Par Christine Cuny − Le 10 décembre 2024
Après la Seconde guerre mondiale, le nombre des étudiants dans les Facultés n’avait pas cessé de croître… Jean-François Condette indique qu’ils « sont au nombre de 155 800 pour l’année universitaire 1954-1955 ; leur nombre passe à 214 672 en 1960-1961, puis 508 100 en 1967-1968. »
Au moment où surviennent les événements de mai 1968, il y a parmi ceux-ci, un grand nombre d’enfants d’ouvriers qui n’en finissent pas de mener des recherches dans toutes sortes de domaines : sciences humaines et sociales, économie, sociologie, histoire…, en prenant appui sur les enseignements dont Marx aura pu démontrer toute la pertinence : le matérialisme dialectique et le matérialisme historique…
Or, la loi d’orientation de l’enseignement supérieur du 12 novembre 1968, dite Loi Faure, promulguée 6 mois après les événements en réponse au choc que ces derniers avaient provoqué, devait bloquer le processus en cours dans l’enseignement supérieur, ce qui ne pouvait manquer d’avoir des conséquences à long terme sur le système d’enseignement en France dans son ensemble.
Ainsi, en s’appuyant sur les revendications les plus fortes – en particulier, sur celles d’ « autonomie » et de « pluridisciplinarité » exprimées par des étudiants qui se sentaient de plus en plus à l’étroit au sein d’une institution universitaire si conservatrice et étriquée qu’elle se trouvait de plus en plus en contradiction avec l’immensité des champs d’investigation que, par ailleurs, elle permettait d’atteindre sur le plan intellectuel -, la loi Faure rendrait possible l’ouverture d’une brèche permettant à des agents économiques privés – nationaux mais aussi européens – de s’engouffrer dans une sphère jusque-là réservée au domaine public.
Prétendant garantir à une population (et à sa jeunesse, en particulier) une universalité des connaissances permettant à chacun et à chacune de s’enrichir intellectuellement et, par ce biais, d’apporter le meilleur de soi-même à la société, il s’agissait en réalité de promouvoir tout autre chose… C’est ainsi que dans l’article 1er de cette fameuse loi Faure du 12 novembre 1968, traitant de la Mission de l’enseignement supérieur, nous pouvons lire [c’est moi qui souligne] :
» Les universités et les établissements auxquels les dispositions de la présente loi seront étendus ont pour mission fondamentale l’élaboration et la transmission de la connaissance, le développement de la recherche et la formation des hommes.(…) Elles doivent correspondre aux besoins de la nation en lui fournissant des cadres dans tous les domaines et en participant au développement social et économique de chaque région. (…) »» A l’égard des étudiants, elles doivent s’efforcer d’assurer les moyens de leur orientation et du meilleur choix de l’activité professionnelle à laquelle ils entendent se consacrer et leur dispenser à cet effet, non seulement les connaissances nécessaires, mais les éléments de la formation. »(…)« L’enseignement supérieur doit être ouvert aux anciens étudiants ainsi qu’aux personnes qui n’ont pas eu la possibilité de poursuivre des études afin de leur permettre, selon leurs capacités, d’améliorer leurs chances de promotion ou de convertir leur activité professionnelle. »(…)« D’une manière générale, l’enseignement supérieur – ensemble des enseignements qui font suite aux études secondaires – concourt à la promotion culturelle de la société et par là même à son évolution vers une responsabilité plus grande de chaque homme dans son propre destin. »
Or, la réalité qui caractérise désormais le monde universitaire et dont, selon Pierre Trincal, les étudiants ne voulaient pas entendre parler en 1968, nous la retrouvons sous la plume de celui-ci, relatant en 2016 les différentes étapes de sa propre participation – en tant que chef du bureau des études générales au sein de l’administration centrale du ministère de l’Éducation nationale -, aux travaux qui déboucheraient sur l’élaboration de cette fameuse loi Faure.
