Par Christine Cuny − Le 9 Février 2019
C’est aux Bolcheviks que nous devons la découverte, en novembre 1917, dans les archives du ministère tsariste des Affaires étrangères, d’un document secret qui, rendu rapidement public, faisait état, comme nous l’indique William Engdahl, d’un… « plan des grandes puissances [la Grande-Bretagne et la France] visant au dépeçage de l’ensemble de l’Empire ottoman après la guerre, pour en distribuer les meilleurs parts aux vainqueurs. Le détail en avait été mis au point en février 1916 et secrètement ratifié par les gouvernements respectifs en mai 1916. Le monde dans son ensemble ne savait rien de cette occulte diplomatie de guerre. »
Selon le même auteur, ce document, préparé du côté britannique par sir Mark Sykes, le conseil en Affaires orientales du secrétaire d’État à la guerre, lord Kitchener… « prévoyait de garantir l’assentiment français face à un détournement massif des forces britanniques du théâtre d’opération européen vers le Moyen-Orient. Pour arracher cette concession française, Sykes avait été autorisé à promettre pour l’après-guerre, des concessions notables dans la portion arabe de l’Empire ottoman à Georges Picot, le négociateur français ancien consul général à Beyrouth. »
En guise de remerciement pour sa bonne volonté, il était ainsi prévu que la France prenne… « le contrôle effectif de ce qui était appelé la ‘zone A’, englobant la grande Syrie (Syrie et Liban), les villes principales de l’intérieur, Alep, Hama, Homs et Damas, de même que Mossoul, ville riche en pétrole du Nord-Est et aussi les concessions alors détenues par la Deutsche Bank par le biais de la Turkish Petroleum Gesellschaft. »
Tiens, tiens … il ne s’agissait donc pas seulement d’en finir avec la « barbarie » allemande…
Pour ce qui la concerne, Sa Majesté la Grande-Bretagne s’attribuait, en vertu du même accord, le contrôle de… « la ‘zone B’ située au Sud-Est de la région contrôlée par la France, dans ce qui est aujourd’hui la Jordanie et à l’est, l’essentiel de l’Irak et du Koweït, y compris Bassorah et Bagdad. Plus encore, [elle] récupérait les ports de Haïfa et de Saint-Jean-d’Acre ainsi que le droit de créer une voie de chemin de fer depuis Haïfa, à travers la zone française jusqu’à Bagdad et de l’utiliser pour le transport de ses troupes. »
Nous avons ici une preuve de la singulière capacité qu’ont les puissances occidentales, dès lors qu’elles sont menées par les grands intérêts économiques et financiers, de se manger le nez les unes-les autres, tout en pratiquant avec une extraordinaire élasticité, le copinage crapuleux sitôt qu’il s’agit de s’attaquer à des peuples sans défense qui possèdent les richesses qu’elles convoitent.
Et pour mieux dissimuler leurs buts secrets, rien de plus simple alors de proclamer à la face du monde, en guise de justification de leurs « interventions », qu’elles sont chargées d’une « mission sacrée de civilisation », laquelle n’est en réalité invoquée que pour mieux dissimuler le pire… Ce qui n’empêchera pas qu’en 1919, elle figure noir sur blanc dans le fameux (et infâme) « Traité de Versailles », et plus précisément, dans l’article 22 du « Pacte de la Société des Nations ».
