Le nouveau livre de Kishore Mahbubani soutient que le rajeunissement de la Chine n’est pas motivé par une impulsion missionnaire, un fait que les États-Unis faiblissants, sur le déclin, refusent de voir.
Par Pepe Escobar − Le 27 avril 2020 − Source Asia Times
En tant qu’incarnation vivante de la façon dont l’Orient et l’Occident se rencontreront, Mahbubani est infiniment plus capable de parler des complexités liées à la Chine que les « experts » occidentaux superficiels qui se décrivent eux-mêmes comme des spécialistes de l’Asie et de la Chine.
Surtout maintenant que la plupart des factions du gouvernement américain, de l’État profond et de l’establishment de la côte Est pratiquent une guerre hybride 2.0 contre la Chine, lourde de diabolisation.
Membre distingué de l’Institut de recherche sur l’Asie de l’Université nationale de Singapour, ancien président du Conseil de sécurité des Nations Unies (de 2001 à 2002) et doyen fondateur de la Lee Kuan Yew School of Public Policy (2004-2017), Mahbubani est la quintessence de la diplomatie.
Le rentre dedans n’est pas son style. Au contraire, il déploie toujours une patience infinie – et une connaissance d’initié – lorsqu’il essaie d’expliquer, surtout aux Américains, ce qui fait fonctionner la civilisation et l’État chinois.
Tout au long d’un livre élégamment argumenté et bourré de faits convaincants, on a l’impression que Mahbubani applique le taoïsme. Soyez comme l’eau. Laissez-la couler. Il virevolte comme un papillon qui va au-delà de sa propre conclusion paradoxale : « Un conflit géopolitique majeur entre l’Amérique et la Chine est à la fois inévitable et évitable. » Il se concentre sur les chemins qui mènent à l’« évitable ».
Le contraste avec la mentalité de confrontation, d’immobilisme et d’inadéquation anachronique du piège de Thucydide, qui prévaut aux États-Unis ne pourrait pas être plus frappant. Il est très instructif d’observer le contraste entre Mahbubani et Graham Allison de l’université de Harvard – qui semblent s’admirer mutuellement – lors d’un débat à l’Institut de la Chine.
Un indice important pour comprendre son approche nous est révélé lorsque Mahbubani nous raconte comment sa mère hindoue l’emmenait dans les temples hindous et bouddhistes de Singapour – même si dans cet État insulaire, la plupart des moines bouddhistes étaient en fait des Chinois. Nous trouvons ici résumé le croisement culturel et philosophique fondamental Inde-Chine qui définit l’Asie orientale « profonde », reliant le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme.
Tout pour le dollar américain
Pour les asiatiques, et pour ceux qui, comme moi, ont effectivement vécu à Singapour, il est toujours fascinant de voir comment Mahbubani incarne le meilleur du disciple de Lee Kuan Yew, mais sans l’arrogance. Bien que son effort pour comprendre la Chine de l’intérieur, dans toute son étendue et pendant des décennies, soit plus que visible, il est loin d’être un disciple du Parti communiste chinois (PCC).
Et il souligne ce point de multiples façons, en montrant comment, dans le slogan du parti, Chinois est bien plus important que Communiste :
Contrairement au Parti communiste soviétique, [le PCUS] le PCC ne surfe pas sur une vague idéologique, mais sur la vague d’une civilisation renaissante … la plus forte et la plus résiliente de l’histoire.
Mahbubani décrit inévitablement les défis et les lacunes géopolitiques et géo-économiques de la Chine et des États-Unis. Et cela nous amène à l’intérêt majeur du livre : comment il explique aux Américains la récente érosion de la confiance mondiale dans l’ancienne « nation indispensable », et comment le dollar américain est son talon d’Achille.
Nous devons donc une fois de plus nous vautrer dans l’interminable bourbier du statut de monnaie de réserve, de son « privilège exorbitant », de la récente instrumentalisation totale du dollar américain – sanctions, etc. – et, inévitablement, du contrepoids : ces « voix influentes » qui s’efforcent maintenant de ne plus utiliser le dollar américain comme monnaie de réserve.