Ainsi, comme le souligne Pierre Trincal, il n’était « pas question pour [les étudiants] de laisser les Universités concevoir des formations originales, répondant mieux aux perspectives du marché de l’emploi, et surtout délivrer des diplômes propres sans le label de l’État. On voulait des « diplômes nationaux », réputés parfaitement semblables d’une faculté à l’autre et de même valeur. »
A l’inverse, toujours selon Pierre Trincal, « les plus fervents défenseurs de cette conception rigoureuse de l’autonomie universitaire », c’est-à-dire, « les scientifiques, les sociologues, les économistes et les chefs d’entreprise (…) se référaient à ce qui avait cours aux USA et en Grande-Bretagne ainsi que dans tous les pays les plus scientifiquement développés. »
En outre, ils « faisaient valoir que l’habilitation des Universités par l’État à délivrer les mêmes enseignements ne pouvait avoir en aucun cas pour effet de les mettre toutes au même degré d’excellence pédagogique et que les entreprises sauraient bien trier parmi les diplômes nationaux ceux qui auraient une valeur de ceux qui ne vaudraient que celle du parchemin. Ils souhaitaient donc la suppression des diplômes nationaux et du contrôle a priori sur les programmes par la procédure d’habilitation ministérielle. Ils voulaient des diplômes d’Université. »
Si l’on en croît toujours Pierre Trincal, cette stratégie des enseignements pluridisciplinaires « se faisait jour surtout dans les facultés des sciences, en médecine, en sciences humaines. (…) Cette aspiration était perceptible dans certains milieux patronaux qui regrettaient que les enseignements universitaires soient presqu’exclusivement destinés à former des enseignants et non des cadres d’entreprises. »
Ainsi, la revendication par les étudiants d’ « enseignements pluridisciplinaires », ne correspondait en rien à cette « stratégie » évoquée par Pierre Trincal, visant à une « diversification des cursus de l’enseignement supérieur pour obtenir un nombre de diplômés comparable à celui des grands pays industriels et dont la qualification répondrait mieux aux besoins de l’économie »… Et par conséquent, aux nécessités d’une compétition économique internationale exigeant un apport de capital humain ou de force de travail toujours plus performant(e)…
Désormais, les défenseurs de cette stratégie – puisque nous sommes bien ici dans un contexte de combat lié à la lutte des classes -, peuvent être satisfaits : l’Université, dans ses différentes disciplines, surplombe l’ensemble du système de recherche et d’enseignement. Elle trône donc au-dessus des lycées et de l’enseignement secondaire en général, et tout au-dessus de l’enseignement primaire.
A cet égard, elle assure la collation des grades (attribution des diplômes) sur des contenus qu’elle est seule à définir (cf. article 1er de la loi Faure : « Les universités et les établissements auxquels les dispositions de la présente loi seront étendus ont pour mission fondamentale l’élaboration et la transmission de la connaissance ») selon la ligne générale tracée, peu à peu, par les gouvernements successifs. Et ce, toujours indépendamment de leur couleur politique…
Il y a donc aujourd’hui, en France, toute une partie de la pyramide sociale – celle qui se trouve être très proche de l’État, mais aussi bien, pour finir, de l’ensemble de la population (du point de vue du système hiérarchisé de diffusion des connaissances…) – qui dépend de l’Université, et des influences qui s’exercent sur elle : dans notre beau pays, ce sera, d’abord et avant tout, celle de la grande bourgeoisie adossée aux multinationales…
Christine Cuny
Sources
- « Mai 1968 en perspective » : ruptures et continuités, accélérations et résistances à la réforme dans le champ éducatif (1968-1975) ; Jean-François Condette ; page 2 ; Histoire Politique ; Revue du Centre d’histoire de Sciences Po ; 37 /2019 ; Les oppositions aux réformes éducatives de l’après Mai 1968 ; Open Edition Journals
- Loi n° 68-978 du 12 novembre 1968 d’orientation de l’enseignement supérieur ; Journal officiel de la République française du 13 novembre 1968 ; page 10579
- Trincal Pierre « Étapes et problèmes dans la mise en œuvre de la loi Edgar Faure ». La loi Edgar Faure, édité par David Valence et Bruno Poucet, Presses universitaires de Rennes, 2016, https://doi.org/10.4000/books.pur.46720 (pages p. 199-222)