Quel avenir pour le travail ? Impasse économique et abîme social [3/5]

Pouvoir monopolistique et régression du salariat


Par Alberto Rabilotta et Michel Agnaïeff – Le 31 janvier 2016

Si quelque chose définit bien la dislocation sociale en cours, c’est l’incertitude autour du travail-emploi. La déconnexion radicale et rapide de l’économie par rapport à la société, provoquée par les politiques néolibérales, a transformé l’enjeu du chômage massif et de la précarisation de l’emploi en un enjeu de survie pour la société actuelle, et en défi fondamental pour la société qu’il faudra créer dans l’avenir.

Un certain flou entoure aussi la notion de tâches de valeur croissante qui se présente comme une panacée dans la pensée économique dominante. Qui tire profit de cette valeur croissante ? L’employeur ou l’employé ? Pour reprendre les mots de l’essayiste Nicholas Carr, «mesurons-nous cette valeur sur le plan de la productivité et des profits, ou sur le plan de la compétence et de la satisfaction du travailleur ?». Ces deux approches sont non seulement différentes, mais souvent en conflit entre elles, comme en témoigne l’histoire des relations du travail.

En outre, si l’automatisation contribue à réduire le nombre de travailleurs requis pour une tâche donnée, elle peut contribuer aussi à réduire les qualifications exigées pour accomplir cette tâche. Au rythme actuel du progrès technique, rien ne garantit donc que cette érosion des qualifications requises ne finira pas par toucher aussi les tâches de valeur croissante, forçant ainsi des travailleurs hautement qualifiés à accepter des postes moins gratifiants. Ce processus serait déjà en cours, selon les données recueillies par Paul Beaudry et David A. Green de l’Université de Colombie-Britannique et Ben Sand de l’Université York. Les jeunes diplômés des institutions nord-américaines de haut savoir sont contraints maintenant de se réfugier dans des emplois inférieurs pour lesquels ils sont largement surqualifiés, les emplois dans la finance et la haute technologie se raréfiant de plus en plus. D’après les auteurs, depuis le début de ce siècle, chaque nouvelle cohorte de diplômes s’est trouvée confrontée à un marché du travail où les emplois prestigieux et bien rémunérés allaient en se réduisant. En 2010, le nombre de ces emplois était même retombé au niveau de 1990. Il y a là une contradiction majeure entre le discours euphorisant sur l’économie du savoir et la réalité des faits. Les difficultés croissantes des jeunes diplômés américains de rembourser les dettes contractées pour financer leurs études en sont une illustration brutale. Le total de ces dettes dépasserait maintenant le millier de milliards de dollars.

Tout est loin de se résumer cependant à une simple question d’écart salarial entre travailleurs plus scolarisés et moins scolarisés et à la nécessité absolue pour les travailleurs moins formés de grimper dans l’échelle de qualification pour survivre au bouleversement en cours du marché du travail. De toute façon, cet écart est stationnaire et les salaires des travailleurs plus scolarisés ont commencé à stagner, aux États-Unis, avant même la crise financière de 2008. Tout n’est pas à mettre non plus au seul compte des impacts du progrès technologique.

Dans une de ses chroniques du New York Times, Paul Krugman souligne que l’explication se situe aussi dans une forte hausse du pouvoir monopolistique. Il y aurait d’un côté les robots et de l’autre des barons voleurs. Si le progrès technologique a avantagé les entreprises au détriment des salariés, la concentration des entreprises, d’une fusion ou d’une prise de contrôle à l’autre, contribue également à cet affaiblissement des positions des travailleurs. «Dans presque tous les secteurs de notre économie, écrivent Barry C. Lynn et Phillip Longman dans Who broke America’s Jobs Machine, un nombre beaucoup plus réduit de sociétés contrôlent beaucoup plus de parts de leurs marchés respectifs, qu’il y a une génération à peine.»

Cette concentration permet à ces entreprises mastodontes d’user de leur pouvoir monopolistique croissant pour augmenter les prix impunément, tout en évitant d’accorder une fraction des gains acquis à leurs employés. Cette pratique nuit autant à la croissance de la demande qu’à celle des investissements. En fait, ces grands groupes s’inscrivent ainsi dans un comportement rentier. Ils ne se maintiennent finalement en position dominante qu’en faisant baisser constamment la part des travailleurs salariés dans le partage de la valeur ajoutée. Et cette diminution de la part salariale a pour contrepartie un accroissement de celle qui va au profit, sans que cela toutefois conduise nécessairement à un surcroît d’investissements. Le déclin des dépenses d’investissements au niveau mondial, est du reste devenu persistant ces dernières années.

