Par André Vltchek – Le 8 août 2018 – Source Information Clearing House
Souhaiteriez-vous connaître l’île la plus effrayante de la planète – Hashima (également connue sous le nom de Gunkanjima – l’île cuirassé) – située à 30 minutes en vedette rapide de la ville portuaire japonaise historique de Nagasaki ? Maintenant vous pouvez. Il suffit de réserver en ligne, de payer l’équivalent de $40 étasuniens, puis de monter sur l’un de ces bateaux brillants et élégants appartenant à Gunkanjima Concierge ou à une autre société.
Faites-le et vous verrez l’île qui ressemble à une épave monstrueuse abandonnée ; tel un navire immergé et hanté.
Vous allez naviguer autour. Vous pourrez même débarquer et marcher quelques centaines de mètres le long d’un chemin clôturé. Les guides/gardiens vous permettront de prendre quelques clichés.
Mais c’est tout. Aucun pas à gauche ou à droite du chemin. Pas question d’aller de l’avant, ni de traîner derrière le groupe. Et, s’il vous plaît, pas de questions « provocatrices » !
Les guides sont bien formés pour vous « divertir », pour vous dire à quel point l’île est « hantée » et à quel point elle était « vivante » dans le passé.
Les sourires doucereux ne quittent jamais leurs visages.
Mais si vous défiiez leurs règles écrites et non écrites, ils bondiraient immédiatement et surgiraient à vos côté. Ils vous gronderaient même fortement. Soudain, ils deviendraient très discourtois.
De quoi auraient-ils peur ? Que cacheraient-ils ? Que s’est-il passé vraiment sur cette île ?
Les véritables horreurs du passé ne vous seront jamais transmises. Tout tourne autour de la Seconde Guerre mondiale et le Japon est toujours dans le déni.
Un guide touristique japonais – destiné aux visiteurs de langue japonaise – ainsi qu’un enregistrement électronique soigneusement préparé pour les anglophones, raconteront d’innombrables détails sur la géographie de l’île et les chapitres non controversés de l’histoire, mais presque rien sur la terreur du travail d’esclave auquel les Coréens et les Chinois avaient été forcés pendant la Seconde guerre mondiale.
Le 6 juillet 2015, The Guardian a rapporté :
« L’Unesco a décidé d’accorder le statut de patrimoine mondial à plus de vingt anciens sites industriels du Japon après que des fonctionnaires du pays ont accepté de reconnaître que certains d’entre eux utilisaient des travailleurs forcés coréens avant et pendant la Seconde guerre mondiale.
Les vingt-trois sites de la période Meiji (1868-1912) comprennent des mines de charbon et des chantiers navals qui, selon le Japon, ont contribué à son passage du féodalisme à une économie moderne réussie.
La Corée du Sud s’était toutefois opposée à la demande de statut de patrimoine mondial, à moins qu’une référence claire soit faite aux 60 000 ouvriers qui avaient été forcés de travailler sur sept de ces sites, y compris la mine de charbon de l’île Gunkanjima, et de la colonisation de la péninsule coréenne entre 1910 et 1945. »
La Chine avait également exprimé son opposition.
Le refus obstiné de Tokyo de reconnaître la question du travail forcé, a retardé l’inscription des sites par l’Unesco. Toutefois, en 2015, le Japon a cédé et sa délégation à l’Unesco a lu : « Le Japon est prêt à prendre des mesures qui permettront de comprendre qu’un grand nombre de Coréens et d’autres personnes ont été amenés contre leur volonté, et contraints de travailler dans des conditions très dures dans les années 1940 sur certains sites. »
Les sites, y compris la notoire Hashima/Gunkanjima, ont finalement obtenu le statut de patrimoine mondial. En échange, la Corée du Sud et la Chine espéraient que le Japon mettrait en évidence les souffrances de leurs populations pendant l’occupation et la Seconde Guerre mondiale. Les sites où se trouvaient autrefois des travailleurs forcés étaient censés porter des explications claires et détaillées. Mais comme dans tant d’autres affaires liées à sa sombre histoire, le Japon n’a presque rien fait pour honorer ses engagements. Avec le statut d’héritage mondial, il a obtenu ce qu’il voulait, mais n’a presque rien donné en retour.
En mai, j’ai passé trois jours à Nagasaki pour rendre visite à un ami, un historien australien de premier plan, Geoffrey Gunn.
Depuis de nombreuses années, je viens dans cette ville à la recherche de réponses à une myriade de questions liées au passé complexe du Japon et de l’Asie.
Le passé de Nagasaki a tout ce qu’il faut : la vieille culture japonaise, les chrétiens et leurs persécutions, les commerçants hollandais et leur implantation, une minorité chinoise vibrante. Nagasaki était toujours l’une des villes les plus « ouvertes » du Japon, que ce soit par choix ou par obligation. Mais c’est aussi là que les navires militaires ont été construits, où de nombreux travailleurs des pays occupés était réduits à l’esclavage, et c’est là également que la deuxième bombe atomique lancée par les États-Unis a explosé à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Vu du toit de l’imposant Musée départemental d’art de Nagasaki, la baie de la ville est encore parsemée de « vestiges » de la Seconde Guerre mondiale. Près de l’eau, il y a une énorme grue, autre fragment d’un site inscrit au patrimoine industriel mondial de l’Unesco. La grue appartient aux chantiers navals de Mitsubishi, qui ont depuis de nombreuses décennies construit et réparé les navires militaires japonais.
