Par Dmitry Orlov – Le 4 avril 2017 – Source Club Orlov
Au cours de la récente campagne de promotion de mon livre Réduire la Technosphère, à plusieurs occasions, je me suis retrouvé pressé de répondre à une question simple : « Mais qu’est-ce que la technosphère, vraiment ? ». On peut l’appeler « intelligence émergente », ce qui lui donne un caractère très intellectuel mais ne répond pas à la question de savoir quelle entité physique, le cas échéant, possède cette intelligence. En disant que c’est une propriété généralisée des esprits humains renforcée par des objets tels que les serveurs Internet et les robots, on manque à nouveau la cible : comment une propriété peut-elle avoir un agenda, c’est-à-dire poursuivre une téléologie abstraite de croissance infinie et de contrôle total ? À un moment donné, je me suis risqué à penser que la technosphère pouvait être conçue comme un esprit et que c’est son influence sur les esprits humains, qu’elle retient captifs, qui peut être caractérisée comme une sorte de possession démoniaque.
Gardons à l’esprit que, même si nous choisissons de la caractériser, qu’il s’agisse d’une « intelligence émergente » ou d’une « possession démoniaque », nous sommes encore totalement dépendants des métaphores. Et comme une métaphore peut très bien en valoir une autre, il semble intéressant de se demander quelle métaphore se révèle la plus efficace et la plus précise. Elle est susceptible de varier selon le public : ceux qui sont cérébraux, agnostiques et tentent de découvrir le monde en lisant la non-fiction (mais peut-être aussi la science-fiction) trouvent probablement le terme « intelligence émergente » plus acceptable que celui de « possession démoniaque » alors que ceux qui traversent la vie au « feeling » pourraient penser que les choses invisibles font partie de la nature, qu’elles soient scientifiques ou non scientifiques.
Suite à mon dernier article, qui a exploré les limites de ce qu’on sait sur Le type qui a créé l’univers, testons les limites de ce qui peut être réalisé en considérant la technosphère comme un démiurge. Nous continuerons à faire de notre mieux pour adhérer à la théologie anaphatique, qui repose sur ce qui peut être observé et compris par la raison plutôt que par les résultats créatifs de la révélation, de la prophétie, de l’imagination, d’un imaginaire débridé ou de l’ancienne folie pure.
Commençons par définir nos termes. Tout d’abord, qu’est-ce que la possession ? Les images de la culture populaire nous amènent à croire que cela a quelque chose à voir avec des prêtres à cols romain criant à maintes reprises : « Le pouvoir du Christ vous contraint ! », tout en brûlant la chair d’un enfant possédé en lévitation avec de l’eau bénite. (Ici, dans le film l’Exorciste) Aussi impressionnant que cela soit, prenons un peu de recul et regardons les cas de possession qui peuvent être attestés. Après tout, malgré mon âge, je n’ai jamais vu un enfant léviter, et pourtant j’ai connu beaucoup d’enfants, dont de vrais démons parmi eux !
Les cas de possession qui peuvent être attestés comprennent une suspension théâtrale provoquant l’incrédulité, dans laquelle l’acteur entre dans le personnage et le public accepte de le considérer comme ce personnage jusqu’au moment où le rideau tombe et que l’acteur vient s’incliner devant eux. Il y a beaucoup d’autres exemples de cas de possession de l’esprit, des événements sportifs aux rassemblements patriotiques. Une autre variété de ce mécanisme, c’est la pensée de groupe, qui est automatiquement induite dans une grande variété de groupes, car les personnes en leur sein tentent d’améliorer leur valeur sélective inclusive en jouant le jeu, ou pour éviter la dissonance cognitive qui serait causée par une vision critique et non partagée du groupe et ses actions.
La pensée de groupe est le type de possession qui semble le plus ressembler au processus par lequel la technosphère devient incarnée dans la société : les scientifiques et les adeptes de la technologie développent leur foi aveugle dans la science et la technologie pour ces mêmes raisons. Être critiques à l’égard de la science et de la technologie compromettrait leurs positions sociales tout en les rendant inadaptés. À l’extrême du spectre de la possession, il y a la transe religieuse, que nous pouvons laisser de côté puisque, comme je l’ai mentionné précédemment, les transports de joie des scientifiques sont des cas extrêmement rares à voir. Oui, les « milliards et les milliards de Carl Sagan » sont des choses hors normes mais pas de quoi induire une transe. Nous pouvons donc laisser de côté tous les autres types de phénomènes liés à la possession et nous concentrer uniquement sur le groupe, tout ce qui peut amener n’importe quel nombre d’êtres humains à agir en grande partie comme une unité en faisant de la dissidence individuelle un désavantage et une douleur psychologique.