En somme, l’abaissement de la part salariale ne fait finalement que nourrir une distribution accrue des profits non investis sous forme de dividendes, en réponse à la pression des marchés financiers. Les inégalités de revenus se creusent ainsi plus profondément. Elles témoignent en réalité du gigantesque transfert de richesse en cours des salariés vers la classe capitaliste au sens large, dans un processus qui ne génère pas une augmentation de la richesse réelle globale.

D’ailleurs, les entreprises en cause se comportent de cette façon, peu importe où elles se trouvent, pays développés ou pays en développement. Elles manœuvrent dans un corridor défini à la fois par les normes excessives de rentabilité imposées par l’actionnariat et par la raréfaction des occasions d’affaires rentables dans une économie dont la croissance, quand elle est au rendez-vous, est devenue lente pour des raisons structurelles. Et elles exploitent impitoyablement dans ce contexte un rapport de forces devenu défavorable aux salariés, du fait principalement des effets de la combinaison de la mondialisation et de la financiarisation qui se renforcent mutuellement. On remarquera là qu’il s’agit de deux phénomènes à caractère socioéconomique et non technologique.

Fruit de la déréglementation si chère à la pensée économique dominante d’inspiration néolibérale, le pouvoir monopolistique mentionné plus haut doit être vu comme le produit d’un capitalisme en surdose de lui-même, pour reprendre les mots de Wolfgang Streeck.

L’automatisation change-t-elle les règles du jeu du capitalisme ?

De vieilles questions comme le profit, l’utilisation faite du profit et la propriété du capital réapparaissent dans les analyses pour s’ajouter aux considérations plus spécifiques aux impacts du progrès technologique. L’automatisation n’est pas à blâmer en soi. Tout dépend de l’utilisation qui en est faite, des valeurs qui l’encadrent et de la finalité poursuivie par l’entreprise et le système socioéconomique. En d’autres mots, les sociétés ne pourront pas s’avancer avec succès sur la voie de l’automatisation de la production des biens et des services sans reconsidérer des enjeux fondamentaux comme la consommation, le travail, les loisirs et la répartition des revenus. Le professeur Robert Skidelsky de l’université de Warwick fait remarquer à ce sujet que «sans ces efforts d’imagination sociale, le rétablissement à l’issue de la crise actuelle sera tout simplement un prélude à d’autres calamités fracassantes à l’avenir». Une des plus menaçantes à l’heure actuelle est une cassure en deux de la société avec, d’une part, une minorité composée de producteurs, de professionnels, de superviseurs et de spéculateurs financiers et, d’autre part, une majorité réduite à l’oisiveté forcée.

L’économiste bien connu John M. Keynes avait associé le progrès technologique à la possibilité de libérer au moins partiellement l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le travail. Or, au moment même où cette possibilité est à portée de main, notre système socioéconomique se révèle incapable de convertir la croissance de la richesse et la croissance du chômage technologique qui l’accompagne en croissance du temps de loisir volontaire. Il se révèle en fait incapable d’aborder le travail autrement que comme une marchandise. Dans un contexte où la fonction marchande prime les autres fonctions sociales, l’aborder différemment serait reconnaître que les lois du marché ne s’appliquent que très imparfaitement et avec difficulté, à cette marchandise que Karl Polanyi a si bien décrite comme fictive. Bref, ce serait reconnaître que la magie du marché ne pourra pas résoudre le problème de la rareté croissante de l’emploi créée par la rupture du mariage de raison, vieux de deux siècles, entre le capital et le salariat.

Dans La Grande Transformation, Polanyi nous rappelle qu’une économie de marché appelle une société du marché, où le marché, dit autorégulé, mais débridé en réalité, tend à s’étendre au-delà de son domaine original, le commerce de biens matériels ou de services. Le marché colonise ainsi peu à peu toutes les dimensions de l’activité humaine, les assimilant à des marchandises, quelle que soit leur compatibilité à le devenir. Toute production doit être destinée à la vente et tout revenu doit en provenir. En termes marxistes, on parlerait de subsomption à la logique de l’accumulation du capital. La terre (ou la nature), le travail et la monnaie, des éléments non destinés à la vente, sont devenus ainsi de fausses marchandises, des marchandises fictives désormais inexorablement encastrées dans le marché. Il était devenu désormais impossible de vivre de son travail sans passer par le système.

