Par Alberto Rabilotta et Michel Agnaïeff – Le 31 janvier 2016
Si quelque chose définit bien la dislocation sociale en cours, c’est l’incertitude autour du travail-emploi. La déconnexion radicale et rapide de l’économie par rapport à la société, provoquée par les politiques néolibérales, a transformé l’enjeu du chômage massif et de la précarisation de l’emploi en enjeu de survie pour la société actuelle, et en défi fondamental pour la société qu’il faudra créer dans l’avenir.
En 1900, un peu moins de la moitié de la population active des États-Unis travaillait dans l’agriculture. En 2000, on n’y retrouvait plus que 1,9 %. De l’autre côté de l’Atlantique, en France, le nombre d’agriculteurs a été divisé par dix au cours de la même période. L’accélération des progrès techniques dans tous les domaines pertinents avait rendu cette évolution possible, tout en permettant à un secteur de l’alimentation et de l’agriculture profondément transformé de continuer à jouer un rôle important dans l’économie. Il était devenu possible de produire de plus en plus de denrées avec de moins en moins de main-d’œuvre. Il s’ensuivit un exode forcé de travailleurs de l’agriculture vers le refuge offert par d’autres secteurs de l’économie où les besoins de nouveaux bras allaient croissant.
Un exode comparable peut se produire au cours des vingt ou trente prochaines années, mais cette fois sans grand sanctuaire d’emplois à l’horizon. Au cours des dernières décennies, le secteur des services a servi de principal refuge aux travailleurs chassés des emplois industriels par les différentes vagues de progrès technique qui se sont succédées de plus en plus rapidement, avec les percées en électronique, informatique et télécommunications. Or, la capacité du secteur des services de compenser les pertes d’emplois subies ailleurs va en se réduisant, car il est à son tour en voie de se transformer profondément. La prochaine vague risque d’être meurtrière au chapitre des emplois dans ce domaine, comme d’ailleurs dans d’autres domaines moins touchés jusqu’ici. Fait aggravant, l’économie mondiale ne crée plus suffisamment d’emplois. D’après l’Organisation internationale du travail (OIT), le chômage frappait 201 millions de personnes dans le monde en 2014, soit 30 millions de plus qu’avant la crise de 2008. Les effets sur l’emploi des nouvelles transformations impulsées par le progrès technologique viendront donc alourdir davantage un chômage déjà massif. Autre fait aggravant, le même rapport note une dissociation croissante entre les revenus du travail et la productivité, cette dernière augmentant plus vite que les salaires, et on constate les répercussions négatives sur la consommation, l’investissement et les recettes publics.
Progrès technologique et progression du chômage
Aujourd’hui, le progrès technique permet de mettre au point des formes d’automatisation logicielles et robotiques qui imitent certaines dimensions de l’intelligence humaine. Ces machines sont capables d’assurer de façon croissante non seulement des tâches fortement routinières, comme ce fut le cas dans le passé, mais également des tâches exigeant des interactions avec des usagers ou des clients. Cela ne s’arrête pas là cependant. Jean-Yves Geoffard de l’École d’économie de Paris souligne que «le péril pèse aussi sur de nombreuses activités intellectuelles, liées au traitement et à la synthèse de l’information, qui peuvent être confiées à des machines apprenantes, manipulant des quantités infiniment plus grandes de données que le cerveau humain ne peut en appréhender». C’est donc toute la galaxie des emplois des secteurs des services, de l’administration et du savoir qui se retrouvera bouleversée par le progrès technique, et ce, quelles que soient les connaissances ou habiletés exigées par les différentes occupations. En effet, la capacité des machines de traiter des masses de données peu structurées, d’interpréter le discours humain et de comprendre les actions et les commandes humaines va déjà en augmentant. Capables d’évoluer par l’apprentissage automatique, ces machines pourront remplir un nombre croissant de tâches assurées actuellement par des enseignants, des ingénieurs, des avocats, des professionnels de la santé, des spécialistes de la finance, des administrateurs ou des cadres d’entreprises ou de services publics.
Le bouleversement ne sera pas cependant seulement le fruit de nouvelles percées scientifiques ou technologiques, même si ces dernières ne sont pas à minimiser compte tenu du rythme actuel des innovations. D’après un rapport produit par le McKinsey Global Institute, douze technologies déjà existantes vont profondément ébranler les fondements du marché du travail mondial. Certaines sont bien connues déjà et d’autres moins. Il s’agit de l’internet nomade ou sans fil, de l’automatisation du travail intellectuel, de l’internet des objets, de l’informatique en nuage, de la robotique avancée, des véhicules semi-autonomes ou autonomes, de la génomique de prochaine génération, du stockage d’énergie, de l’impression 3D ou tridimensionnelle, des matériaux avancés, de l’exploration et de la récupération avancée du pétrole et du gaz, de l’énergie renouvelable.
Une autre étude sur le risque de l’automatisation des emplois, menée cette fois à l’Université d’Oxford, indique que l’informatisation affectera près de 47 % des emplois existants aux États-Unis au cours des deux prochaines décennies. Les auteurs de l’étude ont analysé 702 types d’occupations ou métiers, sous l’angle des tâches effectuées et des habiletés exigées et en comparant ces dernières aux capacités actuelles et anticipées des moyens informatiques. À la lumière des résultats, ces occupations ont été ensuite classées selon le degré de probabilité de leur automatisation, permettant ainsi d’estimer leur vulnérabilité.
L’étude suggère que deux nouvelles vagues d’automatisation se succéderont. Au cours des deux prochaines décennies, la première vague mettra à haut risque surtout des emplois dans le transport, les activités logistiques et les tâches de soutien administratif. Elle accroîtra aussi la vulnérabilité des emplois dans le secteur des services. Il s’agira, entre autres, d’occupations comme chauffeur de taxi, préposé de comptoir, auxiliaire juridique, bibliotechnicien, télévendeur ou assureur. Par contre, la seconde vague ne se produira qu’une fois résolues les difficultés que pose actuellement l’imitation informatique de la perception humaine, de la créativité et de l’intelligence sociale. Au fur et à mesure cependant que le recours à la rumination des mégadonnées permettra de surmonter ces difficultés, les emplois exigeant jugement, savoir, créativité et entregent seront touchés à leur tour. Les auteurs de cette étude se montrent néanmoins prudents et ne chiffrent pas le nombre d’emplois susceptibles d’être touchés ainsi. En revanche, ceux du rapport du McKinsey Global Institute avancent que des algorithmes sophistiqués pourraient se substituer à environ 120 ou 140 millions de travailleurs du domaine du savoir dans le monde.
En somme, comme de tout temps, la technologie va continuer de progresser et de nouvelles percées vont accélérer le rythme des innovations. Les tâches qui pourront s’exécuter plus rapidement et à moindre coût par des machines le seront immanquablement. Un tel processus pourrait aussi inclure certains aspects des tâches dites créatives. L’automatisation ne touchera pas que les emplois moins qualifiés, sachant toutefois que «le travail humain devrait avoir encore longtemps un avantage comparatif dans les tâches qui requièrent des formes de manipulation et perception complexes».
Alberto Rabilotta est un journaliste canadien indépendant, ancien correspondant au Canada des agences Prensa latina (PL) et Notimex (NTX).
Michel Agnaïeff est un ancien dirigeant syndical québécois et un ex-président de la Commission canadienne pour l’UNESCO.
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