Par Bill Bigelow – Le 18 mars 2016 – Source ICH
«Porter du vert à la Saint Patrick ou se faire punir» ; quand j’étais à l’école, cette phrase résumait à peu près le curriculum scolaire concernant les Irlandais des États-Unis. Oui, je me souviens d’un hochement de tête à ladite «famine des pommes de terre», mais ce n’était qu’en passant.
Tristement, les manuels scolaires d’aujourd’hui, en grande partie, persistent à ignorer la famine, bien qu’elle ait été responsable de souffrances inimaginables, de la mort de plus d’un million des paysans irlandais et ait déclenché la plus grande vague de migration irlandaise de l’histoire des États-Unis. Ils ne tentent pas plus d’aider les étudiants à faire le lien entre les famines passées et présentes.
Pourtant, il ne manque pas de matériel qui pourrait donner vie à ces événements dramatiques dans les salles de classe. Dans mes cours d’études sociales, dans mon lycée, je commence par interpréter l’émouvant poème de Sinead O’Connor, Skibbereen, dont l’un des vers dit:
… Oh si bien je me rappelle, de cette
Morne journée de décembre,
Le propriétaire et le shérif sont venus, pour
Tous nous mettre dehors
Ils ont mis feu à mon toit, avec leur
Maudite humeur anglaise
Et c’est une autre raison, pourquoi j’ai quitté la vieille
Skibbereen.
En revanche, le manuel d’histoire des États-Unis, The Americans, de Holt McDougal, consacre sèchement deux phrases à «la Grande famine des pommes des terres». Le livre America : Pathways to the Present [L’Amérique: Chemins vers le présent] de Prentice Hall, n’offre aucune citation de l’époque. Le texte décrit la famine comme «un désastre horrible», comme s’il s’était agi d’une calamité naturelle telle un tremblement de terre. Et dans un simple paragraphe minable du livre The Enduring Vision : A History of the American People [La vision persistante : Histoire du peuple américain], Houghton Mifflin met simplement le blâme des «ravages de la famine» sur une «maladie des plantes», et sa seule citation contemporaine, guère convenable, provient d’un propriétaire qui décrit les locataires survivants comme des «squelettes affamés et affreux». De façon uniforme, les manuels d’études sociales ne permettent pas aux Irlandais de relater eux-mêmes les horreurs qu’ils ont vécues.
Ces timides miettes de connaissance privent non seulement les étudiants de riches leçons sur l’histoire des Irlandais des États-Unis, mais exemplifient adéquatement aussi ce qui ne va pas, avec la dépendance scolaire aux manuels produits par les grandes entreprises.
Tout d’abord, qui pourrait imaginer que les étudiants retiendraient quelque chose du contenu de livres insipides et sans âme ? Les manuels d’aujourd’hui ne contiennent pas l’histoire de personnes réelles. Nous ne rencontrons personne, n’apprenons rien de la vie de qui que ce soit, ne rencontrons pas d’injustice, pas de résistance. C’est un programme d’études qui conduit au désœuvrement. Étant quelqu’un qui a passé presque trente ans à enseigner les études sociales dans le secondaire, je peux affirmer que les étudiants sont peu enclins à chercher à en savoir plus à propos d’événements vidés de leurs drames, émotions et humanité.
Pour les étudiants, ces textes n’apportent pas non plus de questions critiques à considérer. Par exemple, il est important qu’ils apprennent que la mauvaise récolte en Irlande n’affectait que la pomme de terre dans les pires années de famine; toutes les autres productions vivrières étaient robustes. Michael Pollan note dans son livre The Botany of Desire [La botanique du désir] que «l’Irlande était sûrement la plus grande expérimentation jamais tentée en monoculture et sûrement la preuve la plus convaincante de sa démence». Mais étant donné que seule la variété de pomme de terre Lumper était affectée, et que d’autres cultures prospéraient, pourquoi les gens mourraient-ils de faim ?
Thomas Gallagher précise dans la Lamentation de Paddy, que durant le premier hiver de la famine 1846-1847, alors que près de 400 000 paysans irlandais étaient affamés, les propriétaires exportaient la valeur de 17 millions de livres sterling de grain, de bétail, de porcs, de farine, d’œufs, et de nourriture pour volailles qui auraient pu empêcher ces morts. Pendant la famine, comme le note Gallagher, l’Irlande produisait une abondance de nourriture et, pourtant, les propriétaires terriens l’exportaient à l’étranger.
Le curriculum scolaire peut et doit demander aux étudiants de réfléchir sur la contradiction que représente une famine au sein de l’abondance, sur l’éthique de l’exportation de nourriture en temps de famine, et devrait se demander pourquoi ces phénomènes persistent encore à notre époque.
