Le miracle français


Une analyse de la politique française et de la course à la présidentielle par un historien américain. Juste retour des choses…


Immanuel Wallerstein

Par Immanuel Wallerstein – Le 1er décembre 2016 – Source iwallerstein.com

Commentaire No 438

Lorsque François Fillon a remporté le premier tour des primaires de la droite pour la présidentielle le 20 novembre 2016 avec 44 % des votes, le quotidien français Libération a titré son article Le miracle français. Le miracle était que tous les sondages, jusqu’à la dernière minute, avaient prédit qu’il arriverait troisième sur sept candidats avec un peu plus de 10% des votes.

L’année a été mauvaise pour les sondeurs, mais un écart de cette sorte dépasse de loin l’erreur de prédiction, beaucoup plus faible, pour les élections aux États-Unis. Comment est-ce arrivé et qu’est-ce que cela présage pour l’élection générale à venir ?

La structure formelle des élections en France est quelque peu inhabituelle. Sauf si un candidat gagne plus de 50% des voix au premier tour (ce qui est normalement difficile à atteindre), il y a un second tour une semaine plus tard, dans lequel seuls ceux qui ont emporté le plus grand nombre de voix au premier tour figurent sur le bulletin de vote. Cela fonctionne bien s’il y a deux grands partis. Dans ce cas, le premier tour montre l’éventail des points de vue et le second tour permet aux petits partis de se rallier autour de leur favori, qui est censé être un choix entre le centre-droit et le centre-gauche.

Le système s’effondre lorsqu’il y a trois partis, chacun d’une force importante. C’est actuellement la situation en France. À un niveau national, les trois partis sont actuellement les Socialistes (centre-gauche), les Républicains (centre-droite) et le Front national (extrême-droite).

La situation est encore plus complexe parce qu’au sein du Parti républicain, il y avait trois candidats principaux : Nicolas Sarkozy, Alain Juppé et François Fillon. Les attentes étaient que Sarkozy et Juppé figurent au second tour. C’est ce qui n’a pas eu lieu.

Sarkozy est un ancien président français et il est également président du Parti républicain. Juppé et Fillon ont été tous deux Premiers ministres, Juppé sous Jacques Chirac et Fillon sous Sarkozy. Sarkozy défendait un programme au goût des électeurs attirés par le Front national et par conséquent gagnerait au second tour des élections nationales. Juppé défendait un programme au goût des électeurs centristes indécis et même de l’électorat socialiste (aux primaires et aux élections générales). Presque personne ne prêtait attention au programme de Fillon. Les prédictions étaient que Juppé serait un candidat plus fort aux élections générales et serait donc probablement le prochain président de la France.

Tout le monde se trompait. Non seulement Fillon est arrivé premier, mais Juppé venait ensuite et Sarkozy seulement troisième, étant donc éliminé du second tour. Sarkozy a promptement approuvé Fillon pour le second tour, détestant Juppé et méprisant simplement Fillon. Le second tour a donné des résultats encore plus décisifs. Fillon a obtenu deux tiers des votes exprimés.

Pendant ce temps, dans la primaire à venir de la gauche, les divisions sont massives. Il est probable que le président François Hollande, dont les chiffres de soutien sont misérables et qui a dit qu’il annoncera bientôt s’il se présentera à sa réélection, se retirera probablement de la course. Sinon, il risque l’humiliation de ne même pas remporter la primaire de la gauche. Mais puisqu’il n’y a personne qui se détache clairement à gauche et probablement personne qui peut rallier les troupes après un second tour, il est probable que la gauche n’aura même pas de candidat au second tour des élections nationales.

Si ensuite le second tour des élections nationales voit Fillon opposé à Marine Le Pen du Front national, il devient urgent de voir quel est le programme de Fillon. Avant la première primaire, Fillon avait publié ses trois priorités, en même temps que 15 mesures spécifiques pour les mettre en œuvre. Les trois étaient «(1) libéraliser l’économie, (2) restaurer l’autorité de l’État pour protéger les personnes de nationalité française et (3) affirmer nos valeurs».

Si on traduit ces slogans en langage clair, Fillon proposait de combiner un programme économique thatchérien pour plaire aux électeurs mettant l’économie en priorité, un programme anti-immigrants pour attirer les électeurs de la classe moyenne craignant un déclin économique personnel, et un programme socialement traditionaliste pour attirer les électeurs catholiques de droite. Il avait un autre élément comme soutien. Juppé avait reçu celui d’une importante figure centriste, François Bayrou. Mais Bayrou avait soutenu Hollande lors de la précédente élection présidentielle et était considéré comme un traître par beaucoup à droite, puisqu’ils ont attribué à la trahison de Bayrou la défaite de Sarkozy face à Hollande en 2012.

Si son ensemble de mesures vous paraît similaire à celui de Donald Trump et des votants pour le Brexit en Grande-Bretagne, vous ne vous trompez pas. La principale différence réside dans le système à deux tours en France. La question qui se pose maintenant est de savoir si Le Pen peut être efficace dans un affrontement contre Fillon. Le journal traditionnel du centre-gauche, Le Monde, met en garde contre une faiblesse de la position de Fillon. Son soutien à la primaire manquait de ce qu’il appelle «le vote populaire». Son soutien est venu largement de professionnels et d’entrepreneurs principalement urbains ainsi que de personnes à la retraite. Les classes populaires se sont en général abstenues. Fillon peut-il empêcher ces électeurs de trouver un président plus adéquat en Le Pen ?

Le Pen a déjà dénoncé Fillon comme un porte-parole de la division de classe, promouvant le «pire programme ayant jamais existé». Florian Philippot, le vice-président du Front national, a tonné : «La mondialisation sauvage a son candidat ; son nom est François Fillon.»

Le miracle Fillon fera-t-il effet lors de l’élection générale ? Ou peut-il trouver une manière d’obtenir le soutien populaire, qu’il vote pour lui ou au moins s’abstienne ? Quel que soit le résultat, la France rejoint clairement le virage à droite des États-Unis et du reste de l’hémisphère nord. Tous les yeux se tourneront maintenant vers l’Allemagne, pour voir si elle résistera à cette tendance.

Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker francophone

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