Par Emmanuel Leroy − Janvier 2022
Dans le Grand jeu qui se poursuit en ce début de XXIème siècle entre l’Occident anglo-saxon et la Russie, nous sommes arrivés à un point de bascule où apparemment l’Ouest a atteint son point culminant et a même probablement déjà entamé sa chute comme on a pu l’observer en Irak, en Syrie et dernièrement en Afghanistan, sans même parler de son effondrement civilisationnel et moral tel qu’on peut le voir aujourd’hui en Europe et aux USA.
Avant d’entamer mon exposé sur les deux aspects, militaire et culturel, de cet affrontement titanesque entre l’Ouest et l’Est, l’empire de la mer et l’empire de la terre, je souhaiterais faire quelques remarques liminaires qui me semblent indispensables pour bien comprendre les enjeux et les objectifs.
Le conflit en cours, tel qu’il se cristallise aujourd’hui en Ukraine ou sur d’autres territoires de l’ex-Union soviétique, comme en 2008 en Géorgie ou au Kazakhstan comme on l’a vu dernièrement, n’est pas un conflit conjoncturel où s’affrontent deux puissances pour un contrôle territorial, il s’agit d’une lutte fondamentale où s’affrontent deux conceptions du monde :
L’Occident incarnant le renversement du monde – The Great Reset comme on dit à Davos – contre la Russie défendant le monde de la Tradition et des valeurs immémoriales de l’humanité.
Il ne faudrait pas croire pour autant que cette guerre de conquête de l’Occident a commencé avec la chute de l’URSS en 1991 quand on a vu un par un, tomber dans les filets de l’OTAN, tous les pays constituant le flanc Nord et Ouest du Rimland de l’Eurasie.
Quand on fait la guerre, il est important de savoir à qui on a affaire et de parfaitement identifier qui est l’ennemi véritable. Je sais qu’il est tentant pour certaines élites russes de voir une continuation dans ce qui est perçu comme une machination occidentale « latino-saxonne » depuis les chevaliers chevaliers Porte-Glaive au XIIIème siècle jusqu’à aujourd’hui, en passant par le Temps des troubles au XVIIème siècle, par la guerre de 1812, la guerre de Crimée en 1853 et enfin l’agression nazie de 1941 et donc de voir à travers cette continuité une volonté occidentale permanente de vouloir asservir la Russie. Le temps qui m’est imparti ne me permettra pas d’aborder les différences fondamentales entre ces différents conflits, mais disons pour faire court, que la campagne de Russie de Napoléon fut la dernière guerre « traditionnelle » à laquelle la Russie eut à faire face et dont l’objectif final n’était pas la destruction de l’État russe mais la volonté de faire rentrer Moscou dans le rang pour abattre définitivement la puissance britannique ; après Waterloo, la France sera définitivement vaincue, et entrera progressivement dans l’orbite britannique, comme on le verra avec la honteuse guerre de Crimée que fit Napoléon III avec les Anglais et les Turcs contre la Russie et jusqu’à aujourd’hui, où la France se conduit hélas, comme un simple vassal de l’Occident anglo-saxon.
Si on regarde objectivement le résultat final de ces siècles de guerres européennes, on s’aperçoit qu’on a aujourd’hui un immense bloc d’alliances, à travers l’OTAN ou l’Union européenne, de Tallin à Lisbonne et d’Helsinki à Ankara, qui est sous le contrôle étroit de l’oligarchie anglo-saxonne. Et face à ce bloc énorme, la Russie se retrouve seule, ou à peu près, une fois de plus, avec ses seuls alliés traditionnels que sont sa marine et son armée.
Examinons maintenant les guerres militaires récentes auxquelles la Russie a dû ou doit encore faire face et nous verrons dans une seconde partie, les aspects de la guerre culturelle contre le monde slave.
Les guerres militaires
Que ce soit les deux guerres de Tchétchénie, l’agression géorgienne de 2008, la guerre de Syrie, le conflit dans le Donbass, sans parler des crises au Yémen, en Irak, en Libye ou en Afrique, l’enjeu pour l’oligarchie anglo-saxonne est toujours le même depuis McKinder, contrôler le Rimland pour mieux étouffer le Heartland.
