Le rejet de la démocratie représentative en Algérie


Par Stratediplo – Le 4 juin 2019 – Les alertes de Stratediplo

Quelle que soit la lenteur de son agonie, le destin de la démocratie représentative (ou république parlementaire) en Algérie semble scellé.

Tous les partis politiques algériens sans exception, du plus gros au plus petit, ont déclaré boycotter l’élection présidentielle. Si soixante-dix-sept formulaires de candidature ont paraît-il été retirés, seuls deux ont été remplis et déposés. C’est évidemment suite à une entente inter-partisane générale, et avec une assurance mutuelle de non participation, que chaque parti a pu décider de ne pas présenter de candidat en étant certain que les autres partis feraient de même. Cela ne les empêche cependant pas, aujourd’hui, de critiquer non seulement l’annonce d’un nouveau scrutin (évidemment) mais également l’annulation de l’élection du 4 juillet (bizarrement) faute de candidats. Les mêmes partis qui déclaraient hier qu’une élection était impossible et indésirable reprochent aujourd’hui au Conseil constitutionnel d’officialiser ce constat, et le caractérisent de reculade du « pouvoir ».

Avertissement de l'auteur 

Il ne faut pas voir dans ces lignes un plaidoyer en faveur de la démocratie mais une étude de cas de science politique.

Quand aux deux malheureux candidats non partisans, il est plus que vraisemblable qu’ils ne s’attendaient pas à être les seuls, mais ils ont été pris au piège puisque si leur candidature avait été agréée par le Conseil constitutionnel ils n’auraient pas pu la retirer jusqu’à la tenue du second tour. L’un d’entre eux aurait nécessairement été élu, car la loi organique électorale d’août 2016 ne dicte aucun quorum ou aucune participation minimum pour la validité d’une élection présidentielle. Ainsi quel que soit le taux de participation électorale, si aucun candidat n’obtient la majorité absolue des suffrages au premier tour les deux candidats ayant réuni le plus de voix sont proposés au deuxième tour, où celui réunissant le plus de voix est alors élu, le retrait d’un candidat étant interdit après l’agrément de sa candidature. Une démission présidentielle n’aurait pu intervenir qu’après l’investiture, donc en août, et le nouveau président aurait été obligé de rester en fonction jusqu’à l’intronisation du prochain président (article 103 de la constitution).

Cette solution d’un président électoralement peu représentatif, bien qu’élu de la manière la plus régulière possible dans les conditions actuelles, aurait permis de remettre les partis politiques en face de leurs responsabilités nationales. Pour leur part les deux petits candidats inconnus au mandat suprême, entrepreneurs, chefs d’entreprise et déjà candidats à des mandats électifs, sont certainement des hommes responsables (quelles que soient leurs capacités politiques), conscients des devoirs d’un volontaire investi envers la collectivité, et qui n’ont certainement aucune leçon de civisme, ou de sens du service public, à recevoir des chefs de partis déserteurs. Il est vraisemblable qu’ils avaient chacun réuni les six cents parrainages d’élus ou soixante mille soutiens de citoyens, faute de quoi ils n’auraient pas déposé leur dossier, mais le Conseil constitutionnel a dû leur trouver un défaut de l’une des nombreuses conditions subsidiaires (conformité politique des parents…).

En annonçant ce 2 juin le rejet des deux candidatures, le Conseil constitutionnel a également enjoint au chef de l’État par intérim, le président du Sénat dit Conseil de la Nation, de convoquer de nouveau une élection présidentielle, en application de son mandat essentiel. Interprète suprême de la constitution, le Conseil constitutionnel juge donc que l’organisation d’une élection présidentielle valable prime sur le délai initialement accordé au chef de l’État par intérim pour ce faire, en l’occurrence quatre-vingt-dix jours. Abdelkader Bensalah ne saurait rentrer chez lui (ou au sénat) le 8 juillet en se lavant les mains du futur du pays, et tous ceux, chefs de partis irresponsables et journalistes ignares, qui jubilaient bruyamment de la prochaine chute de l’État par péremption de la légitimité de son chef intérimaire, peuvent tempérer leur empressement anarchiste. Comme disait Charles Maurras, la république gouverne mal mais elle se défend bien. La deuxième république algérienne, comme la vingtaine de nouveaux régimes français depuis un peu plus de deux siècles, ne peut advenir que par un véritable coup d’État contre le régime antérieur. C’est justement ce que n’ont pas compris, ou pas voulu assumer en 2017, les admirables et consciencieux constitutionnalistes constructeurs de la république catalane, capables de construire un État de droit imparable et accompli, mais incapables de prononcer la simple mais fondamentale phrase de déclaration de sécession de l’Espagne.

