Par Immanuel Wallerstein – Le 15 avril 2016 – Source iwallerstein.com
Commentaire No 423
Le Pérou est l’un des pays où les élections présidentielles sont à deux tours. À moins qu’un candidat n’obtienne plus de 50% au premier tour, il y en a un second, faisant s’affronter seulement les deux candidats qui ont obtenu le plus de voix au premier. Et, comme cela a été de plus en plus souvent le cas dans le monde, lorsqu’il y a trois candidats jouissant d’un soutien important, la bataille est féroce pour gagner la seconde place au premier tour des élections.
Au Pérou, en avril 2016, le candidat principal était Keiko Fujimori, la fille du célèbre ancien président Alberto Fujimori, actuellement en prison pour violation des droits humains. Les chiffres définitifs ne sont pas encore publiés, mais il semble qu’elle ait obtenu environ 40% des suffrages. La seconde place a été remportée par Pedro Pablo Kuczynski, avec probablement 21%. La troisième place est occupée par Veronika Mendoza, avec à peu près 19%.
Qu’est-ce que cela signifie ? Une dépêche de Reuters sur les élections avait un titre qui résumait le point de vue de la plupart des commentateurs : «Deux candidats pro-business font la finale au Pérou». Les adjectifs qualificatifs qu’ont utilisés les médias pour les trois sont «conservateur» et «populiste» pour Fujimori, «centre-droit» pour Kuczynski (qui est un ancien économiste de la Banque mondiale) et «de gauche» pour Mendoza.
Il semble n’y avoir pratiquement aucune différence entre les deux candidats au scrutin final, dans la mesure où la priorité à ce qu’on appelle le libre marché est concernée, et la Bourse a récompensé ces engagements par un rebond immédiat après le premier tour. Leur différence réside principalement dans les opinions plus centristes de Kuczynski sur les questions sociales, en plus des craintes que Fujimori éveille, à cause des souvenirs du régime autoritaire de son père.
Si on remonte cinq ans en arrière, à l’élection précédente, les qualificatifs sont tout à fait différents. Les deux candidats au second tour sont de nouveau Fujimori (dont les étiquettes étaient les mêmes) et Ollanta Humala, dont on disait qu’il était «de gauche». Cette étiquette provient du fait qu’en des temps antérieurs, il avait été avalisé par Hugo Chavez et qu’il paraissait être un chaviste à beaucoup de gens.
Humala lui-même était sensible à cette charge et a avoué tout à fait ouvertement, qu’il était plus proche de Lula et du Parti des travailleurs du Brésil que de Chavez. Le candidat vraiment conservateur Mario Vargas Llosa, disait que choisir entre Fujimori et Humala était un choix entre «le sida et un cancer au stade terminal». Néanmoins, il a approuvé Humala à contrecœur au second tour, jugeant que le pire président possible était Fujimori.
Humala a remporté l’élection de justesse et a rapidement commencé à virer à droite, ouvrant encore plus le Pérou au marché libre. Il a trahi nombre de ses promesses, bien qu’il ait apporté quelques améliorations à la situation des populations indigènes du Pérou. Dans les élections actuelles, Humala n’a soutenu personne, mais il n’a certainement pas soutenu Mendoza.
En 2006, les descriptions sont de nouveau différentes. Il y avait une course à trois entre Lourdes Flores Nano, dite «conservatrice», Humala décrit comme un «populiste fervent» et Alan Garcia qui avait été auparavant président (1985-1990) et qui était le candidat de l’APRA (un parti longtemps enraciné à gauche) et décrit en 2006 comme de «centre-gauche». Contrairement à 2016, où le second tour passe pour être une lutte entre la droite populiste et le centre-droit, on a dit de celui de 2006 qu’il était un affrontement entre la gauche populiste et le centre-gauche. Garcia l’a emporté et de nouveau, une fois en place, il s’est progressivement déplacé vers la droite.
Revenons encore à l’élection précédente, celle de 2002. Elle était surveillée par des observateurs étrangers, dont Jimmy Carter, et a été décrétée honnête. Elle a été gagnée par Alejandro Toledo, un conservateur mais pas un populiste. Les électeurs de la candidate occupant la troisième place, Lourdes Flores, ont semblé donner leurs votes à Toledo plutôt qu’à Garcia.
