L’équilibre et la reprise des inondations sont jugés hérétiques et ne seront pas tolérés, écrit Alastair Crooke.
Par Alastair Crooke – Le 26 juillet 2021 – Source Strategic Culture
« Je suis en colère. Je suis en colère que tant de gens refusent d’ouvrir les yeux sur ce qui se passe aujourd’hui en France, et dans le monde entier ». Elle ajoute : « Je suis vraiment passionnée par ce sujet : Je pense que vous ressentez cette passion ».
Bien sûr, il y a parmi les gens en général un engourdissement, une stupéfaction et (aussi) une peur profonde de sortir la tête de la « tranchée narrative » dans laquelle nous sommes assis – et où, encerclés par de hauts murs de tranchée – nous éprouvons un minimum de sécurité. Mieux vaut ne pas trop s’en éloigner !
La guerre narrative a toutefois pris un nouveau tournant, les partis politiques, les médias et les plates-formes occidentaux ne se contentant pas d’abandonner l’argumentation, mais imitant les Grands inquisiteurs, lançant des volées d’accusations (sorcellerie, hérésie, etc.) sans fondement réel – dans le but, comme le raillait Lyndon Johnson, de « faire en sorte que le fils de pute se rétracte ». Bien sûr, à l’époque comme aujourd’hui, il est impossible de prouver le contraire : admettre l’hérésie du réveil et être brûlé vif, ou la nier jusqu’à ce que chaque os soit brisé par la « meute » médiatique.
Le fait est que, dans le climat actuel, le « retrait des plates-formes », les boycotts et la dénonciation d’individus ou de partis comme suprémacistes ou racistes fonctionnent : ils peuvent être exploités par les plates-formes technologiques à un tel point que la pensée critique peut non seulement être supprimée, mais que les individus et les partis peuvent être humiliés et « annulés », et entièrement balayés du « tableau » politique par une salve de récits à charge.
Cette approche partiale n’envisage pas de traiter avec les opposants, sauf pour accepter leur rétractation sans réserve ou pour allumer le feu de joie sous les pieds de leurs carrières. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que l’« entre-deux » devient une hérésie, tout comme la compréhension des polarités – la compréhension que la dualité fait profondément partie de l’expérience humaine, tout comme la double hélice fait partie de notre ADN. L’histoire nous enseigne qu’une telle radicalité partiale mène presque invariablement à l’intolérance, à la répression et finalement à la violence.
Ce qui nous ramène à la complainte de la dame ci-dessus sur le paysage politique aride, desséché, étouffant sous le soleil d’airain de la ratiocination apollinienne, dénuée de passion, très masculine, et dénuée d’empathie humaine.
Shakespeare a abordé cette question de l’empathie humaine – à un moment de l’histoire qui résonne avec le nôtre aujourd’hui – en se concentrant sur la Grande Déesse : le symbole de la sensualité et du pouvoir féminins, le symbole du renouveau (le renouveau de la vie dans sa forme la plus élémentaire). Le mythe de Vénus et Adonis et celui d’un autre poème, Lucrèce, selon Ted Hughes, reflète précisément le schisme de la guerre culturelle de l’époque de Shakespeare : les protestants et les catholiques, qui se considèrent mutuellement comme « diaboliques » et hérétiques, sans autre compromis possible que l’annulation de l’autre.
Dans le premier poème, Aphrodite, déesse de « ce monde » et symbole de la femme idéale et vertueuse, est contrainte par les circonstances de confier ce jeune homme chaste et « BCBG », Adonis, aux soins de son « opposé » polaire, Perséphone – la déesse de « l’autre monde » (ou de l’énergie sexuelle primitive et inconsciente, pourrait-on dire aujourd’hui). Mais la sensuelle Perséphone s’éprend du jeune Adonis – et le désire sans réserve. Elle refuse catégoriquement de le rendre à Aphrodite, et Zeus est obligé d’intervenir en décidant d’une garde partagée.
Mais alors, les rôles sont inversés. La respectable Aphrodite « de ce monde » veut garder ce jeune homme chaste auprès d’elle et ne pas l’exposer à l’aspect sensuel et primitif de la Nature dans « l’autre monde ». Le faible Adonis acquiesce et renonce aux prétentions de Perséphone sur lui.
