Le diable dans les détails


Par William Mallinson – Le 7 Janvier 2017 – Source Katehon


Tandis que la menace d’une nouvelle crise paroxystique plane sur Chypre, impliquant les habituelles imprécations menaçantes de l’axe Occident/OTAN sur le fait qu’il s’agirait de l’ultime chance pour trouver une solution, penchons-nous sur le rôle de Henry Kissinger sans lequel il est fort peu probable que la Turquie aurait eu l’audace d’envahir et d’occuper Chypre. Avant de détailler la façon dont il a tergiversé et manœuvré sournoisement pour accorder à la Turquie l’espace nécessaire à l’invasion de l’île, il faut établir brièvement le contexte afin d’expliquer son obsession à l’égard de Chypre ainsi que ses tactiques dilatoires dans la foulée de l’intrusion turque.

Dès 1957, il écrivait dans son ouvrage très controversé intitulé Nuclear Weapons and Foreign Policy : « Nous devrions miser sur […] Chypre ou la Libye pour en faire des plateformes stratégiques vers le Moyen-Orient. »

Juste après le coup d’État à Chypre, il refusa une requête du sénateur Fulbright demandant l’envoi de la Sixième flotte américaine dans le cadre d’une visite menée de bonne foi à Chypre, arguant que cela constituerait une ingérence dans les affaires de l’état grec. C’était faire montre d’une extrême hypocrisie dans la mesure où il avait envoyé (tardivement) des instructions à l’ambassade US d’Athènes exhortant la Grèce à ne pas intervenir.

Lorsque dans la foulée de l’invasion turque, la Grande-Bretagne essaya d’abandonner ses territoires sur l’île, Kissinger refusa en faisant valoir que Chypre était un élément important sur l’échiquier mondial et comptait dans le conflit israélo-arabe.

Kissinger fit pression sur les Britanniques afin qu’ils ne réclament pas le retrait des officiers grecs à Chypre, dans le sillage du coup d’État, en vertu d’un argument spécieux selon lequel ils constituaient une force hostile à l’infiltration communiste. Lorsque la Grande-Bretagne fit bel et bien la demande, il était trop tard car la Turquie procédait déjà à l’invasion. La Turquie n’aurait très probablement pas osé mener à bien cette invasion si le Royaume-Uni et les USA avaient immédiatement exigé le retrait des officiers grecs continentaux du territoire chypriote. Kissinger répugnait à ce que le pouvoir de Makarios soit rétabli au prétexte que cela aurait favorisé la politique soviétique. En tenant compte de la pléthore de preuves établissant que Kissinger fit tout son possible pour saper Makarios, et qu’il avait pour lui une aversion personnelle, il se contredit outrageusement lorsqu’il écrivit plus tard que les États-Unis auraient très bien pu s’accommoder de Makarios. Kissinger changea simplement le scénario lorsque cela lui convint. Plus étrangement encore, Kissinger fit valoir dans une lettre adressée au ministre des Affaires étrangères britannique qu’une pression extérieure en vue de remettre Makarios au pouvoir permettrait de consolider le régime en place à Athènes. Cela ne tenait pas debout compte tenu du fait que le retour immédiat de Makarios aurait stoppé la junte d’Athènes, qui était condamnée à la chute dans tous les cas de figure.

Aux négociations de Genève, Kissinger refusa même d’approuver la menace de retirer l’aide militaire à la Turquie.

Kissinger persuada l’ambassadeur britannique à Washington que le secrétaire général des Nations Unies se trompait en croyant que la menace d’un déploiement de la force militaire britannique mènerait à un prompt retrait des Grecs ainsi qu’à la probable chute des putschistes de Sampsòn.

Tandis que le 14 août 1974, la Turquie commençait à faire main basse sur les deux tiers du territoire chypriote, Kissinger refusa d’assister à une réunion de l’OTAN avant le 19 août (date à laquelle il savait que la Turquie aurait parachevé sa confiscation territoriale). Durant les négociations de Genève, seulement deux jours avant l’expropriation territoriale turque, Kissinger rejeta la requête émanant du ministre des Affaires étrangères grec de se rendre à Washington « avant que cette manche des négociations de Genève ne soit terminée ».

Compte tenu de tout ceci, il n’est pas surprenant que la Turquie ait eu le sentiment, et même su, que Kissinger lui avait donné un chèque en blanc pour procéder à son invasion tout en garantissant le temps nécessaire pour la concrétiser. Ainsi que le ministère des Affaires étrangères le fit lui-même remarquer : « Les Turcs semblent avoir rapidement déduit le fait que la pression étasunienne ne serait suivie d’aucune mesure plus musclée (par exemple une action militaire) ; il ne fait aucun doute qu’il s’agissait d’un paramètre dans leur tactique lors de la seconde conférence de Genève. Le docteur Kissinger était certainement préoccupé par le souci de maintenir le bon vouloir de la Turquie dans son rôle de pavois entre l’Union soviétique et les états arabes ainsi que l’usage continu des bases US en Turquie. »

Pour ce qui est du diable dans les détails, Kissinger lui-même, cet extrait de mon récent ouvrage sur ce dernier en dit long sur son absence totale d’éthique :