Et pourtant, en échappant à tout encadrement, cette expansion du marché porte en elle le risque permanent de se saper et de saper ainsi la viabilité du système socioéconomique capitaliste. C’est pour cela que dans un passé encore récent, des lois, des règlements et des institutions tentaient, avec plus ou moins de bonheur, de limiter cette expansion du marché pour éviter qu’elle ne porte atteinte à des éléments fondateurs de toute société, comme l’altruisme, les relations de bonne foi ou la solidarité au sein des familles et des collectivités. En fait, il s’agissait d’empêcher le capitalisme de s’autodétruire en devenant totalement capitaliste, l’expansion du marché déconstruisant les fondements non capitalistes de la société dans laquelle il triomphait. C’est d’ailleurs dans cette optique que le travail, fruit de l’activité humaine, la terre, une subdivision de la nature, et la monnaie, dont les fluctuations sont dangereuses pour l’organisation de la production, ont fait l’objet de mille et un accommodements réglementaires le plus souvent ambigus entre les élites politiques et financières pour tenter de protéger la société d’une marchandisation complète.

Depuis lors, le retour au libéralisme économique pur et dur et la mondialisation subséquente aidant, le capital a acquis une mobilité qui lui donne un pouvoir coercitif sans équivalent sur les États. Différents traités internationaux sont d’ailleurs venus sanctuariser les intérêts de la finance au-dessus du politique. Si les orientations d’un gouvernement ne répondent pas aux exigences des investisseurs, ces derniers le sanctionnent immédiatement en retirant leurs capitaux. Ils échappent ainsi à toute contrainte moindrement inspirée par la notion de bien commun ou par des impératifs sociétaux, que ce soit en matière de santé, d’environnement, de sécurité d’emploi, de conditions de travail ou de prospérité.

Aujourd’hui, nous fait remarquer Zaki Laïdi, un politologue français, «la force idéologique de la société de marché réside peut-être moins dans sa capacité de convertir des secteurs non marchands en secteurs marchands qu’à se représenter la vie sociale comme un espace marchand, même quand il n’y a pas à la clé une transaction marchande. C’est un point fondamental qu’il faut expliciter. On peut dire par exemple que dans l’éducation, la société de marché est à l’œuvre, non pas parce que l’on privatiserait à tout va, mais parce que socialement on se représente de plus en plus l’école comme une société de services devant préparer les enfants à la vie active». L’école se retrouve ainsi réduite à un simple lieu de prestation de services. Il en va de même pour d’autres biens et services perçus encore récemment comme des quasi-droits sociaux. C’est notamment le cas de la santé ou encore les postes.

Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant de constater que la plupart des études consacrées aux changements induits par les avancées technologiques des dernières décennies dans la façon de produire continuent de s’inscrire dans la logique dominante. C’est-à-dire une conception du développement qui confond croissance et développement ; qui ignore les externalités, soit les dommages environnementaux et sociaux ; qui considère comme infinies les ressources de la planète ; qui accorde la priorité à la valeur d’échange au détriment de la valeur d’usage ou valeur concrète d’un bien ou d’un service ; et qui assimile essentiellement l’économie au taux de profit et à l’accumulation du capital, quitte à créer de profondes inégalités. Très peu d’études abordent les conséquences socioéconomiques de ces changements et leur impact sur la survie même des sociétés issues de la civilisation du capitalisme industriel. Pensons ici aux contrecoups de la raréfaction des emplois sur la demande de produits et services ou encore sur les revenus des collectivités ou des États, et ultimement sur la capacité de ces derniers de continuer à financer les infrastructures et les programmes sociaux. Pourront-ils survivre encore longtemps sans revisiter leurs assises, soit leur relation avec la nature ; leur système technique de production de la base matérielle de la vie, au sens physique, culturel et spirituel ; leur manière de s’organiser collectivement sur les plans politique et social ; leur façon d’interpréter la réalité et de s’investir dans sa construction, leur manière d’être et d’agir, leur culture en somme ? En d’autres mots, sans revisiter leur mode de production ?

L’automatisation au cœur d’un mode de production post-capitaliste

Un mode de production ne concerne pas seulement la façon dont sont traités les facteurs de production pour aboutir à un bien ou un service à offrir à la consommation. Comme le précisait l’historien britannique Eric Hobsbawm dans Marx et l’Histoire, «un mode de production inclut à la fois un programme particulier de production (une manière de produire, sur la base d’une technologie et d’une division productive de la main-d’œuvre particulières) et un ensemble spécifique, historiquement valide, de relations sociales à travers lesquelles la main-d’œuvre est déployée pour arracher l’énergie à la nature au moyen d’outils, d’expertise, d’organisation et de connaissance, à un moment donné de son développement, à travers lesquels les excédents produits socialement circulent, sont distribués et utilisés pour une accumulation ou d’autres fins».