Perséphone, enragée, sous les traits d’un sanglier, brutalise le jeune homme et le tue (l’inconscient qui surgit pour forcer sa transformation au travers de la mort). Hughes note qu’à l’époque de Newton, la conception de la « vérité » (aujourd’hui la « science ») était considérée comme s’étant radicalement purifiée de toute tache de subjectivité humaine, pour émerger comme un nouveau soleil d’airain brûlant le dualisme pour laisser un désert.
Aujourd’hui, nous sommes au milieu d’une nouvelle aridité, d’un nouveau désert. Nous sommes invités à nous « réinitialiser » dans un capitalisme techno-robotique « socialement responsable ». Le capitalisme socialement responsable n’est pas une notion nouvelle. L’idée remonte, comme le note Joaquin Flores, à l’aile centriste du fascisme il y a environ 90 ans : « Il est en quelque sorte l’incarnation de l’idéal corporatiste et technocratique du siècle dernier, jusqu’aux années 1970 environ, lorsque le Friedmanisme [néolibéralisme] est devenu de rigueur ». Aujourd’hui, la responsabilité sociale est à nouveau présentée comme la raison pour laquelle le socialisme doit être considéré comme totalement inapproprié, puisque ce qui est bon pour les entreprises doit certainement être bon pour la société, puisque nous aspirons tous à la stabilité.
Il ne s’agit pas du capitalisme de marché – qui a été étranglé depuis longtemps aux États-Unis par la Fed. Le terme « capitalisme » est utilisé par les idéologues d’aujourd’hui pour garder une continuité idéologique, plutôt que comme une définition plausible. L’objectif camouflé, sous la pellicule de sucre, est cependant de gérer une société strictement post-capitaliste. Il s’agirait d’une société qui développerait de nouvelles technologies coercitives et de dépeuplement en fonction de la vieille maxime selon laquelle « tout doit changer pour que les choses restent les mêmes » (c’est-à-dire pour que les dirigeants actuels restent mais subissent un « relooking », de sorte que lorsque les emballages seront retirés, ils apparaîtront comme étant neufs et brillants).
C’est pourquoi une colère passionnée est de mise : cette vision est à la fois abstraite et dénuée de toute empathie pour la condition humaine. Le public doit être formé et soumis à une discipline de type Covid et de confinement dans un premier temps, puis à d’autres « punitions » requises par « l’urgence climatique ». Ses idéologues utilisent la peur et le chaos de narrations contradictoires délibéré pour anesthésier le public et l’amener à accepter cette nouvelle techno-réalité.
Le traumatisme est le point d’entrée, et les crimes antérieurs qui ont été perpétrés contre d’autres peuples peuvent être métamorphosés – par ce traumatisme – en crimes que l’humanité elle-même a commis, et qu’elle doit maintenant payer, et payer très cher (en réparations). Les crimes de la classe dirigeante contre les peuples sont ainsi transformés en crimes que les peuples ont commis et que la classe dirigeante, les parties prenantes (gouvernements, ONG, institutions) doivent maintenant corriger. Et ces mesures correctives seront de nature punitive et disciplinaire.
Néanmoins, la dystopie technocratique planifiée peut encore être perçue par beaucoup comme un héritage de la social-démocratie. Les partis politiques centristes l’approuveront. Ils aspirent aux applaudissements et aux louanges des médias mainstream et des plates-formes technologiques. Et comme le public n’a plus aucun pouvoir politique réel, les coûts de ce remaniement seront répercutés sur le peuple, tandis que la richesse sera simultanément canalisée vers le haut, vers une oligarchie restreinte et autoritaire.
Tout cela nous ramène à la question de la « colère » féminine. Ted Hughes nous dit que Shakespeare connaissait bien l’histoire de la déesse Isis, dont la détermination et la puissante passion ont restauré une Égypte déchirée par la partialité d’une rationalité avide particulièrement agressive (celle de Seth) qui n’avait pas réussi à accomplir la conjunctio entre sa rationalité aride et le besoin compensatoire de fécondité (symbolisé par Osiris), dans tous ses aspects.
Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que le mythe égyptien Osiris-Isis traite de la tension répétée et oscillante entre l’impulsion d’harmonie et celle de destruction – et de la nécessité de trouver (et d’apporter) un équilibre. Sans Seth, il n’y aurait pas de destruction-création. Sans Seth, il n’y aurait pas de renaissance osirienne. Mais notez que dans ce mythe, le conflit perturbateur provient du masculin, qui est à la fois une impulsion créatrice et destructrice ; pourtant, c’est Isis – qui reflète la détermination et la puissance du féminin – qui rétablit finalement l’équilibre en Égypte, qui réassemble Osiris démembré et qui revitalise l’impulsion mâle-femelle qui traverse tous les êtres vivants.
Si nous nous reportons à l’ancien concept des « deux terres » de l’Égypte : les terres noires fertiles du Nil et les terres rouges arides du désert environnant, nous avons une idée de la façon dont l’alternance d’une polarité à l’autre, qui aboutit finalement à la montée de sa valeur « opposée », était comprise dans les temps anciens. Tout est en mouvement : les polarités changent de place, comme dans une danse formelle, et les puissances du monde invisible se bousculent au gré des flux et reflux de l’activité humaine.
Les « deux terres » de l’Égypte représentent quelque chose de plus qu’une simple distinction géographique. Dans l’Égypte ancienne, le paysage physique avait une résonance métaphysique dont les anciens Égyptiens étaient parfaitement conscients : les deux terres étaient comprises comme les deux royaumes de la vie et de la mort, qui s’affrontaient mais s’interpénétraient mutuellement.
Le paysage combiné des deux terres est celui du « paradis » et de « l’enfer », en guerre l’un contre l’autre, mais unis dans un équilibre et une réciprocité précaires. L’un symbolisait donc l’unité harmonieuse et créative de la culture dans la vallée, et l’autre celle de l’incohérence, du chaos et de la mort dans les zones désertiques.
Mais même Seth, qui, à tant d’égards, symbolise une négativité destructrice et vorace, incarne lui aussi une certaine dualité. Il n’a jamais été perçu comme intrinsèquement mauvais ou malfaisant, mais comme une composante nécessaire du Cosmos : l’aridité, la dessiccation et la mort. Son ambivalence est vécue dans le désert égyptien : une chaleur impitoyable, sans aucun endroit où s’abriter du soleil ; mais dans ce paysage de roche et de silence, où aucun oiseau ne vole et aucun animal, à l’exception de la vipère du désert, ne se déplace, il y a aussi un calme profond que la vallée ne peut offrir.
Puis le Nil gonfle – et ses eaux se répandent dans le Delta – le rafraîchissant et l’arrosant. Et peu de temps après, il se remplit d’une vie féconde.
Seth peut, en un sens, personnifier la force de la destruction de la vie, de la décadence et de la mort, mais sa polarité dramatique réside précisément dans sa nécessité même de renouvellement. Les anciens Égyptiens se considéraient comme tenus par cet équilibre et ce jeu de polarités : vie et mort, abondance et pénurie, lumière et obscurité. Le paysage même enseigne le principe de l’oscillation des polarités. Le maintien de l’équilibre était une succession de destructions et de renaissances ; permettre à la stérilité insidieuse de Seth d’être surmontée par les inondations revivifiantes d’Osiris était la préoccupation centrale du roi égyptien : Seth et Osiris devaient donc être maintenus en équilibre.
Nous pourrions comprendre ce double mouvement – composé d’aspects qui sont toujours en tension polaire et pourtant co-constituants les uns des autres – comme étant en quelque sorte une réflexion, une analogie et une conséquence d’un profond rythme de vie intérieur : la systole et la diastole de la créativité humaine elle-même.
Ainsi, la colère exprimée précédemment est compréhensible et appropriée. Nous avons subrepticement glissé dans l’aridité d’une polarisation aride du « néo-séthianisme ». L’équilibre et les inondations revivifiantes sont jugés hérétiques et ne seront pas tolérés. Pourtant, à la fin, Seth a été exilé, et l’harmonie est revenue en Égypte.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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