« Excepté l’analyse saugrenue stipulant que Makarios, avec sa perspicacité, son intelligence et son réseau d’information, n’était pas au courant, Kissinger était réceptif à l’évocation du dispositif cantonal de Makarios. Cela s’explique par le fait que vers la fin des négociations de Genève, la délégation turque avait fait aux États-uniens une proposition en faveur d’une « solution à cinq ou six cantons » que les Grecs avaient alors rejetée, selon Kissinger. Mais en réalité, Clérides, le négociateur chypriote, avait demandé un délai de trente-six heures pour réfléchir à la proposition, à la suite de quoi Günes avait tout simplement quitté la table des négociations et téléphoné à Eçevit afin de lui communiquer un message secret en vue d’entamer la seconde phase de l’invasion. En dehors du refus des Turcs d’envisager d’attendre trente-six heures, le rôle des Étasuniens est curieux dans la mesure où ils n’étaient guère partie prenante du traité et n’avaient aucune position de négociation, même en tant que médiateur»

La sensibilité de Kissinger affleure dans un télégramme du FCO :

« Il [Kissinger] était peu élogieux à l’égard de Makarios, qu’il avait vu quelques jours auparavant. Il devait se prémunir contre la propension de l’ecclésiaste à dénaturer leurs conversations auprès de la presse et ailleurs. Makarios avait tenté de faire accroire que la solution d’un État multi-régional était toujours une possibilité dans la mesure où les Étasuniens pouvaient persuader les Turcs de l’accepter. Kissinger avait nié cela et lui avait confié que si une solution bi-régionale était envisageable, les Étasuniens avaient déjà fait savoir qu’ils n’opposeraient aucune objection. Il s’était montré prudent en ne déclarant pas platement que la solution bi-régionale était celle que préféraient les Étasuniens, ainsi qu’en évitant de placer Makarios en position de le citer en ce sens ; en effet ce dernier aurait été capable de mettre les USA dans l’embarras en faisant passer les Américains pour des brutes forçant les Grecs à se soumettre à des conditions humiliantes. »

À l’aune de tout ce développement, on peut voir que Kissinger n’était pas sincère dans les faits et qu’il se livrait à des contorsions sémantiques : pour la simple et bonne raison que c’étaient les Étasuniens, et donc Kissinger, qui avaient « poussé les Turcs à mettre la proposition multi-cantonale sur la table », et Makarios le savait. C’est pour cela que Kissinger était mécontent de la sincérité de Makarios et se trouvait peut-être également frustré du retour en grâce de l’archevêque.

Contrairement aux Soviétiques, qui s’étaient cantonnés dans les coulisses à Genève, les Étasuniens jouèrent un rôle prépondérant, essentiellement à titre de médiateurs, dans les négociations ; et il est peu probable qu’un homme de la trempe et de l’intégrité de Makarios ait intentionnellement déformé les propos de Kissinger à la suite d’une rencontre avec lui.  C’est plutôt Kissinger qui semble s’être laissé aller à cette dénaturation, dans la mesure où les Étasuniens furent bien ceux qui soufflèrent l’idée de la partition cantonale aux Turcs. On tirerait un plus grand profit des documents officiels étasuniens rendant compte des échanges que des protestations de Kissinger auprès de l’ambassadeur britannique, mais peut-être se trouvent-ils parmi les manuscrits privés de Kissinger, ou qu’ils ont été détruits. Ou peut-être qu’ils n’ont jamais été consignés, bien que le FCO ait rédigé le dossier que j’ai mentionné plus haut.

Un mot de conclusion sur la politique soviétique : comme on peut aisément le concevoir, tout ce qui pouvait renforcer l’OTAN était anathème aux yeux de Moscou. Ainsi, l’Enosis n’était pas souhaitable compte tenu du fait que, aussi bien dans le cas d’un rattachement à la Grèce que dans celui d’un partage entre la Grèce et la Turquie (« double Enosis »), il n’aurait fait que renforcer l’OTAN.

Lorsque Kissinger rendit visite à Gromyko, il est fort possible qu’il ait obtenu l’assentiment des Soviétiques en faveur d’une intervention turque limitée en promettant qu’il n’était en aucun cas question d’Enosis. Il est néanmoins possible que Moscou ait été dupée par Kissinger, dans la mesure où la Turquie s’est accaparé un territoire aussi vaste et qu’elle a continué son occupation de Chypre ; mais l’Union Soviétique n’a pas menacé d’intervenir militairement car elle se trouvait plutôt satisfaite de voir les tensions entre Grèce et Turquie affaiblir l’OTAN. L’idée d’un éparpillement de 40 000 soldats turcs déplacés du territoire continental pour être redéployés à Chypre a dû amuser Moscou, et c’est probablement encore le cas. La Turquie a également déployé d’importants efforts diplomatiques pour courtiser Moscou, on ne peut pas en dire autant de la politique internationale peu clairvoyante de la junte grecque qui s’arcboutait sur un anticommunisme obsessionnel.

J’approfondirai sans doute la question des discussions de Moscou avec Kissinger sur le sort de Chypre le jour où des documents supplémentaires seront rendus accessibles à Londres, et si un certain universitaire moscovite a le temps d’aller voir ce qui est disponible dans les archives russes.

William Mallinson

Traduit par François, vérifié par Wayan, relu par Cat pour le Saker Francophone

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