Alors que les apparatchiks des partis politiques algériens croient se gagner les faveurs de « la rue » en refusant l’exercice de la démocratie représentative organisée, au prétexte de rejeter « le système » et sans réaliser qu’ils disqualifient irrémédiablement leurs partis, une poignée d’hommes d’État avisés et expérimentés ont tenté il y a deux mois de confier, anticonstitutionnellement certes, la direction de la nécessaire transition à un intérimaire aux pouvoirs limités mais exceptionnels. L’homme pressenti pour être investi de cette dictature de salut public, l’ancien président de la république Liamine Zéroual, a refusé ce mandat, puis le chef d’état-major de l’armée et vice-ministre de la Défense, dernier rempart actuel de la légalité, a fait arrêter ces « comploteurs ». Ce fut d’ailleurs la plus grande faute du général Ahmed Gaïd Salah jusqu’à présent. Le général Mohamed Mediène, ancien homme le plus puissant d’Afrique bien que dénué d’ambition personnelle, n’a plus aucun pouvoir ou soutien et ne représentait certainement pas un danger pour l’Algérie, mais son trop facile déferrement devant la justice, sans protestation d’aucun défenseur, éteindra sûrement la vocation de tout homme providentiel qui aurait pu espérer trouver des soutiens pour tenter de sauver l’État pour le salut du pays.

La justice algérienne, de son côté, ne chôme pas. Contrairement aux accusations infondées, le chef d’état-major n’a pas pris le pouvoir et ne donne pas d’ordre à la justice. Mais celle-ci a été libérée du joug des gérontocrates corrompus du FLN, et a pu commencer à lancer une opération « mains propres » contre la nomenklatura dont les détournements saignaient le pays. Des dizaines de parasites voleurs, aux confins des milieux politique et économique, sont déjà sous les verrous. C’est d’ailleurs le signe principal montrant que l’oligarchie FLN est bien tombée et qu’il n’est pas nécessaire de poursuivre la révolution jusqu’à la destruction de l’État et de la jeune démocratie. Le nettoyage judiciaire de la haute direction des entreprises publiques ou parapubliques n’a d’ailleurs pas entraîné, pour l’instant, l’arrêt immédiat du peu d’activité économique algérienne et l’arrêt du versement des salaires et des prestations sociales, nécessaire au déversement de la population par-delà la Méditerranée. Au contraire la réduction sensible de l’émigration, depuis le début du mouvement, semble indiquer que les Algériens ont une certaine foi en l’avenir de leur pays, et pas encore de sentiment d’insécurité. Les instigateurs discrets n’arrêteront donc pas le hirak (« mouvement ») avant l’épuisement des belles réserves financières du pays, et le désordre social complet.

Contrairement aux titres enflammés d’une certaine presse étrangère anglophone ou arabophone, il n’y a pas de répression en Algérie. Certes la police est parfois intervenue face aux provocateurs infiltrés pour déstabiliser par la violence les manifestations pacifiques, certes aussi la gendarmerie a parfois tenté d’empêcher l’entrée à Alger de manifestants amenés d’ailleurs en autobus (dont on ignore qui les a commandés), mais aucun pouvoir sécuritaire n’a cherché à faire appliquer l’interdiction légale de manifestation dans la capitale, dont les habitants sont ainsi de facto autorisés à manifester comme leurs concitoyens. Pour filmer de la violence provocatrice ou répressive quelque part entre Dunkerque et Tamanrasset, il est plus productif de couvrir les manifestations de quelques milliers de participants au nord de la Méditerranée que celles de plusieurs millions au sud.