Ensuite, nous devons envisager quel genre d’esprit ou de démon pourrait posséder des scientifiques et des adeptes de la technologie, ainsi que d’autres, dans leur servitude et leur faire poursuivre l’agenda de la technosphère qui est le contrôle total et l’expansion infinie, ce qui est tout à fait en contradiction avec l’ordre du jour que tout humain sain devrait vouloir poursuivre. Tout d’abord, rejetons la notion que cet esprit est Dieu. Certains scientifiques, principalement issus des générations passées, ont peut-être cru que leur recherche scientifique était destinée à la plus grande gloire de Dieu et que leur quête de découvrir les mystères de la création de Dieu sont d’ordre divin. Oui, cela a peut-être été le cas pour un Darwin ou un Mendeleev, mais il est évident qu’il ne s’agissait pas de construire des bombes atomiques ou des réacteurs nucléaires, des technologies de surveillance sur Internet ou des drones tueurs, ou d’endommager le sol avec du glyphosphate, ou de déterrer et de brûler des hydrocarbures fossilisés aussi rapidement et efficacement que possible, dans le but de glorifier ou de parfaire la création de Dieu. L’esprit qui possède les personnes qui font de telles choses doit être une divinité bien moindre, peut-être un démon.
Mais qu’est-ce donc un démon ? En laissant de côté la majeure partie du vaste sujet de la démonologie, dans les plus anciennes traditions culturelles, les démons ont été considérés comme des esprits qui habitent le monde, y compris les objets physiques et les personnes. Ils peuvent être considérés comme bienveillants ou malveillants. Certaines traditions établissent une distinction entre les démons (qui sont méchants) et les anges (qui sont bons). Puisque la technosphère ne peut pas être qualifiée de bonne (la destruction aveugle de la biosphère et des humains peut difficilement être considérée comme une bonne action), dans cette dichotomie, cela doit clairement être un démon, pas un ange. Mais cela ne veut pas dire que cela doit être considéré comme malveillant ou mauvais. Il suffit que ce ne soit pas particulièrement bon.
Assigner une intention maléfique à la technosphère semble totalement inutile. Après tout, « le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions ». Ce qui tourmente la technosphère n’est pas un manque d’objectifs dignes ; c’est plutôt une surabondance d’ambitions démesurées conduisant à des implémentations défectueuses, dont chacune produit des conséquences si imprévues que la technosphère ne peut jamais espérer pouvoir y faire face ou les atténuer. Même si nous essayons de dire que la technosphère commet « un péché », cela nous renvoie encore dans un autre grand débat : la notion de « péché » nous vient du grec ἁμαρτία (amartía) qui est la métaphore moralement neutre d’une flèche qui manquerait sa cible. Ainsi, il suffit de dire que la technosphère est simplement défaillante : elle fait des erreurs et ne peut pas voir qu’elles sont des erreurs. La technosphère est au-delà de la morale, au-delà du bien et du mal. Ce n’est pas diabolique au sens ou le génie du mal serait diabolique ; plutôt, ce n’est pas du bon travail de la façon dont un technicien ambitieux mais incompétent n’est pas bon.
Quel est donc cet esprit défectueux derrière le phénomène que j’ai appelé la technosphère ? Il s’avère que nous n’avons pas besoin d’aller loin : il y a une entité spirituelle existante qui correspond bien au profil, elle est appelée le démiurge. Il nous vient aussi de la Grèce antique, où le mot δημιουργός (dēmiourgós) qui initialement signifiait « artisan » ou « artiste » et désignait… le gars qui a créé l’univers, bien sûr. Laissez cela aux primates avec des pouces opposables et un penchant pour manipuler des outils à main. Ils vont projeter sur le créateur de l’univers l’image de celui qui crée avec des marteaux et des pinces. Les Grecs ont conçu le démiurge comme un esprit bienveillant dont les résultats varient en raison de la nature imparfaite du monde physique.