Une Société des Nations, ancêtre de notre actuelle Organisation des Nations Unies, qui faillirait lamentablement à sa mission, car sa création aurait pour résultat, plutôt que de l’empêcher, de cautionner et de légitimer la prise de contrôle, par une bande de vautours, des territoires jadis
dépendants de l’ex-Empire Ottoman, qui avait désormais vécu. Pour ce qui la concerne, la France n’aurait pas à se plaindre des concessions faites par son Altesse, la Grande Bretagne, à l’égard de son ex « ennemie héréditaire » puisque, comme le rappelle William Engdahl… « ce contrôle français reconnaissait formellement une soi-disant ‘indépendance’ des Arabes vis-à-vis de la Turquie sous l’égide d’un ‘protectorat’ français. »
Bien que les conséquences de la guerre aient été effroyables pour la France – avec 1 500 000 soldats tués et 2 600 000 autres gravement blessés, sans compter les divers dommages collatéraux dont, soit dit en passant, il est rarement fait mention, la France, désormais bénéficiaire de la création de nouveaux États comme la Syrie et le Liban, protesterait bien peu face au comportement de son amie et alliée qui, en 1915, n’avait pourtant pas hésité à la lâcher – laissant les soldats français et allemands s’écharper dans des combats effroyables – pour opérer un engagement extraordinaire de ses ressources en hommes et en matériels vers les confins de la méditerranée et du golfe Persique. Selon ce que nous en dit William Engdahl, la justification de ce changement de front alors avancée par la Grande Bretagne avait été la nécessité de renforcer les … « capacités de combat de la Russie contre les puissances centrales, ce qui devait permettre d’exporter le blé russe à travers les Dardanelles vers l’Europe occidentale, où la demande en était pressante. »
Or, cela n’était pas tout à fait exact, puisque la bataille des Dardanelles, – qui en plus d’être désastreuse (on dénombrera plus de 400 000 morts), sera un échec cuisant pour les Alliés… « avait été entreprise pour sécuriser l’approvisionnement pétrolier en provenance des champ pétrolifères russes de Bakou pour soutenir l’effort de guerre anglo-français. Le sultan ottoman avait en effet décrété l’embargo sur les navires transportant du pétrole russe via les Dardanelles. » Cette excuse tenait en outre d’autant moins qu’après 1918, la Grande-Bretagne continua de maintenir près d’un million de soldats stationnés à travers le Moyen-Orient. Au point que dès 1919, le golfe Persique avait pu être qualifié de « lac britannique ». Quant à la France, le désastre de Gallipoli lui permettrait de récupérer « les concessions pétrolières de Mossoul en plus de la reconnaissance [de ses] revendications antérieures sur le Levant » que la Grande-Bretagne, fragilisée à ce moment-là, avait été forcée de lui céder.
Sans pitié quand il s’agissait de réprimer violemment les populations sur lesquelles elle considérait exercer de plein droit sa grande « mission de civilisation », et qui osaient – oh crime de lèse-majesté ! – se rebiffer, la France n’en manifestait pas moins une singulière mansuétude devant les agissements pour le moins contestables de sa grande copine d’Outre Manche. C’est ainsi, comme nous l’apprend encore William Engdahl, que… « dès le 30 septembre 1918, [elle] s’alignait sur les conditions britanniques pour créer les ‘zones d’occupation militaire temporaire’ ». Cela signifiait que « par cet accord, les Britanniques occupaient la Palestine turque sous l’empire de ‘l’Administration des territoires ennemis occupés’, agrandissant d’autant la sphère britannique. »
Et ce n’était pas fini… Toujours selon William Engdahl… « après la fin de la guerre en Europe et reconnaissant l’impuissance française à déployer des troupes suffisantes dans les zones qui lui étaient attribuées, la Grande-Bretagne offrit généreusement d’en assurer la haute garde militaire et administrative. C’est ainsi que le général Edmund Allenby, commandant en chef de la force expéditionnaire égyptienne, devint de fait le dictateur militaire de tout le Moyen-Orient arabe, sphère française incluse. »
Cette France, qui savait si bien rappeler à ses braves « poilus » leur devoir de sacrifice pour l’Honneur de « leur » Patrie, avait donc dû, elle, ravaler à plusieurs reprises sa fierté et tout le reste face aux exigences – et, il faut bien le reconnaître, à la redoutable efficacité, de la perfide Albion : c’est qu’en échange, celle-ci avait eu la bienveillance d’un seigneur à l’égard de ses vassaux, de lui laisser quelques miettes de ses conquêtes.
De véritables pépites, en réalité, qui valaient bien (et qui vaudraient toujours) le sacrifice de millions d’hommes ?…
Christine Cuny
Source
07/09/2007 : Investig’action : Pétrole, une guerre d’un siècle
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