L’un des derniers thèmes spontanément brandis par les manifestants du vendredi à la sortie de la mosquée consiste, sous des libellés divers, à refuser un pouvoir militaire et exiger un « État civil ». En réalité, le refus de toute tentative de transition ordonnée le montre bien, c’est tout forme d’État, civil ou pas, que les ressorts cachés du hirak rejettent. On a rejeté la proposition de conférence nationale constituante faite, sous discret parrainage international (onusien et panafricain), aux derniers jours de la présidence Bouteflika. On a rejeté l’idée de transition constituante sous régime d’exception préparée par Toufik. Et on rejette la solution constitutionnelle de changement démocratique de chef d’État puis de lancement du chantier constituant organisé, toujours soutenue par le chef d’état-major et dernier vrai ministre respecté. Et maintenant on accuse celui-ci de militarisation du régime, ce qui est bien la dernière de ses intentions. C’est aussi la dernière des aspirations d’une armée algérienne suffisamment occupée à protéger les frontières des infiltrations atlantico-islamistes, et dernièrement préoccupée par l’annonce du parachutage du chef de l’État Islamique (surnommé al-Baghdadi) en ex-Libye, après qu’il ait été exfiltré par ses protecteurs de sa précédente zone d’opérations, la Syrie orientale sous occupation états-unienne.

En fait il était évident, lorsque les chefs des trois principaux partis islamistes d’Algérie ont déclaré ne plus avoir confiance en aucune institution sauf l’Armée nationale populaire – et publiquement appelé celle-ci à diriger la transition, il y a un mois – qu’ils en attendaient bien sûr la liquidation de l’État, mais surtout l’incarnation d’un dernier représentant de la légalité, en l’occurrence le chef d’état-major, afin de le blâmer ensuite et disqualifier la dernière institution solide, si possible après l’avoir amenée à une confrontation violente avec « la rue ». On n’a pas réussi à faire mal réagir l’armée, mais on accuse le très légaliste général Gaïd Salah de despotisme et de dictature militaire, dont on aurait du mal à déceler la moindre trace dans les rues d’Algérie, certainement bien moins patrouillées que les lieux publics de France et de Navarre par exemple.

Les politiciens déserteurs, relayés par la presse inconséquente, appellent maintenant à une « solution politique » ce qu’ils appelaient initialement « solution consensuelle », c’est-à-dire avant tout anticonstitutionnelle et anarchique. Cela ne les amène par pour autant à proposer le moindre schéma de nature politique, ni à s’engager personnellement, comme politiciens expérimentés dans la gestion de l’État ou dans la collecte des suffrages, dans le règlement de la crise. Tous n’ont comme référence que l’article 7 de la constitution (qu’ils rejettent pourtant), selon lequel « le peuple est la source de tout pouvoir », en omettant l’article 8 selon lequel sa souveraineté, et son pouvoir constituant, s’exercent « par l’intermédiaire des institutions qu’il se donne […] par voie de referendum et par l’intermédiaire de ses représentants élus ». Dans leurs discours consciemment révolutionnaires et inconsciemment anarchiques, le fameux rejet du système signifie le rejet de tout processus organisé de solution. Une soixantaine de coordinations estudiantines, syndicats de salariés et ordres professionnels tentent bien de se proclamer collectivement « société civile », mais il apparaîtra inévitablement qu’ils ne représentent que leurs adhérents, une fraction de la petite population active. Même s’ils arrivent à élaborer un schéma commun de sortie de crise ou de processus constitutionnel, d’abord ils seront à leur tour accusés de confiscation par les chefs islamistes, et ensuite et surtout ils n’arriveront pas à faire légitimer et valider leur projet par un plébiscite.

Les très irresponsables chefs de partis politiques ont réussi à discréditer non seulement le gouvernement déchu mais également tout processus électoral, qu’ils assimilent au « système », alors qu’un accord des partis d’opposition, voire mieux de tous les partis, aurait permis d’organiser et de superviser un scrutin libre d’ingérence gouvernementale. Lorsque des urnes existent, il ne se pose que la question de l’emplacement et de la sécurité des isoloirs, et du contrôle du vote libre et unique de chaque électeur. Mais en Algérie les hommes politiques de tout niveau ont, cette année, unanimement rejeté l’exercice de la démocratie représentative. Or, si la démocratie directe est possible à l’échelon d’une petite cité, aucune place publique d’Algérie ne peut accueillir vingt millions d’électeurs, et aucune personne physique ou morale n’a la capacité et la crédibilité (encore moins la légitimité) d’effectuer en temps réel le décompte du vote à main levée de millions de personnes.

