Par Will Daniel – Le 6 avril 2023 – Source Fortune
Lorsque les coûts augmentent, les bénéfices augmentent aussi ??? Ce n’est pas ainsi que le capitalisme est censé fonctionner, mais c’est pourtant la tendance récente. Depuis plus d’un an, les consommateurs et les entreprises, tant aux États-Unis que dans le reste du monde, sont confrontés à une inflation tenace. Mais cette flambée des coûts n’a pas empêché les entreprises d’engranger des bénéfices records. L’an dernier, les entreprises figurant dans le classement Fortune 500 ont généré à elles seules un bénéfice record de 1 800 milliards de dollars pour un chiffre d’affaires de 16 100 milliards de dollars. Des voix situées à gauche de l’échiquier politique ont tiré la sonnette d’alarme à ce sujet – pensez à Bernie Sanders au Congrès ou à la récente mise à l’épreuve de l’ancien secrétaire au Trésor, Larry Summers, par Jon Stewart. Mais un économiste travaillant pour l’une des plus anciennes et des plus grandes banques d’investissement du monde chante lui aussi le même refrain.
Albert Edwards, stratège mondial à la Société Générale, une banque vieille de 159 ans, vient de publier une note cinglante sur le phénomène que l’on appelle désormais la « Greedflation » [Néologisme signifiant « inflation due à la cupidité »]. Les entreprises, en particulier dans les économies développées comme les États-Unis et le Royaume-Uni, ont utilisé la hausse des coûts des matières premières dans le contexte de la pandémie et de la guerre en Ukraine comme une « excuse » pour augmenter les prix et accroître les marges bénéficiaires pour atteindre de nouveaux sommets, a-t-il déclaré. Et la banque d’investissement française n’est pas seulement ancienne : Elle fait partie des banques considérées comme « d’importance systémique » par le Conseil de stabilité financière, l’organe international du G20 chargé de protéger le système financier mondial.
Edwards écrit, dans l’édition de mardi de son Global Strategy Weekly, qu’après quatre décennies de travail dans la finance, il n’a jamais rien vu de tel que les niveaux « sans précédent » et « étonnants » de « Greedflation » des entreprises au cours de ce cycle économique. À cet égard, une étude réalisée en janvier par la Banque fédérale de Kansas City a révélé que la « croissance des marges« , c’est-à-dire l’augmentation du rapport entre le prix facturé par une entreprise et son coût de production, fut un facteur d’inflation bien plus important en 2021 qu’il ne l’a jamais été tout au long de l’histoire de l’économie.
En règle générale, l’augmentation des prix des matières premières et des coûts de main-d’œuvre réduit les marges des entreprises, en particulier en cas de ralentissement de l’économie. Toutefois, Edwards a attiré l’attention sur les données publiées la semaine dernière par le Bureau of Economic Analysis (BEA), qui montrent que les marges bénéficiaires sont restées proches d’un niveau record par rapport aux coûts au quatrième trimestre. Le stratège a déclaré qu’il pensait que les marges auraient « fortement baissé » à la fin de l’année dernière en raison du ralentissement de l’économie, mais qu’il s’était trompé.
Edwards a ajouté qu’il craignait que les « marges bénéficiaires supérieures » des entreprises aux États-Unis et à l’étranger ne finissent par « déclencher des troubles sociaux » si les consommateurs continuent à lutter contre l’inflation.
« La fin de la Greedflation doit impérativement arriver. Sinon, nous pourrions assister à la fin du capitalisme« , a-t-il averti. « Il s’agit d’un problème majeur pour les décideurs politiques, qui ne peut plus être ignoré. »
La note d’Edwards pourrait être importante, car elle permettrait de faire passer dans le courant dominant un point de vue qui, jusqu’à présent, a vécu dans la frange progressiste. Par exemple, un débat sur la Greedflation a éclaté le mois dernier, lors de l’interview de Larry Summers par Jon Stewart, ancien animateur du Daily Show, dans le cadre de sa nouvelle émission sur Apple TV, The Problem. Alors que Stewart et Summers se demandaient si la Fed avait raison de pousser à la baisse les salaires en augmentant les taux d’intérêt dans le cadre de sa lutte contre l’inflation, Stewart a changé d’avis : « Pourquoi ne nous attaquons-nous pas aux bénéfices des entreprises de quelque manière que ce soit ? Parce qu’on estime qu’ils représentent 30 % ou 40 % de l’inflation ? »
Summers s’est empressé de répondre qu’il ne pensait pas que « l’idée que tout d’un coup les entreprises soient devenues gourmandes soit défendable« . Edwards semble penser que c’est en fait tout à fait défendable.
Le moment est-il venu de contrôler les prix ?
Edwards a proposé une solution controversée pour remédier à la montée de la « Greedflation« , qui, selon lui, reflète un « affaiblissement de la confiance » dans le système capitaliste lui-même. Dans une tournure autrefois impensable pour « ceux d’entre nous qui ont vécu l’échec des politiques de prix et de revenus des années 1970« , Edwards a déclaré qu’il existait un outil pour ce type de problème, et qu’il datait de cette même décennie : le contrôle des prix.
Le contrôle des prix, c’est-à-dire le fait pour un gouvernement de fixer les prix que les entreprises sont autorisées à facturer aux consommateurs, a été accusé de tous les maux, depuis la chute du premier empire babylonien en 1595 avant J.-C. jusqu’aux longues files d’attente à la pompe des administrations Nixon et Carter dans les années soixante-dix. L’une des histoires les plus courantes sur la folie supposée du contrôle des prix nous vient de l’empereur romain Dioclétien, qui a promulgué un « édit sur les prix maximums » pour la main-d’œuvre, les produits de base, etc. afin de lutter contre l’inflation galopante en 301 après J.-C.. Mais l’édit, qui prévoyait la peine de mort pour quiconque l’enfreignait, s’est finalement retourné contre lui, créant une pénurie de biens et une dépendance à l’égard du blé de l’État, ce qui a conduit à son abrogation.
Edwards note que nombre de ses collègues sont « moins favorables à l’utilisation du contrôle des prix » en raison de cette histoire, mais il affirme que son utilisation peut être justifiée parce que « quelque chose semble s’être brisé avec le capitalisme« .
Le stratège fait référence à un article rédigé par Isabella Weber et Evan Wasner, économistes à l’université du Massachusetts à Amherst, intitulé « l’inflation des vendeurs, profits et conflit« . Il en ressort que les entreprises ont pratiqué des prix abusifs pendant la pandémie et que des contrôles temporaires des prix pourraient être le seul moyen de prévenir les « spirales inflationnistes » qui pourraient résulter de ces prix abusifs. « Si l’on examine leurs conclusions sur la manière de faire face à la Greedflation, le contrôle des prix semble apparaître comme une méthode de contrôle privilégiée« , a déclaré M. Edwards.
Will Daniel
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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