Un changement de mode de production implique donc un changement des rapports qui règlent l’organisation des relations entre les êtres humains dans la mise en œuvre des forces productives (travailleurs, machines, technologie). Et historiquement, ce type de changement s’accompagne d’un changement du système de propriété des moyens de production.

Un nouveau mode de production détermine ainsi à la fois l’organisation sociale de la production (par le recours par exemple au salariat), la répartition du fruit du travail et les rapports entre les classes sociales, ces dernières se retrouvant séparées par leur place dans les rapports de production et par leurs intérêts respectifs. On peut donc commencer ici à s’interroger déjà sur la nature des rapports sociaux qui prévaudront dans un mode de production où la répartition de la création de la valeur ajoutée ne pourra plus se faire tellement par le travail rémunéré.

En effet, quand les élites dirigeantes permettent à la sphère économique de se libérer du contrôle social (ou contrôle politique), la société en subit immanquablement les conséquences. Elle est démantelée au profit des forces économiques. La décadence de la féodalité rongée et minée intérieurement par l’argent en est une bonne illustration. Les forces financières prirent le dessus et réussirent à casser le système féodal par le haut, en subordonnant socialement et politiquement les seigneurs par des prêts, et par le bas, en enfermant les paysans dans la spirale du prêt usuraire. Les bases sociales du régime féodal furent ainsi peu à peu détruites, laissant place à un nouveau mode de production fondé sur la propriété privée des moyens de production. Ces moyens furent d’abord les terres arables et plus tard les manufactures. Ce processus, qui au fond était la destruction d’une hiérarchie sociale déjà en plein dévoiement et d’un régime de propriété et d’un mode de production dépassés, ouvrit la porte au progrès social et économique.

La situation actuelle rappelle cette dynamique. La dislocation de la société issue de la civilisation du capitalisme industriel dans les pays avancés est en marche parce que l’économie, désencastrée du social et tendue vers le rétablissement à tout prix du taux de profit, a pris le dessus. Les bases sociales de cette civilisation se sont ainsi peu à peu érodées, notamment les garanties offertes par les droits sociaux et les contrepoids au droit de propriété introduits par les droits collectifs du travail. Tout l’édifice des protections et des droits, qui avait servi d’incubateur à la citoyenneté industrielle des Trente Glorieuses, s’est lézardé sous l’impact de l’impartition, de la numérisation, de la sous-traitance et de la multiplication des contrats de travail temporaires, autant de moyens destinés à accroître la profitabilité des entreprises.

Des changements structurels se sont matérialisés non seulement dans le système technique de production, mais également dans le régime de propriété et son emprise sur les moyens de production et la richesse collective. La longue période de transition systémique amorcée dans les années 1970 est toujours en cours. Elle est à la fois une période d’incertitude profonde, un moment de remise en cause massive des acquis de la civilisation industrielle et un temps de maturation et d’émergence progressive d’un nouveau mode de production. Ce nouveau mode se construit inéluctablement sur les nouvelles potentialités technologiques, institutionnelles et sociopolitiques. La nature des rapports sociaux qui en découleront est un enjeu civilisationnel.

Parallèlement, le capital arrive d’un point de vue structurel au bout de ses capacités de valorisation. L’instauration d’un mode de production qui se libère désormais de la force humaine et du travail salarié (travail vivant) met fin aussi à la production de valeur, en piégeant complètement le capital dans une impasse. Cette voie sans issue est constituée par trop de moyens de production et de marchandises et pas assez de masse salariale, et donc de demande finale pour les absorber, ou encore par trop de capital accumulé et pas assez de plus-value produite pour assurer sa reproduction, par sa réalisation. Ce sont deux manifestations d’une même contradiction qui réside dans le fait que le capital tend à diminuer la quantité de travail salarié qu’il emploie en même temps qu’il tend à augmenter la puissance des machines et la quantité de marchandises produites. Son état est de produire plus pour moins cher, en vue de vendre avec suffisamment de profit pour permettre l’accumulation et de nouveaux investissements. L’automatisation aggrave fatalement cette contradiction fondamentale, car il faut encore que des débouchés continuent d’exister et ce ne sont pas les robots qui achèteront les marchandises produites par eux. Substituts de travailleurs dont les salaires nourrissent la demande, les robots ne peuvent pas participer à la régénération du capital. Sans travail salarié, le problème de la solvabilité des consommateurs se pose tout de suite, comme d’ailleurs celui de la pérennité même du système économique.

Alberto Rabilotta est un journaliste canadien indépendant, ancien correspondant au Canada des agences Prensa latina (PL) et Notimex (NTX).

Michel Agnaïeff est un ancien dirigeant syndical québécois et un ex-président de la Commission canadienne pour l’UNESCO.

Relu par nadine pour le Saker Francophone

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