Si en Tchétchénie, l’armée russe, héritière d’une Union soviétique s’étant suicidée, a eu le plus grand mal à vaincre le terrorisme d’inspiration wahhabite manipulé par la Turquie et les monarchies du Golfe, ces dernières bien sûr sous le contrôle des Anglo-saxons, il est devenu parfaitement clair à partir de la guerre-éclair de Géorgie en 2008, que les forces armées russes étaient redevenues opérationnelles et aptes à défendre non seulement leur territoire mais aussi celui de leurs alliés ossètes ou abkhazes.
La surprise pour l’Occident fut encore plus considérable quand durant l’été 2013, la Russie stoppa d’un coup net le bombardement de la Syrie à l’aide de missiles Tomahawk par la marine américaine. Il n’est pas encore très clair, même pour les observateurs attentifs, de savoir si ce coup d’arrêt fut effectué par l’armée russe à l’aide de contre-mesures électroniques ou en utilisant des systèmes anti-aériens S-400, ou même une combinaison des deux, mais il est certain en revanche, qu’aucun des missiles lancés n’atteignit sa cible, ce qui entraina la décision de Barack Obama d’annuler l’ordre d’attaque.
L’intervention russe en Syrie en septembre 2015, à la demande du Président Bachar el-Assad, permit le renversement du cours de la guerre et l’éradication progressive des terroristes de l’État islamique et des autres rebelles manipulés par les occidentaux avec le financement des monarchies pétrolières.
Schématiquement, on peut considérer que la Russie à opérer son redressement militaire en deux périodes :
2000-2010 : La Russie a rebâti son dispositif de défense afin de sanctuariser son territoire, c’est ce que j’appelle la politique du bouclier, où il est impératif d’empêcher l’OTAN d’utiliser son avantage stratégique en termes de puissance aérienne et de puissance navale.
Le développement par la Russie des systèmes anti-missiles actuellement sans équivalent dans le monde, et la mise au point de systèmes de guerre électronique offensifs ou défensifs ont tout simplement changé la donne en matière stratégique. On a vu depuis lors, de nombreux bateaux britanniques et américains subir les curieux effets de cette guerre électronique capable de transformer un redoutable navire de guerre, voire un porte-avions en un inoffensif tas de ferraille. Ce ne sont pas les commandants successifs du malheureux destroyer USS Donald Cook qui pourront dire le contraire.
La seconde période 2010 -2020 est celle que j’appelle la politique de la lance où la Russie a réussi à mettre au point tout un arsenal d’armes offensives révolutionnaires, dont certaines à capacité hypersonique, qui réduisent à néant les velléités offensives de l’OTAN.
Ainsi, en l’espace de 20 années, la Russie a mis sur pied une politique de défense qui a tétanisé les états-majors occidentaux et qui pourrait se définir comme la possibilité d’opposer un véritable déni de guerre à tout éventuel agresseur. C’est une révolution dans l’art de la guerre et qui va bien sûr relancer le phénomène des guerres hybrides que nous observons depuis quelques années et vis-à-vis desquelles la Russie semble nettement moins bien préparée.
Et cette réflexion nous amène à la deuxième partie de notre exposé, sur la définition de la guerre culturelle.
La guerre culturelle
Pour paraphraser Clausewitz, on pourrait définir la guerre culturelle comme la continuation de la guerre militaire par d’autres moyens. Quand Victoria Nuland durant le coup d’état du Maïdan, affirmait que les USA avaient dépensé 5 milliards de dollars depuis 20 ans en Ukraine, elle ne mentait pas. Cet argent a été investi dans les manuels scolaires, dans le cinéma, dans la littérature, dans la musique, dans les jeux vidéo, dans les universités, dans la presse et la télévision… et dans tous les domaines où l’on peut prendre le contrôle des cerveaux. Voilà comment on prépare un coup d’état et comment on transforme un peuple slave, un peuple-frère en un pays ennemi des « Moskals ».
