Par Wayan – Le 29 juin 2016 – Le Saker francophone
Beaucoup d’articles parlant de l’Indonésie commencent ainsi : L’Indonésie, plus grand pays musulman au monde…
Ce n’est pas faux et pourtant cela donne une image très déformée d’un pays tellement multi-facette, multi-ethnique, multi-religieux. D’abord, l’Indonésie ne se considère pas comme un pays musulman et a été jusqu’à l’inscrire dans sa constitution, nommée Pancasila, qui déclare l’Indonésie comme un pays multiconfessionnel avec ses 5 religions officielles : l’islam, la religion chrétienne, l’Hindouisme, le bouddhisme et le confucianisme. Cependant 90 % de la population étant officiellement musulmane, celle-ci a bien sûr une influence très forte sur le pays, la force de la majorité.
L’islam indonésien est présenté comme tolérant dans les journaux occidentaux. C’est une réalité qui tient encore, malgré les fonds venant d’Arabie Saoudite pour développer la vision wahhabite en finançant des écoles religieuses, lieux d’endoctrinement des jeunes. Les plus grandes associations musulmanes du pays sont devenues conscientes du danger de cet islam fanatique, depuis qu’il provoque régulièrement des attentats dans le pays et elles contrôlent maintenant plus sérieusement l’enseignement religieux dispensé dans les mosquées et madrasas du pays.
Mais l’Indonésie c’est aussi la quatrième population mondiale, 260 millions d’habitants, juste derrière les États-Unis et devant le Brésil, ce qui fait d’elle une grande puissance potentielle. Économiquement et politiquement, elle en est pourtant encore très loin. Des handicaps nombreux, géographiques, politiques et culturels l’en empêchent, en particulier son insularité, son système éducatif complètement dépassé et sa corruption profondément endémique, généralisée à toutes les strates sociales du pays.
L’Indonésie est souvent aussi présentée comme une grande démocratie, la seule démocratie musulmane. Ce titre montre avant tout que ce pays est considéré comme un pays ami par les médias et donc les gouvernements occidentaux. C’est en tous cas une jeune nation, née en 1945, quand les Japonais sont rentrés chez eux, après leur défaite dans la conquête du Pacifique, et que les Hollandais n’avaient plus la force d’y revenir. L’Indonésie n’a jamais été une colonie de peuplement, bien trop vaste pour un petit pays comme les Pays-Bas et, à l’indépendance, Sukarno, le premier président du pays, s’est retrouvé à la tête d’une nation éparpillée sur 17 000 iles, peuplée de dizaines d’ethnies différentes parlant chacune leur langue et à l’infrastructure logistique et étatique quasiment inexistante. Son seul avantage économique reposait sur sa grande richesse en matières premières, ce qui ne manqua pas d’attirer les convoitises de la nouvelle superpuissance mondiale, vainqueur des japonais, les États-Unis.
Pourtant, Sukarno ne comptait pas retomber dans les griffes d’un nouveau colonisateur, alors qu’il venait de lutter pour s’échapper des griffes des anciens, et décida d’adhérer à la politique des pays non alignés aux cotés de Nasser, Nehru et Ben Barka. Les États-Unis ne l’entendaient pas de cette oreille et, comme ils l’on fait en Amérique Latine et dans tous les pays refusant de se soumettre, ont fomenté un coup d’État pour mettre au pouvoir une marionnette à leurs ordres, Suharto.
En 1965, Suharto et la CIA organisèrent un faux coup d’État soi-disant communiste et Suharto, en tant que chef des armées, prit le pouvoir en prétendant protéger Sukarno, un héros de l’indépendance, des soi-disant tentatives d’assassinat communistes. Une répression anti communiste terrible s’ensuivit, qui a duré des années, et qui a conduit à un massacre, que certains qualifient de génocide, dont le nombre de morts est évalué entre cinq cent mille et 1 million par des organisations non indonésiennes. Les multinationales américaines pouvaient maintenant s’installer à leur aise et profiter des ressources naturelles du pays en situation de complet monopole, et Suharto régenter le pays en parfait dictateur corrompu, enrichissant au passage sa famille, ses amis et les fonctionnaires obéissants, grâce au système de corruption généralisé gangrenant ce pays.
Dans les années 1980, l’Indonésie s’ouvre enfin au reste du monde par le tourisme, mais aussi grâce aux nouvelles lois permettant aux entreprises et particuliers étrangers de venir investir dans le pays en (presque) toute sécurité. Dans les années 1990, le grand boom économique qui voit les fameux tigres asiatiques se mettre à rugir, profite aussi à l’Indonésie. C’est la plus grande économie de l’ASEAN en valeur totale, mais pourtant loin derrière la Malaisie et la Thaïlande, sans parler de Singapour, en valeur ramenée au nombre d’habitants. Ce retard quasi ontologique est dû à de si nombreux facteurs, qu’un article entier serait nécessaire pour les exposer. Mais disons que son insularité, son immense retard en terme d’infrastructure, sa corruption endémique et une culture du laissez-vivre en sont les principales causes.
En 1998, séisme politique. Après 30 ans de dictature, Suharto démissionne sous la pression de la rue, d’une crise monétaire et économique foudroyante (la roupie indonésienne est passée de 2 500 Rp/$ à 16 000 Rp/$ en l’espace de six mois), mais aussi d’avoir été lâché par ses anciens mentors américains. Des élections parlementaires ont lieu, le parlement nommant le premier président démocratiquement élu, Gus Dur, un ouléma musulman quasi aveugle, très respecté par la population. Il sera vite destitué, prétendument pour cause de santé, mais la vraie raison en est sa méconnaissance et son incompatibilité totale avec le système politique et administratif du pays. Il sera remplacé par Megawati, la fille de Sukarno, opposante de toujours à Suharto, qui, elle, sait comment naviguer dans les eaux boueuses de la politique locale.
