Les pêcheurs de Gaza bravent les balles et le danger dans une zone de pêche de plus en plus décimée par Israël.
Par Mersiha Gadzo – Mai 2017 – Source Chronique de Palestine
Ville de Gaza – Dans la soirée venteuse du 4 janvier, Mouhammad al-Hissi, un pêcheur de 33 ans, a eu le pressentiment qu’il ne rentrerait pas chez lui, cette nuit-là, après la pêche.
« J’ai peur. Si vous voyez mes feux s’éteindre, venez vite à mon secours. Ne m’oubliez pas. »
Ce furent les dernières paroles que Mouhammad a adressées aux autres pêcheurs, au moment de prendre la mer, à la nuit tombante, a déclaré son cousin Nihad al-Hissi à Al Jazeera, depuis le port de la ville de Gaza.
Mouhammad était inquiet ce soir-là. Il avait peur de la marine israélienne, qui patrouille régulièrement sur la mer. Il a demandé à son jeune frère Wael de changer de barque de pêche avec lui, pour pouvoir rester plus loin de la limite maritime de six milles marins imposée par Israël.
À Gaza, la pêche est dangereuse. En 2016, il y a eu 126 incidents au cours desquels la marine israélienne a tiré sur des pêcheurs palestiniens et sur leurs bateaux; 12 pêcheurs ont été blessés l’année dernière, selon le Centre palestinien pour les droits de l’homme (PCHR).
Il y a eu aussi sept cas de bombardements des bateaux de pêche. Il est fréquent que des fusillades et des arrestations se produisent, même lorsque les pêcheurs se trouvent dans la limite des six milles marins imposée par Israël.
Leurs trois barques se trouvaient dans la zone imposée aux pêcheurs palestiniens, ont indiqué Nihad et Wael à Al Jazeera.
Wael a accepté de changer de barque et il est resté dans la troisième barque qui était la plus proche de la limite de six milles marins.
Mouhammad, dans la deuxième barque, se trouvait à cinq milles marins, tandis que Nihad et le reste de la famille al-Hissi se trouvaient à quatre milles marins. Ils étaient tous à environ 200 mètres de la frontière sud d’Israël.
Alors qu’ils jetaient leurs filets, les vagues ont poussé la barque de Nihad de l’autre côté de la limite. Un navire de la marine israélienne est arrivé et a commencé à tourner autour du bateau de Mouhammad. C’était une nuit agitée et les vagues étaient si fortes que le générateur de la barque de Nihad a cessé de fonctionner et les feux se sont éteints.
« Lorsque cela s’est produit, les Israéliens sont devenus fous. Le navire de guerre israélien a foncé à toute vitesse sur [Mouhammad], a déclaré Nihad. J’étais debout dans ma barque et, soudain, j’ai entendu plusieurs explosions.»
Le navire de 60 tonnes a foncé sur la barque de bois de Mouhammad et l’a écrasée comme un œuf, a expliqué Nihad. Les pêcheurs palestiniens et la marine israélienne ont cherché Mouhammad pendant trois jours, mais son corps n’a jamais été retrouvé. Les pales électriques du générateur du navire israélien doivent l’avoir broyé.
« Les médias israéliens ont déclaré que c’était un accident, mais nous n’en croyons rien. Comment un tel accident peut-il se produire, alors qu’ils possèdent la meilleure technologie au monde ? , demandé Nihad.
« Les Israéliens connaissent très bien la mer, ils savent qu’il est très difficile de contrôler les barques de pêche, surtout que le temps était vraiment mauvais cette nuit-là. Ils [les Israéliens] l’ont tué intentionnellement. »
Un porte-parole de l’armée israélienne a répondu par courrier électronique à Al Jazeera :
« Un bateau de pêche palestinien a dérivé hors des limites de la zone de pêche du nord de la bande de Gaza. Dans le cadre de la procédure opérationnelle, un navire de la Marine a été dépêché sur les lieux.
Alors qu’il s’approchait de la barque de pêche qui avait dérivé hors de la zone, le navire de la Marine a heurté une autre barque de pêche qui se trouvait à proximité. La collision a blessé le pêcheur qui était dans la barque, et il est tombé à la mer. »
Selon un rapport d’enquête publié par le Bureau de la Fatwa et de la Législation de Gaza, la barque de Mouhammad était équipée de projecteurs qu’on pouvait voir à 11 miles marins à la ronde. Le rapport accuse la marine israélienne d’avoir délibérément enfoncé la barque et d’avoir tué Mouhammad, et il exhorte les Nations Unies et le Conseil de sécurité à intervenir.