Il s’agit de la technologie du blockchain et de la volonté chinoise de créer une monnaie alternative basée sur cette technologie. Mahbubani nous emmène au China Finance 40 Forum en août de l’année dernière, lorsque le directeur adjoint de la Banque populaire de Chine (PBoC), Mu Changchun, a déclaré que la PBoC était « proche » d’émettre sa propre monnaie cryptographique.
Deux mois plus tard, le président Xi a annoncé que la blockchain deviendrait une « haute priorité » et une question de stratégie nationale à long terme. C’est ce qui se passe actuellement. Le yuan numérique – comme une « blockchain souveraine » – est imminent.
Et cela nous amène au rôle du dollar américain dans le financement du commerce mondial. Mahbubani analyse correctement qu’une fois que cela sera terminé, « le système international complexe basé sur le dollar américain pourrait s’effondrer, rapidement ou lentement ». Le plan directeur de la Chine consiste à accélérer le processus en connectant ses plateformes numériques – Alipay, WeChat Pay – en un seul système mondial.
Siècle asiatique
Comme l’explique soigneusement Mahbubani, « alors que les dirigeants chinois veulent rajeunir la civilisation chinoise, ils n’ont aucune impulsion missionnaire pour prendre le contrôle du monde et faire de chacun un Chinois ». Et pourtant, « l’Amérique s’est convaincue que la Chine est devenue une menace existentielle ».
Les meilleurs et les plus brillantes personnes d’Asie, dont Mahbubani, ne cessent d’être étonnées par l’incapacité totale du système américain à « procéder à des ajustements stratégiques pour cette nouvelle phase de l’histoire ». Mahbubani consacre un chapitre entier – « L’Amérique peut-elle faire demi-tour ? » – au dilemme.
En annexe, il ajoute même un texte de Stephen Walt déboulonnant « le mythe de l’exception américaine ». Rien ne prouve que l’ethos de « l’Exceptionalistan » soit sérieusement contesté.
Un récent rapport de McKinsey s’interroge pour savoir si la « prochaine normalité » émergera de l’Asie, et certaines de ses conclusions sont inévitables : « La future histoire mondiale commence en Asie ». Elle va bien au-delà des chiffres prosaïques en affirmant que dans 20 ans, d’ici 2040, « l’Asie devrait représenter 40% de la consommation mondiale et 52% du PIB ».
Le rapport affirme que « nous pouvons considérer cette pandémie comme le point de basculement où le siècle asiatique a véritablement commencé ».
En 1997, pendant la même semaine où je couvrais la rétrocession de Hong Kong, j’ai publié au Brésil un livre dont le titre traduit était « 21e : Le siècle asiatique » , des extraits de quelques chapitres se trouvent ici. À cette époque, j’avais déjà vécu en Asie pendant trois ans et j’avais appris quelques leçons importantes du Singapour de Mahbubani.
La Chine était alors encore un acteur lointain sur le nouvel horizon. Maintenant, c’est une toute autre musique. Le siècle asiatique – en fait le siècle eurasiatique – est déjà commencé, alors que l’intégration de l’Eurasie se développe sous l’impulsion d’acronymes qui ne sont pas sans le rappeler : BRI – Belt and Road Initiative, AIIB Asian Infrastructure Investment Bank, SCO Shangaï Cooperation Organisation, EAEU Eurasian Economic Union, et du partenariat stratégique Russie-Chine.
Le livre de Mahbubani, qui capture l’insaisissable et insoutenable légèreté de la Chine, est la dernière illustration de ce mouvement inexorable de l’histoire.
Has China Won ? The Chinese Challenge to American Primacy (Kishore Mahbubani), publié par Public Affairs (US$19.89).
Pepe Escobar
Traduit par Michel, relu par jj pour le Saker Francophone
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