Par M.K. Bhadrakumar – Le 2 septembre 2023 – Source Indian Punchline
La controverse sur l’implication présumée du gouvernement indien dans l’assassinat du militant religieux extrémiste sikh, Hardeep Singh Nijjar, dans le lointain Canada fait boule de neige. Sentant que nos élites sont ultra-sensibles aux critiques occidentales, le Canada, avec le soutien ferme des États-Unis, élargit rapidement le tourbillon de la controverse dans une spirale qui s’étend vers l’extérieur au fur et à mesure qu’elle s’élève.
Les trois nouveaux éléments introduits par le Premier ministre Justin Trudeau lors de sa conférence de presse passionnante en marge de la session de l’Assemblée générale des Nations unies à New York, jeudi, dominée par les ramifications de l’assassinat de Nijjar, sont les suivants :
- Premièrement, il a entraîné le premier ministre indien dans l’œil du cyclone en évoquant sa “conversation directe et franche” avec Modi ;
- Deuxièmement, il a affirmé que le Canada “défendait l’ordre fondé sur des règles“,
- Troisièmement, le raisonnement analogique que Trudeau a introduit (pour la première fois) pour trouver un système relationnel commun entre la violation présumée par l’Inde de la souveraineté du Canada en vertu du droit international et l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Trudeau a laissé beaucoup de matière à réflexion. Principalement, Ottawa et Washington reconnaissent publiquement qu’ils agissent en tandem. (Dernièrement, Trudeau s’est habilement glissé dans la peau de Boris Johnson en tant que plus fervent défenseur de la guerre par procuration menée par les États-Unis en Ukraine).
De plus, l’envoyé américain à Ottawa, David Cohen, a depuis révélé que le “partage de renseignements entre les partenaires des Five Eyes” était à l’origine de l’allégation offensive de Trudeau, lundi dernier, concernant l’implication d’agents indiens dans le meurtre de Nijjar.
David Cohen a ajouté : “Il y a eu beaucoup de communications entre le Canada et les États-Unis à ce sujet… Nous avons consulté nos collègues canadiens de très près – et pas seulement consulté, mais coordonné avec eux – sur cette question. De notre point de vue, il est essentiel que l’enquête canadienne se poursuive et il serait important que l’Inde collabore avec les Canadiens dans le cadre de cette enquête. Nous voulons que les responsables rendent des comptes, et il est important que l’enquête suive son cours et aboutisse à ce résultat.”
Nous devrions soigneusement évaluer les implications des remarques calibrées de Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale de la Maison Blanche, et d’Antony Blinken, secrétaire d’État, dans les jours qui ont suivi la conférence de presse de Trudeau.
Un aspect important de la conférence de presse de Sullivan est qu’on lui a demandé de commenter l’approche du gouvernement Modi dans l’affaire Nijjar, qui s’inscrit dans la lignée des politiques indiennes récentes, à savoir que Delhi défie les intérêts vitaux de l’Amérique – “agression économique… ils [le gouvernement Modi] ont conclu un accord avec 18 pays pour ne pas utiliser de dollars dans les échanges commerciaux… L’Inde a été – est sur la liste de surveillance des États-Unis pour le vol de propriété intellectuelle d’entreprises américaines. L’Inde a fait – fait partie des BRICS“.
Sullivan a répondu que :
Lorsque nous avons des préoccupations avec l’Inde, qu’il s’agisse de questions liées à la liste de surveillance que vous décrivez ou d’autres questions, nous les exprimons clairement. Et nous défendons les intérêts américains, comme nous le faisons avec tous les pays du monde.
L’Inde n’est pas la Russie, et la Chine a ses propres défis à relever dans son propre contexte. Alors, bien sûr, il y aura des différences dans la manière dont nous traitons les pays un par un.
Mais l’idée – l’étoile polaire de cette administration est la suivante : si vous représentez une menace pour la sécurité, la prospérité ou le sens fondamental de l’équité du peuple américain, nous prendrons des mesures pour la défendre. Je pense que notre bilan à cet égard – dans de nombreux pays – est très clair… Quel que soit le pays, nous nous lèverons et défendrons nos principes fondamentaux. Et nous consulterons étroitement nos alliés, tels que le Canada, dans le cadre de l’application de la loi et du processus diplomatique.
En d’autres termes, l’administration Biden adopte une vision globale de la politique étrangère du gouvernement Modi.
