l’aménagement d’un territoire, du ménagement des forces vives en présence. Le philosophe Martin Heidegger a longuement réfléchi sur la problématique de l’enracinement et pose la question identitaire en termes de ménagement des espaces de vie que nous partageons par la force des choses avec nos proches et … nos moins proches.

Il faut prendre la peine de lire (ou de relire) « Essais et conférences » 1, une œuvre-phare du grand philosophe allemand. Son texte intitulé « Bâtir habiter penser » traite de l’habitation en tant qu’elle constitue l’acte fondamental d’occupation du sol. Habiter un espace c’est se projeter à travers un vécu qui ambitionne de transformer nos forces vives pour faire éclore nos potentialités en gestation. Voilà pourquoi Heidegger parle de «ménagement», dans le sens de labourage, puisqu’un espace de vie est tout sauf un espace concentrationnaire. Il s’agit d’enclore et de protéger les «forces de la vie» pour qu’elles puissent prendre appui sur un espace de réalisation tangible.

Voilà près d’un demi-millénaire que le peuple Canadien-français – ou Français d’Amérique – occupe de façon dynamique un territoire grand comme l’Europe centrale. La nation Canadienne-française (Québécoise) s’est enracinée sur les deux rives qui bordent le Fleuve Saint-Laurent et elle a donné vie à d’innombrables surgeons qui ont porté à bout de bras le projet de nos ancêtres à travers l’arrière-pays, bien au-delà des voies de pénétration du continent. Cette nation occupe un territoire immense qu’elle a défriché, labouré et ensemencé à travers le processus de gestation du pays. Nous sommes enracinés à même le socle d’un territoire qui porte en lui les potentialités du pays réel et notre résilience témoigne de la force de cet enracinement graduel.

Bâtir le pays réel

Heidegger poursuit sa réflexion en nous prévenant que « c’est seulement quand nous pouvons habiter que nous pouvons bâtir ». Habiter signifie donc occuper un espace de vie, de la même manière que l’on puisse dire que quelqu’un est habité par une idée, un désir ou un sentiment. Dans le sens où l’entendaient les anciens penseurs grecs, la résidence est le lieu où l’existence humaine est en mesure de s’enraciner, de se développer. C’est tout le sens de résider.

Heidegger poursuit de plus belle : « Habiter, être mis en sûreté, veut dire : rester enclos dans ce qui nous est parent, c’est-à-dire dans ce qui est libre et qui ménage toute chose dans son être. Le trait fondamental de l’habitation est ce ménagement ». Il faut, donc, comprendre qu’un abri sert à nous protéger des intempéries et nous permet de nous y ménager, d’y ménager nos forces vives. Voilà pourquoi la nation peut-être comparée à cet abri, cet habitus fondamental qui est nécessaire pour qu’une collectivité puisse s’épanouir en définitive. Le mondialisme travaille comme une centrifugeuse qui pulvérise les assises de la nation, emportant les sédiments de la mémoire collective, alors que les citoyens sont dépossédés de leurs prérogatives. C’est le processus de l’aliénation de toute citoyenneté qui est en jeu dans ce débat qui nous occupe.

Le « pays réel » représente la sommation des entreprises d’occupation de la terre. Celui qui cultive la terre peut, à juste titre, ambitionner de la posséder afin d’y ériger un espace de vie. Le Canada, au moment de composer notre analyse, n’est pas un pays, mais bien plutôt le dominion d’une puissance néocoloniale toujours aux commandes. Le fait que le Gouverneur général – mandataire de la Reine d’Angleterre – puisse dissoudre l’Assemblée nationale à tout moment constitue la preuve irréfragable de notre servitude de colonisés dans un contexte où le parlementarisme britannique n’est qu’un écran de fumée en définitive. Vaste amalgame de territoires conquis, le dominion du Canada aspire les flots incessants d’une immigration destinée à servir d’« armée de réserve » pour le grand capital apatride qui dirige l’activité économique au nord des États-Unis. Ce dominion ressemble à un vaste camp de travail et l’immigration massive fait en sorte d’empêcher toute forme d’enracinement : c’est ce qui explique l’extraordinaire puissance d’un multiculturalisme promu au rang de véritable doctrine d’état.

La culture de la terre : dépositaire de l’identité d’un peuple

Utilisant la figure du pont comme une puissante métaphore, Martin Heidegger envisage l’aménagement de l’espace vital en tenant compte du besoin de communication essentiel à toute entreprise de construction du « pays réel ».

Ainsi, « avec les rives, le pont amène au fleuve l’une et l’autre étendue de leurs arrière-pays. Il unit le fleuve, les rives et le pays dans un mutuel voisinage. Le pont rassemble autour du fleuve la terre comme région. Il conduit ainsi le fleuve par les champs ». Le pont c’est la culture qui réunit les régions et les époques d’un Québec qui se construit vaille-que-vaille, avec l’aide d’une langue française qui est toujours vivante. La culture québécoise, sans pour autant se cantonner dans un folklore sclérosant, parvient à faire la preuve qu’il est possible de faire confluer l’héritage des anciens avec la création de nouveaux univers toujours en prise sur le « pays réel ».