« Il y des gens en Israël, qui affirment que le capitaine de la canonnière israélienne était ivre et que le navire allait trop vite, a déclaré Shaheen Khalil, un chercheur du Centre palestinien pour les droits de l’homme (PCHR). Nous avons même des témoins oculaires qui affirment que [le navire israélien] fonçait directement sur la barque palestinienne. »
Dans la maison de la famille al-Hissi, Najat, la mère de Mouhammad, caresse sa photo, des larmes roulant sur son visage. La famille avait déjà des difficultés financières, mais la mort de Mouhammad a aggravé la situation pour sa femme et ses trois enfants.
« Les enfants boivent l’eau salée [du robinet] », a déclaré Najat, ajoutant qu’ils ne peuvent pas se permettre d’acheter de l’eau potable. « C’est très difficile pour moi. Nous ne pouvons pas obtenir son certificat de décès parce qu’ils ne trouvent pas son corps. Nous n’avons pas aucun moyen de prouver qu’il est mort », a-t-elle déclaré.
Sans certificat de décès, la famille n’a aucun espoir de recevoir une quelconque compensation financière.
Cinquante-cinq pourcent des pêcheurs palestiniens de Gaza vivent sous le seuil de pauvreté et sont obligés de recourir à des emprunts et à l’aide humanitaire pour survivre. « Nous gagnons 10 shekels par jour, et même sans doute moins, a dit Wael, ajoutant que leur revenu n’est pas stable. Pendant quatre mois, nous n’avons pas gagné un seul shekel. »
Selon B’Tselem, un groupe de défense israélien, Israël a décimé le secteur de la pêche de Gaza en imposant des restrictions sévères à l’accès à la mer, aux exportations de poissons et à l’entrée de matières premières à Gaza, et en harcelant les pêcheurs.
En 2000, Gaza avait environ 10 000 pêcheurs. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’environ 4 000 pêcheurs inscrits, qui sont soutiens de famille pour 50 000 personnes. Mais B’Tselem dit même que même ce chiffre est trompeur. En effet, la moitié des pêcheurs enregistrés sont au chômage parce que leurs barques ne sont pas en état de prendre la mer du fait de la pénurie des matériaux nécessaires à leur entretien.
Les Accords d’Oslo imposent à Israël d’autoriser la pêche dans les limites de 20 miles marins, mais Israël n’a jamais respecté cet engagement ; la plus grande zone dont Israël a permis l’accès aux pêcheurs a été de 12 miles marins. elle a été réduite au fil des années; à certains moments, elle n’a été que de trois miles marins. La réduction de la zone de pêche a entraîné une surpêche, qui nuit à la reproduction des poissons.
C’est pourquoi les pêcheurs de Gaza vont tous pêcher à la limite nord de la zone, au large de Beit Hanoun, là où se trouvent les meilleures zones de pêche et les eaux les plus calmes. Il n’y a pas assez de place pour tout le monde et les pêcheurs n’ont souvent pas d’autre choix que de sortir un peu de la zone pour pêcher et y revenir à toute allure quand ils voient un navire de la Marine israélienne se profiler à l’horizon, ont expliqué Wael et Nihad.
Selon les observations de B’Tselem, les pêcheurs sont arrêtés, même quand ils sont dans la zone de pêche autorisée. Selon des témoignages, des soldats israéliens forcent les pêcheurs, à la pointe de leurs fusils, à se déshabiller et à rejoindre à la nage les navires de la Marine, quel que soit le temps. Ils sont alors emmenés à Ashdod, les yeux bandés et menottés, pour y être interrogés.
« Les Israéliens viennent nous encercler quand ça leur chante. Même quand nous sommes très loin de la limite, ils viennent, a expliqué Wael. C’est comme s’ils jouaient avec nous ; [comme s’ils voulaient nous dire] même si vous êtes loin de la limite, on peut venir tourner autour de vous. On peut faire tout ce qu’on veut. »
« Mouhammad n’est ni le premier ni le dernier à être assassiné par les Israéliens, a déclaré Wael. Mais nous continuerons à prendre des risques pour gagner notre vie. C’est très dangereux, mais la situation est si difficile ! Même s’ils font tout ce qu’ils peuvent pour nous en empêcher nous continuerons. Nous avons besoin de gagner un peu d’argent pour vivre. »
Traduction : Dominique Muselet