Le 30 mai, par un communiqué très largement diffusé, l’association des Oulémas (dignitaires mahométans), silencieuse depuis l’explosion spontanée massive de la contestation à la sortie des mosquées le 22 février, a enfin publié sa préconisation. Les Oulémas veulent eux aussi une conférence nationale, mais moins pour rédiger une constitution que pour établir des règles contre le « pourrissement politique, économique, social et culturel ». Ensuite, comme tout le monde ils voient une période de transition politique, à commencer dès juillet, avant l’avènement du prochain régime. Ils demandent que cette transition soit dirigée par une « personnalité consensuelle » non élue, comme l’avaient déjà réclamé les chefs des partis islamistes début avril, en l’occurrence une personne non préalablement compromise dans la politique sous l’ancien régime. Ils estiment que le peuple s’est déjà assez exprimé, ou plus précisément que « le referendum fait par le peuple durant les vendredis du hirak se suffit à lui-même ». Après la période de transition, c’est une « compétition saine entre les acteurs de la scène politique » (pas un processus électoral) qui déterminera l’avenir du pays. À  ce stade des recommandations, les Oulémas ne précisent pas la procédure de détermination des acteurs de la scène politique, non compromis sous l’ancien régime, aptes à la saine compétition dans le futur contexte épuré de pourrissement politique, économique, social et culturel. Les Oulémas ne font pas non plus, pour l’instant, de suggestion quant à la personnalité à désigner comme chef de l’État, par un « consensus » non électoral entre des décideurs pour l’instant indéfinis.

À titre anecdotique on remarquera que la mobilisation des masses est entretenue avec des thèmes nouveaux chaque vendredi, spontanément exhibés à la sortie des mosquées. Tour à tour le rejet de la candidature de Bouteflika ; le rejet du scrutin du 18 avril ; le rejet de la conférence nationale constituante ; le rejet du gouvernement Bedoui ; le rejet (en Kabylie) du totalitarisme arabe ; le rejet du scrutin du 4 juillet ; le rejet du « pouvoir militaire » ; la libération de Louisa Hanoune ; la vérité sur le décès en prison de Kamal-Eddine Fekhar, et toujours bien sûr la mise à bas du système et le départ des politiciens. Mais tout cela reste informel et personne n’a présenté de processus fiable pour le décompte des manifestants du vendredi ou des opposants à telle ou telle option, aussi est-il facile de dire que le peuple refuse ceci ou cela, sans risquer de démenti. Si, vu d’hélicoptère, on peut estimer que quelques millions de personnes rejettent la politique du FLN, vu d’un balcon d’El Mouradia ou des Tagarins rien ne permet d’assurer que la majorité des vingt millions d’électeurs refusent tout processus démocratique représentatif.

Par ailleurs on notera aussi, après la désertion collective des politiciens (et l’absence du parlement dont les députés du peuple touchent pourtant leur salaire), l’écrasant silence du seul corps incontestablement élu, représentatif et proche des électeurs, à savoir les dizaines de milliers de maires et conseillers municipaux, seul corps qui serait pourtant capable, lorsque l’armée aura pris acte de la chute de l’État, d’organiser un chantier constituant national. Quant aux deux grands commis de l’étranger, discrètement retirés en mars, ils attendent peut-être qu’un carnage supérieur à celui de la décennie quatre-vingt-dix débouche, après effacement de l’armée algérienne, sur un mandat international.

Finalement, tout ce que l’on a anticipé ou exposé sur le sujet depuis octobre dernier se confirme, tant sur la décision de déstabilisation , que sur son déclenchement sans surprise et sur son apparente irréversibilité.

Pour sa part Algérie Patriotique, avait traduit et publié le 13 mars des révélations troublantes sur les préparatifs paramilitaires confiés par l’OTAN à Otpor au Maroc.

Stratediplo

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