Blinken a également confirmé que les États-Unis “coordonnaient” avec le Canada et cherchaient à “rendre des comptes“, tout en soulignant qu'”il est important que l’enquête suive son cours et aboutisse à ce résultat“. Il est intéressant de noter que Blinken a qualifié ce cas de “répression transnationale” que les États-Unis prennent “très, très au sérieux” tout ce qui concerne également le “système international“.
Blinken s’exprimait à l’issue d’une réunion tenue plus tôt dans la journée à New York avec ses homologues du QUAD, dont le ministre des affaires étrangères, M. S. Jaishankar. Ce point est important pour deux raisons. Tout d’abord, les Indiens croient généralement, à tort et à travers, qu’étant donné l’empressement des États-Unis à faire monter l’Inde à bord de leur navire indo-pacifique, Washington ne déplaira pas à l’Inde, ce qui, en retour, isolerait le Canada. C’est ainsi que nos meneurs de jeu se sont acharnés sur le Canada.
Au contraire, l’administration Biden vient de s’assurer que l’ensemble de l’alliance de sécurité des Five Eyes – Australie, Grande-Bretagne, Canada, Nouvelle-Zélande et États-Unis – est sur la même longueur d’onde que Trudeau. Il s’agit là d’un message sévère et lourd de conséquences.
Deuxièmement, la conférence de presse de Blinken faisait suite à ses “discussions franches et constructives avec le vice-président chinois Han Zheng, montrant que nous [les États-Unis et la Chine] continuerons à chercher des moyens de travailler ensemble sur des questions où le progrès exige nos efforts communs, tout en gérant notre concurrence de manière responsable“.
De toute évidence, l’hypothèse simpliste de Delhi selon laquelle les États-Unis considèrent l’Inde comme un “contrepoids” à la Chine, bla-bla, est une estimation profondément erronée de la politique des grandes puissances, à la limite de la naïveté, bien qu’elle soit encouragée par les commentateurs occidentaux. Cette naïveté a atteint son apogée dans notre démarche maladroite visant à apaiser Washington en invitant Biden en tant qu’invité principal lors des célébrations du Jour de la République en janvier, et en organisant un sommet de la QUAD à Delhi en même temps, comme cerise sur le gâteau !
Nous ne pouvons pas être plus stupides que cela. L’administration Biden courtise actuellement la Chine dans le but d’amener le président Xi Jinping à visiter les États-Unis et à accepter une rencontre au sommet avec Biden, ce que ce dernier cherche à faire en vue des élections de novembre 2024.
Il s’agit d’une tentative désespérée de persuader la Russie d’accepter un processus de dialogue en Ukraine afin d’éviter la défaite militaire de l’OTAN lors des célébrations de son 75e anniversaire en juillet de l’année prochaine à Washington, que la Maison Blanche présente comme un moment triomphal pour le leadership transatlantique de la présidence de Biden.
Dans l’ensemble, l’affaire Nijjar met en lumière les contradictions aiguës de la politique étrangère de l’Inde. Les hypothèses qui sous-tendent l’orientation chinoise de la politique étrangère se révèlent illusoires ; la trajectoire “occidentaliste” a abouti à un cul-de-sac ; l’image globale de l’Inde, propagée avec assiduité, s’avère être un mirage ; la politique étrangère fondée sur le culte de la personnalité et l’opportunisme plutôt que sur des principes rationnels et cohérents adaptés au monde en transition a été battue en brèche ; et, surtout, l’orgueil démesuré de la diplomatie indienne a eu l’effet d’un boomerang.
L’affaire Nijjar pose un dilemme existentiel. En se soumettant au diktat américain, l’Inde deviendra un État de substitution et la risée des pays du Sud. Les Indiens ne l’approuveront pas.
Au contraire, ignorer le diktat aura des conséquences considérables. Ne vous y trompez pas, les Five Eyes ont eu une histoire sanglante contre l’Union soviétique ; dans l’ère de l’après-guerre froide, ils ont pratiquement déstabilisé Hong Kong et sont aujourd’hui un acteur actif au Myanmar et en Thaïlande, dans le voisinage de l’Inde. Son entrée dans le sous-continent est de mauvais augure.
En l’espace d’une semaine, ce qui semblait être une enquête sur une affaire de meurtre s’est retrouvé mêlé à l'”ordre fondé sur des règles” et au fonctionnement du “système international” – et des BRICS. Il s’agit d’une escalade dramatique qui signale le mécontentement à l’égard du gouvernement.
En effet, ce que les États-Unis attendent de la “responsabilisation” n’est rien d’autre que le démantèlement de l’État de sécurité nationale que l’Inde a transformé au cours des neuf dernières années.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.