Et cette politique de transformation des esprits et des âmes se pratique partout où le monde slave ou orthodoxe, ou tout simplement traditionnel, résiste encore à l’Occident anglo-saxon, que ce soit en Grèce, en Serbie, en Arménie, en Moldavie, en Roumanie et ailleurs. La trahison du Patriarcat de Kiev à l’égard de Moscou est encore une manifestation de cette guerre culturelle et représente objectivement une grave défaite pour l’orthodoxie et le monde slave.
Il est impossible d’énumérer ici la longue liste des batailles culturelles perdues par la Russie et ses alliés au fil des dernières décennies. Mais sans vouloir viser à l’exhaustivité, on peut remonter aux années Brejnev où beaucoup de jeunes Soviétiques, notamment parmi les enfants de l’intelligentsia, auraient vendu leur âme pour avoir un blue-jean occidental ou un disque des Beattles ou des Rolling stones.
Et quand aujourd’hui on voit dans les rues de Moscou ou de saint Petersbourg et jusqu’à Vladivostok, des jeunes gens arborer des maillots « University of Los Angeles » ou des casquettes « I love New York », et même à Donetsk, comme je l’ai vu de mes propres yeux, un jeune cameraman d’une télévision « séparatiste » avec un maillot représentant le drapeau britannique, on se dit qu’il y a encore du travail à faire pour réconcilier la jeunesse russe avec sa culture et surtout à faire comprendre aux responsables politiques qu’aujourd’hui, la guerre ne se fait pas seulement avec des armes de guerre, mais qu’elle se fait surtout avec les armes de la pensée et de l’esprit.
Mais peut-on vraiment en vouloir à cette jeunesse russe de continuer à être fascinée par l’Occident et ses lumières artificielles quand on érige à Moscou un World Trade Center, juste en face de l’ex-hôtel Ukraina, devenu hélas, et c’est encore une conséquence de la guerre culturelle, l’hôtel Radisson. On peut ne pas aimer Staline, mais il avait compris que le domaine de l’architecture aussi, fait partie d’un terrain de guerre où l’Occident cherche à vous subvertir.
Pour conclure, je dirais que si sur le plan militaire, la Russie a opéré un très impressionnant rétablissement durant les deux premières décennies du XXIème siècle – et cela était vital, car si elle ne l’avait pas fait, je suis à peu près certain que l’OTAN aurait attaqué – sur le plan de la guerre culturelle en revanche, l’Occident continue à marquer des points et à pénétrer dans l’esprit du peuple russe, et notamment de sa jeunesse qui reste en grande partie fascinée par le mode de vie occidental.
La Russie moderne a su plonger dans les archives de l’armée soviétique pour mettre au point des Kalibr, des Kinjal, des Avangard, des Krasukha, des Bastion et beaucoup d’autres armes encore qui lui ont donné l’avantage stratégique qui permettra sans doute de faire reculer l’OTAN, que Londres et Washington le veuillent ou non.
Mais pour faire reculer l’Occident, et notamment son poison culturel que l’on voit se déverser tous les jours en Russie par tous les canaux où il infecte l’âme russe, il vous faudra replonger dans la littérature russe du XIXème siècle où tout ce qui se déroule aujourd’hui était déjà annoncé.
Relisez Kirséievski qui écrivait en 1830 : « La Russie prendra la relève de l’Europe en stagnation. »
Relisez Samarine qui disait en 1840 : « L’influence de l’Occident sur la Russie est finie ; le temps viendra où elle agira sur lui par ses idées. »
Relisez Odoïevski qui écrivait en 1844 : « L’Occident est moribond ! Nous devons sauver l’âme de l’Europe. »
Relisez Gogol qui écrivait en 1846 : « L’Europe viendra nous acheter de la sagesse. »
Et pour finir, je laisserais la parole à une dame, la poétesse Eudoxie Rostopchine qui écrivait en 1848 à son ami Odoïevski : « Il nous faut maintenant protéger notre esprit par une muraille de Chine. »
Puisse cette grande dame être entendue par les Russes d’aujourd’hui !
Emmanuel Leroy
Président de l’Institut 1717 – Pour une nouvelle alliance franco-russe
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