Plus d’un siècle et demi après la Grande famine, nous vivons des contradictions similaires et peut-être bien plus flagrantes. Raj Patel ouvre son livre, Stuffed and Starved : Markets, Power and the Hidden Battle for the World’s Food System [Gavés et affamés : marchés, pouvoir et bataille sournoise pour le contrôle du système mondial de la nourriture] : «Aujourd’hui, alors que nous produisons plus de nourriture que jamais, plus d’une personne sur dix sur terre a faim. La faim de 800 millions d’individus se produit en même temps qu’un autre record historique sur cette planète : leur nombre est dépassé par un milliard de personnes en surpoids.»
Le livre de Patel tient à expliquer «la pourriture au cœur du système moderne de l’alimentation.» C’est un parcours scolaire que nos étudiants devraient également apprendre — réfléchir sur les schémas de pauvreté, de pouvoir et d’inégalité, qui s’étendent de l’Irlande du XIXe siècle à l’Afrique, l’Inde, les Appalaches, et l’Oakland du XXIe ; cela explore ce qui se produit quand la nourriture et la terre sont considérées purement et simplement comme des marchandises dans un système global motivé par le profit.
Mais les fabricants de manuels scolaires d’aujourd’hui ne sont pas plus intéressés à alimenter la curiosité des étudiants à l’égard de cette inégalité, que ne l’étaient les propriétaires terriens britanniques à nourrir les paysans irlandais. Prenez Pearson, le géant de l’édition globalisée. Sur son site internet, cette entreprise annonce (de manière superflue) que «nous mesurons notre progrès par rapport à trois critères clés : les revenus, l’argent et les bénéfices sur le capital investi». Les ventes mondiales de l’empire de Pearson en 2011 ont été de plus de $9 milliards, soit neuf mille millions de dollars, comme je l’aurais dit à mes étudiants. Les multinationales telles que celle de Pearson n’ont aucun intérêt à promouvoir la pensée critique à propos d’un système économique dont ils embrassent avec délectation les prémisses, les profits d’abord.
Comme je l’ai déjà mentionné, par rapport à la famine irlandaise, il ne manque pas de matériel éducatif susceptible de toucher le cerveau et le cœur. Dans un jeu de rôles, la Faim au banc des accusés, que j’ai écrit et enseigné dans mes propres cours à Portland, Oregon, et qui a été repris sur le site internet du Projet d’éducation Zinn, les étudiants enquêtent sur les responsables de la famine. Les propriétaires terriens britanniques, qui exigeaient des loyers des pauvres affamés et exportaient d’autres cultures vivrières ? Le gouvernement britannique, qui a permis ces exportations de nourriture et offert une aide ridicule aux paysans irlandais ? L’église anglicane, qui a oublié de dénoncer les propriétaires terriens égoïstes ou d’agir au nom des pauvres ? Un système de distribution qui a sacrifié les paysans irlandais à la logique du colonialisme et du marché capitaliste ?
Voilà de riches et préoccupantes questions éthiques. C’est précisément le genre de thème qui enflammerait et vivifierait les étudiants, leur permettant de voir que l’Histoire n’est pas simplement une chronologie de faits bruts sans âme s’étendant dans le temps.
Alors allez-y : buvez une Guinness, portez un peu de vert, et mettez les chansons des Chieftains 1. Mais permettez que nous honorions les Irlandais par notre curiosité. Assurons-nous que nos écoles montrent un certain respect en étudiant les forces sociales qui ont affamé et déraciné plus d’un million d’Irlandais – et qui affament et déracinent encore aujourd’hui.
Bill Bigelow a enseigné les études sociales au lycée de Portland dans l’Oregon pendant presque 30 ans. Il est le rédacteur de programme d’études du magazine Rethinking Schools et codirecteur du Projet sur internet d’éducation de Zinn à www.zinnedproject.org. Ce projet, inspiré par le travail de l’historien Howard Zinn, offre du matériel gratuit pour permettre l’enseignement d’une Histoire populaire plus complète que celle trouvée dans les manuels commerciaux. Bigelow est auteur ou coéditeur de nombreux livres, y compris A People’s History for the Classroom [Une Histoire du peuple à étudier en classe] et A People’s Curriculum for the Earth: Teaching About the Environmental Crisis [Un curriculum scolaire pour la Terre: enseignement à propos de la crise environnementale].
© 2015 Projet d’éducation Zinn
Traduit par Alexandre MOUMBARIS 2, relu par Marie-José MOUMBARIS pour le Saker Francophone.
Notes
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