Elle s’en sortira plutôt bien mais, comme son père, montre un esprit un peu trop indépendant et nationaliste au goût des multinationales occidentales. Aux prochaines élections on lui met dans les pattes Bambang Yudhoyono, un parfait inconnu mais néanmoins bel homme charismatique sachant plaire, ancien militaire, et doté d’une telle fortune de campagne, alors que lui n’est pas spécialement riche, ce qui montre sans l’ombre d’un doute que le monde du business était derrière. Une des premières mesures prises une fois au pouvoir, est la si urgente et nécessaire baisse de la TVA sur les boissons gazeuses, que j’ai surnommée la loi merci Coca-Cola.
Bref, il arrive à remporter les élections et l’Indonésie se retrouve avec un Suharto post-moderne, un peu comme le Hollande français, une version bien proprette et très… démocratique. Pendant ses deux mandats, il ne fera pas grand-chose pour son pays, si ce n’est monter une police anti-corruption qu’il soutiendra contre vents et marées, malgré les coups fourrés qu’elle aura subi de la part de tous les autres corps administratifs. Yudhoyono défendra jusqu’au bout cette police anti corruption qui fait quasi quotidiennement les grands titres de la presse locale, tant sa tâche est gigantesque et qu’elle en débusque tous les jours. Ce sera son principal et presque unique leg à la nation en 10 ans de pouvoir.
En 2014, nouvelles élections au suffrage universel, mais Yudhoyono n’ayant droit qu’à deux mandats ne peut plus se représenter. Et c’est là que l’on s’aperçoit que les temps ont changé, car aucun des deux candidats sérieux ne semble soutenu par l’extérieur, les deux ayant un programme ouvertement nationaliste. Ce qui va les différencier est que l’un, un beau fils de Suharto, vient de l’ancien monde alors que l’autre, Jokowi, un petit chef d’entreprise se découvrant une passion pour la politique, ne sort pas du panier de crabes politique local. Sa popularité vient de son élection comme maire de Jakarta, où il a fait preuve d’une dynamique et d’une capacité de gestion qui ont impressionné tout le monde. Il trouvait qu’il était trop tôt pour lui de se présenter aux présidentielles mais, sous la pression populaire, il a cédé. Si les médias occidentaux avaient davantage suivi l’affaire, il aurait été qualifié de populiste mais, par chance, les États-Unis étaient déjà trop occupés avec la Russie et la Chine pour se souvenir de l’existence de ce pays si discret.
Bref, le réveil populaire que l’on voit en Amérique du sud, en Europe et même aux États-Unis touche aussi l’Indonésie et le peuple choisit donc le businessman moderne, plutôt que le représentant de l’aristocratie politique, au cours d’une élection dont l’honnêteté ne sera mise en question par personne et montrant, de fait, que l’Indonésie est effectivement devenue une vraie démocratie. Joko Widodo, dit Jokowi, selon la coutume indonésienne de donner des surnoms affectifs à tout le monde (même les journaux l’appellent Jokowi), est donc choisi par le peuple pour sortir complètement le pays du XXe siècle et l’amener dans son XXIe siècle à lui.
Sera-t-il à la hauteur de cette tache gigantesque ? Telle est la question que s’est posée tout analyste au lendemain de son élection. Après deux ans de pratique, je dirais que oui, malgré les difficultés. Il fait preuve de la souplesse politique nécessaire, sait s’appuyer sur l’omnipotente armée quand c’est nécessaire sans devenir sa marionnette, il concentre son énergie sur le développement des infrastructures, étape sans laquelle l’économie du pays restera toujours en dessous de son potentiel, il continue de soutenir la lutte contre la corruption, il sait jouer de la fibre nationaliste contre laquelle personne ne peut rien dire, il a su bien s’entourer et, miracle des miracles, il a même réussi à mettre dans sa poche les principaux partis politiques sans devenir non plus leur marionnette, au point que l’on peut considérer qu’il n’a aucune opposition digne de ce nom au Parlement. Un exploit hors norme, dans un pays où les disputes intestines n’ont d’égales que celles d’un fameux petit village gaulois bien connu des francophones. Bref, Jokowi est un précurseur du politicien du XXIe siècle, de ceux que nos médias encore coincés au XXe nomment piteusement populistes, et dont l’apparition dans nos pays crée la panique chez le vieux politicien de la vieille.
La bonne nouvelle que nous apporte Jokowi, est que ce genre de nouvelle gestion politique, nationaliste, pragmatique et fuyant les idéologies partisanes comme les partis politiques, a l’air de bien mieux fonctionner et bien mieux convenir aux peuples que l’ancien système, qu’il est vraiment dans l’air du temps. Tout au moins ici, en Indonésie. Voyons comment se passera cette expérience politico-sociale dans les autres pays du monde.
Wayan est un membre actif du Saker Francophone. Il réside en Indonésie depuis 1995.
Pour plus de détails, voir la fiche wikipedia du pays
L’Indonésie vue par la France
Ping : Revue de presse inter. | Pearltrees
Ping : L’Indonésie. Un grand pays si discret. | Réseau International