La culture québécoise, comme celle de toutes les autres nations du monde, se confond avec celle de la terre. La terre c’est le réceptacle de la civilisation, la mesure de toutes choses bâtie pour durer. Le nomadisme n’a jamais produit une quelconque civilisation ayant été en mesure de perdurer jusqu’à nous. Le nomadisme génère une culture d’emprunt qui ne parvient pas à former des archétypes, des universaux susceptibles de marquer la mémoire collective de manière indélébile. Le nomadisme spolie les cultures qu’il rencontre sur son chemin afin d’utiliser leurs signes et leurs conventions comme autant de monnaies d’échange. C’est une politique de la « terre brûlée » qui en résulte en bout de ligne. C’est ainsi que le néolibéralisme apatride est une forme de nomadisme financier qui ambitionne d’abattre les frontières afin de mieux spolier les populations locales.

Il faut pouvoir occuper une position sur la terre si nous voulons être en mesure de définir un point de fuite, une mise en perspective de l’horizon de tous les possibles. L’Empire anglo-américain est une thalassocratie en ce sens qu’il règne à partir de la maîtrise des mers, espaces qui n’appartiennent à personne en propre. Le totalitarisme de la globalisation des marchés – via les nouveaux traités transfrontaliers – génère une situation qui fait en sorte que les élites adoptent une fuite en avant, à défaut de pouvoir compter sur des assises nationales permettant de maîtriser les points de fuite : la mise en perspective de la géopolitique se dissolvant conséquemment.

L’ordre pérenne de la terre

Le Québec – Nouvelle-France – est un territoire charnière puisqu’il permet la rencontre du continent nord-américain avec l’hémisphère nord et, partant, avec les vastes étendues de l’espace eurasien. Extraordinaire socle terrien, irrigué par le majestueux fleuve Saint-Laurent, le pays du Québec possède et génère des perspectives inouïes en direction de la Nouvelle-Angleterre, de l’Europe et tout l’espace géostratégique d’un hémisphère nord appelé à jouer un rôle majeur d’ici quelques décennies. La géographie du Québec isole et connecte, tout à la fois, cet immense territoire avec des ensembles territoriaux qui débordent les strictes délimitations continentales. Pourtant, nos horizons sont bouchés à cause de notre « servitude volontaire », cet état d’impuissance qui nous empêche de nommer le pays réel.

Félix Leclerc, grand chansonnier de la nation québécoise, nous met en garde contre le danger d’un déracinement qui peut nous mener à l’extinction en bout de ligne. Un passage de « l’Alouette en colère », un chanson-testament, nous livre le fond de la pensée du poète :

J’ai un fils dépouillé
Comme le fût son père
Porteur d’eau, scieur de bois
Locataire et chômeur
Dans son propre pays
Il ne lui reste plus
Qu’la belle vue sur le fleuve
Et sa langue maternelle
Qu’on ne reconnaît pas

Par-delà la servitude du néocolonialisme, c’est l’incapacité de nommer le « pays réel » qui soulève la colère de Félix Leclerc dans un contexte où nous pouvons toujours nous appuyer sur le socle de la terre et les ferments de la langue pour nous épanouir. Malheureusement, l’état de notre « servitude volontaire » nous empêche de prendre pleinement possession du « pays réel » alors qu’il suffirait de reprendre contact avec notre fibre patriotique pour nous libérer du joug de l’esclavage. Toutefois, à force de nous gaver de divertissements à l’américaine, à une époque où la « réalité virtuelle » efface les contours du « pays réel », nous avons fini par intérioriser la doxa délétère de nos maîtres. Nous n’avons plus les moyens de nos ambitions, trop occupés à « performer », histoire d’occuper des niches de marché et de prendre notre place dans le peloton de la mondialisation galopante. Des cohortes de traîtres font office de prête-noms afin de permettre à de puissants intérêts apatrides de faire main basse sur nos meilleures terres agricoles. D’habiles ventriloques nous encouragent à bâtir les citadelles d’une « cité virtuelle » appelées à nous arracher à la terre-mère. Nous consommons des « produits du terroir » made-in-China et courrons les soldes des grandes surfaces de distribution américaines.

Véritable fuite en avant, notre « servitude volontaire » témoigne de l’inexorable déracinement qui se met en branle malgré les cris d’alarme poussés par nos poètes. Martin Heidegger nous avait pourtant prévenus dans le cadre d’un entretien offert au Spiegel, en 1966 : « D’après notre expérience et notre histoire humaine, je sais que toute chose essentielle et grande a pu naître seulement du fait que l’homme avait une patrie et était enraciné dans une tradition. » Qu’attendons-nous pour reprendre notre pays, cette maison commune qui permettra à la nation de faire face aux décennies qui s’en viennent ? Ne l’oublions pas : c’est la tradition qui a forgé le métier des bâtisseurs de cathédrales, cet enracinement profond et durable qui aura permis à la civilisation chrétienne de mettre en valeur les semailles des anciennes sociétés païennes. Quelques fois on se demande si notre « Révolution tranquille » québécoise ne fut, en définitive, qu’une vaste fumisterie destinée à nous couper de nos racines, à faire de nous les parfaits citoyens du mondialisme en cours.

Nous aborderons la question de la constitution dans le cadre du deuxième volet de cette série d’articles.

Patrice-Hans Perrier

Notes

  1. Essais et conférences, une œuvre incontournable parue en 1954. Écrit par Martin Heidegger, 349 pages – ISBN : 978-2-07-022220-9. Édité par Gallimard, 1958.
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