Cette élection a eu lieu après une longue crise au Pérou. Dans les années 1980, il existait dans le pays deux soulèvements de guérilla, d’une gravité considérable. L’une était celle du Sentier lumineux, un mouvement se proclamant maoïste, qui a réussi à contrôler diverses zones rurales. Il était dirigé par Abimael Guzmán, auparavant professeur de philosophie à l’Université. Le Sentier exerçait une violence extrême contre quiconque était défini comme appartenant aux élites politiques du Pérou. Le second, le Movimiento Revolucionario Tupac Amaru (MRTA – Mouvement révolutionnaire Tupac Amaru), était un peu moins violent et s’identifiait davantage avec le régime cubain.
La lutte du gouvernement péruvien contre ces mouvements a consumé son énergie dans les années 1980. En 1985, Alan Garcia a été élu à la présidence. Il était alors une étoile montante, et appartenait à l’APRA. Il a facilement remporté l’élection contre un candidat de gauche et a reçu un large appui partout dans le monde. Au début, l’économie a connu une reprise positive. Mais ensuite, il a rencontré des difficultés, dues à la fois aux limites de sa politique économique et à l’apogée de la force des mouvements de guérilla. Il est tombé d’un taux d’approbation populaire de 90% à 10%-15%.
Tel était le contexte des élections de 1990 entre Vargas Llosa, qui défendait une plateforme économique libérale, et l’encore obscur candidat d’une coalition populiste et modérée, Fujimori, censé être inéligible. À la grande surprise, celui-ci a gagné et ensuite, à une surprise plus grande encore, il a dissous le Parlement en 1992 et a entrepris une tentative vigoureuse et couronnée de succès, pour écraser les mouvements de guérilla, capturant le chef du Sentier lumineux.
En 2001, il était si impopulaire qu’il était menacé de destitution. Il a fui au Japon où il a récupéré sa nationalité. Il a été jugé et condamné par défaut. En 1995, il est allé au Chili, présumant qu’il y serait en sécurité. Mais le Chili l’a extradé au Pérou, puis il a été emprisonné, et il l’est toujours aujourd’hui.
Tout cela s’est déroulé dans le contexte de l’un des régimes les plus radicaux dans l’Histoire récente de l’Amérique latine. Le 3 octobre 1968, le Général Juan Velasco Alvarado, alors commandant des Forces armées, a mené un coup d’État sans effusion de sang contre le président d’alors, Fernando Belaunde. Le régime de Belaunde était en proie à un scandale impliquant des licences à des champs pétroliers au nord du Pérou. En prenant le pouvoir, le président du Gouvernement révolutionnaire des Forces armées, Velasco, a promptement nationalisé les champs pétroliers en question, sous les applaudissements internes.
Velasco a poursuivi un programme intitulé Peruanismo et il était considéré comme très à gauche. En politique étrangère, Velasco s’est dégagé des liens avec les États-Unis et s’est beaucoup rapproché de Cuba. Les relations avec le Chili de Pinochet étaient très tendues. Il a entrepris une réforme agraire et a nationalisé un grand nombre d’industries. En réalité, cependant, ces efforts économiques n’ont pas été une grande réussite. Les secteurs agraire et de la pêche ont rencontré des difficultés et le gouvernement s’est retrouvé très endetté. L’inflation est devenue de l’hyperinflation et, en 1975, un nouveau coup d’État a fait tomber Velasco.
Encore plus loin dans l’Histoire du Pérou, il y a eu la fondation par Carlos Mariategui de l’APRA, dans les années 1920, un mouvement marxiste engagé en faveur des droits des communautés indigènes. Ce programme radical était à des kilomètres de celui de son successeur à la tête de l’APRA dans les années 1980, Alan Garcia.
Ce que nous voyons dans le drame permanent de la politique péruvienne, c’est que chaque fois qu’un gouvernement dit de gauche ou très à gauche est arrivé au pouvoir, le régime s’est déplacé à droite peu après. Étant données la taille, la situation et l’importance économique du Pérou, cela a fait de ce pays un champ de bataille majeur de la politique en Amérique latine. L’histoire de chaque pays a ses particularités, mais celle du Pérou semble incarner les difficultés de la gauche latino-américaine. Pourquoi les régimes de gauche passent à droite a longtemps été un sujet de débat en Amérique latine et dans le monde. Mais cela n’a pas été un thème de réunification et de compromis au sein des forces de gauche. Dans les dix prochaines années, les regards continueront à se tourner sur l’évolution de la gauche péruvienne dans la bataille mondiale de l’ensemble de la gauche pendant la crise structurelle du système-monde moderne.
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par nadine pour le Saker francophone
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