En résumé, les primates avec des pouces opposables travaillant avec un cerveau imparfait ont décidé qu’ils pouvaient concevoir la perfection, mais le monde physique n’était tout simplement pas à la hauteur du projet. Ainsi, le démiurge était, d’emblée, un produit d’extrême hubris. À mon avis, le projet Univers fonctionne assez bien : il a 13,82 milliards d’années et il continue de se développer. Ici, sur notre propre planète mère, c’est presque comme si quelqu’un essayait de faire en sorte que cela fonctionne bien pour nous les êtres vivants : il y a un fort champ magnétique qui dévie la plupart des particules chargées à haute énergie, ce qui nous permet d’éviter les dommages causés par les rayonnements. Il existe également une couche d’ozone qui, en dépit de nos efforts pour la détruire, nous permet de nous protéger contre les cataractes et le cancer de la peau en bloquant le rayonnement ultraviolet. Il y a la ceinture de convection océanique qui modère la température (dans des limites que nous essayons actuellement avec ardeur de dépasser en brûlant tous les combustibles fossiles sur lesquels nous pouvons mettre la main). Bref, il est possible de concevoir une création encore meilleure, mais pourquoi faire cela quand nous ne pouvons que nous émerveiller de celle que nous avons eu ?
Plus tard, les Gnostiques ont fait mieux que les anciens en déclarant que tout le monde matériel était réellement diabolique (alors que le monde invisible, immatériel, qu’ils pouvaient « voir » était, d’après eux, bon). En conséquence, les Gnostiques ont transformé le démiurge en un esprit malveillant. Beaucoup d’autres choses ont été dites par eux au sujet du démiurge, mais tout cela vient de la souche théologique cataphatique, au petit bonheur la chance. Restant anaphatique, on peut seulement dire que nous, avec notre cerveau imparfait, n’arriverons probablement pas à juger l’univers, car nos propres capacités de raisonnement sont loin d’être suffisantes.
Lorsque nous regardons le monde, nos yeux voient des éclats de lumière et d’ombre. Pour les transformer en formes reconnaissables, nous utilisons les mécanismes neuronaux, tant innés (comme celui pour reconnaître les visages humains) que ceux que nous développons pendant l’enfance. Ainsi, notre méthode de reconnaissance des objets n’est pas le résultat de notre intellect mais celui de l’évolution et du conditionnement. Lorsque nous décrivons le monde, chaque fois que nous inventons ou découvrons un objet nouveau et inconnu, nous recourons inévitablement à des métaphores : la foudre devient des « boulons ». À leur tour, les boulons sont serrés à l’aide d’« écrous ». À leur tour, les « écrous » se distinguent sur le terrain lors d’une tempête électrique essayant d’attraper un « boulon » [Bolt / Nut : métaphores jouant sur les mots et exprimant les associations d’idées, intraduisible, NdT]. Ce que nous voyons et ce dont nous parlons, ce sont essentiellement des photocopies de photocopies de photocopies (pour utiliser une autre métaphore) et n’est jamais ce que nous pourrions décrire comme la « réalité », que nous ne pouvons jamais atteindre (une autre métaphore).
Pourtant, nous avons pu constater certaines choses. Nous avons trouvé des moyens de manipuler l’univers physique de manière déterminée en jetant un filet de chiffres et de mesures sur celui-ci. Il s’avère que, dans le sous-ensemble de choses qui ne sont pas vivantes, et dans des conditions soigneusement contrôlées, des approches simplistes basées sur la logique et l’arithmétique peuvent donner de superbes résultats : les moteurs diesel qui projettent de façon répétitive, compriment et brûlent du carburant dans leurs cylindres pendant plusieurs milliards de révolutions entre deux révisions. Les ordinateurs qui peuvent de manière fiable reproduire de manière répétée des sorties identiques à condition d’avoir des entrées identiques. Le démiurge – qui est une projection de nos propres propensions, avec nos propres insuffisances – s’efforce donc de contrôler totalement, car sans contrôle, il ne peut rien espérer réaliser. Et quand il s’agit de contrôler, la répétition est la clé, car il est assez difficile de contrôler les choses qui ne se produisent soudainement qu’une fois.
La répétition fonctionne bien avec la matière morte, mais cela ne fonctionne pas aussi bien avec les êtres vivants. Chaque organisme et chaque cellule de chaque organisme sont subtilement différents les uns des autres. Les génomes d’organismes même relativement simples contiennent de nombreux gènes qui ne sont pas exprimés et leur fonction est inconnue et la plupart du temps inconnaissable. Le résultat de la reproduction chez les espèces qui se reproduisent sexuellement, les mutations et d’autres processus génétiques ne sont pas exactement prévisibles. Bref, une cellule vivante ne peut être réduite à un mécanisme : chaque cellule n’est produite qu’une seule fois, et elle a un destin à elle seule. La vie passe en cycles à un niveau superficiel, mais à un niveau plus bas, plus fin, il s’agit d’un arc unidirectionnel, et son fonctionnement intérieur est, aux vues de nos capacités à le comprendre, infiniment complexe.
Le démiurge, compte tenu de ses limites cognitives (qui sont en fait nos limites cognitives), et étant donné sa compulsion à tout contrôler, n’a d’autre choix que de considérer les êtres vivants comme des mécanismes. C’est rendu possible en négligeant une grande partie de leur complexité comme non pertinente pour se concentrer sur les fonctionnalités susceptibles d’être mesurées et manipulées mécaniquement. La forme préférée d’une telle manipulation est de tuer les choses : le nombre de produits qui finissent par « -cide » est plutôt impressionnant, et les technologies de destruction des animaux et des humains sont de loin les plus développées. Mais traiter les êtres vivants comme des machines a ses limites : cela ne fonctionne jamais parfaitement, et cela ne fonctionne que pendant un certain temps. Dans le processus, la vie est soit détruite (les espèces s’éteignent à un rythme toujours accéléré), soit elle trouve des moyens de contourner les contrôles qui lui sont imposés (les herbicides engendrent des super-mauvaises herbes, les antibiotiques engendrent des super-bactéries).
La complexité du monde vivant peut être réduite, pendant un certain temps, en faisant une moyenne sur un grand nombre de spécimens, et en s’appuyant sur de tels résultats pour manipuler des populations entières ; elles peuvent aussi fonctionner – pendant un certain temps. Par exemple, supposons que prendre des médicaments appelés statines peut, en moyenne, réduire son risque d’attaque cérébrale, par exemple, de 10% (je ne connais ni ne me soucie de cette dernière estimation). Mais qu’est-ce que cela dit de leur effet sur vous personnellement ? Absolument rien ! Les statistiques ne fonctionnent pas lorsque n = 1. Mais si la médecine doit être scientifique (et il y a une grosse pression pour qu’elle le soit), elle doit être basée sur des choses mesurables et reproductibles. C’est la raison pour laquelle les médecins, qui autrefois étaient capables de traiter une personne entière, en tant que spécimen unique, en utilisant leurs sens, leurs connaissances et leur expérience, sont maintenant réduits à de simples techniciens médicaux, poussant des boutons, simples adjoints liés au protocole des équipements de diagnostic. Et au lieu de traiter les patients (et de les guérir parfois), ils traitent principalement les problèmes médicaux spécifiques des patients.
Jusqu’à présent, nous avons proposé que le démiurge soit la force derrière la technosphère qui explique son extrême hargne, sa téléologie abstraite du contrôle total et la quantité de conséquences imprévues qu’il produit à chaque tournant. Tout ce qui reste pour compléter le tableau est de tenir compte de sa soif de croissance infinie et son incapacité à voir les limites physiques. Mais c’est le plus facile. De toute évidence, si vos critères pour ce qui est bon doivent être mesurables, plus c’est grand, mieux c’est, évidemment. Et être à court de choses à brûler et transformer notre planète en décharge n’est pas une expérience répétitive, donc le démiurge ne peut pas espérer y faire face. En passant, on n’assiste pas non plus à un changement climatique catastrophique : c’est une autre « expérience » (si vous souhaitez l’appeler ainsi) qui sera exécutée exactement une fois. Mais ne nous attendons pas à ce que les scientifiques et les adeptes de la technologie dont la pensée de groupe est dominée par le démiurge soient d’accord avec tout cela. Si nous attendons qu’ils nous sauvent, nous finirons tous morts.
Dmitry Orlov
Traduit par Hervé, vérifié par Wayan, relu par Michèle pour le Saker Francophone