« Officiellement, le Japon n’a pas d’armée », dis-je sarcastiquement. « Mais regardez, il est en possession de ces énormes cuirassés, amarrés de l’autre côté de la baie. »
« Vous avez de la chance. Ils viennent d’arriver ici », me dit Geoff. « Ces quais ont joué un rôle extrêmement important dans le passé. Les mines de Gunkanjima appartenaient également à Mitsubishi. Ils extrayaient du charbon là-bas, puis construisaient certains des plus grands navires de guerre ici à Nagasaki. »
Pour le reste de la soirée, nous avons discuté du refus bizarre des gouvernements, et du public, japonais de reconnaître le passé. Même maintenant, plus de 70 ans après la fin de la guerre, ces problèmes sont tabous : le génocide commis contre le peuple chinois et les terribles crimes contre les Coréens.
Souvent, lorsque le passé est mentionné, les Japonais, connus pour leur politesse, se mettent soudain sur la défensive, et deviennent même agressifs.
En 2015, le Japon a littéralement commencé à faire du chantage à l’Unesco, arrêtant temporairement ses contributions, après que cette dernière ait répertorié les documents du Massacre de Nanjing en 1937 dans le programme « Mémoire du monde ». Les fonds ont finalement été versés, mais le message envoyé était clair et manifeste.
Ce refus obstiné de faire face aux horreurs du passé rapproche de plus en plus le Japon de l’étreinte meurtrière de l’Occident, en particulier des États-Unis, et simultanément l’éloigne des relations potentiellement amicales avec le reste de l’Asie du Nord, en particulier la Chine.
Après la Seconde Guerre mondiale, le soi-disant Procès de Tokyo supervisé par les États-Unis (également connu sous le nom de Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient [IMTFE]) visait clairement à punir quelques individus tout en préservant le système industriel, commercial et politique japonais dans sa forme originale, de sorte qu’il puisse servir aux intérêts de l’Occident. Après le procès, le Japon a été autorisé à reconstruire et à rejoindre l’Occident dans sa politique agressive à l’égard de l’Asie-Pacifique. Il a joué un rôle important dans la guerre de Corée, au cours de laquelle l’Occident a massacré des millions de citoyens coréens.
« Le Japon moderne n’a pas de politique étrangère », a déclaré l’analyste universitaire et politique irlandais David McNeal, qui est basé à Tokyo. « Il suit strictement le dictat étasunien. Il en va de même pour la couverture médiatique des événements internationaux. »
David ne se fait pas d’illusions sur la maîtrise de leur histoire par les Japonais :
« Ils réécrivent les manuels scolaires ; ils passent à travers la Seconde Guerre mondiale en ne lui consacrant que huit pages … Le nationalisme monte … Il y a actuellement tellement d’autocensure dans les médias japonais. Alors que le gouvernement publie des ‘lignes directrices’. Par exemple le dénommé ‘Livre orange’ qui explique comment traiter tout ce qui est ‘contagieux’ … ou toute chose liée à l’histoire. Il y a des instructions pour les écrivains et les traducteurs. Par exemple : ‘N’utilisez jamais des mots comme le massacre de Nankin, sauf lorsque vous citez des experts étrangers’. Ou ‘Sanctuaire Yasukuni’ – n’utilisez jamais le mot ‘controversé’ en rapport avec lui. ‘Nous ne pouvons pas écrire sur le sujet des ‘esclaves sexuels’ de la Seconde Guerre mondiale’. »
Plus le Japon devient ignorant de son passé, plus fortement il semble détester ses anciennes victimes – la Chine et la Corée. Selon un sondage du Pew Research Center de 2017, 83% des Japonais ont une vision défavorable de la Chine. La Corée ne se porte pas beaucoup mieux. Les ressortissants des deux pays (la Chine et la Corée) quittent désormais clairement le Japon, pour des raisons économiques et, dans le cas de la Corée du Sud, pour le niveau de vie. La réaction de Tokyo consiste à se rapprocher de l’Occident tout en adoptant une politique de plus en plus agressive à l’égard de deux nations communistes : la Chine et la Corée du Nord.
Mais revenons à l’île cuirassé… Vous payez et vous montez à bord. Dès le début, avant même que le navire ne quitte Nagasaki, vous êtes bombardé d’une propagande scandaleuse : à propos de « l’esprit samouraï » du Japon et de toute la région de Nagasaki.
Il y a un contrôle continu, dès le début. Vous vous levez de votre siège et immédiatement quelqu’un s’approche de vous : « Où allez-vous ? Voulez-vous changer de siège ? Non, vous ne pouvez pas vous asseoir ici … ». Les guides – appelons-les tuteurs – paraissent extrêmement impolis : leur anglais est primitif, alors que leur obsession pour toutes sortes de règles et règlements est fondamentaliste.
Un vieux type qui est ici clairement pour jouer le rôle du principal propagandiste, clarifie continuellement les choses dans le micro. Sa voix est amplifiée et sa performance se transforme rapidement en une diarrhée verbale agaçante et ininterrompue. Il n’y a pas de place pour la réflexion – pas le temps de ressentir et de faire une pause ou encore de poser des questions sérieuses.
Chaque fois qu’il s’arrête, une vidéo bâclée apparaît sur l’écran. Ensuite s’affichent les réclames pour la Kirin Beer.
La vedette navigue vers l’endroit où des milliers de personnes travaillaient comme des esclaves, où beaucoup d’entre elles sont mortes et où les femmes étaient transformées en esclaves sexuelles. Mais le cirque continue. Pas de réflexion et pas de repentance.
Sur l’île, je refuse de suivre le groupe. Je suis à la traîne, essayant d’éviter le brouhaha et le troupeau de gens. Bien sûr, j’ai été vite confronté à deux « guides », essayant de me repousser vers le troupeau.
Je les ignore, continuant à filmer.
Ils deviennent agressifs. Quelqu’un crie : « C’est le Japon. Suivez nos règles ! »
Je continue à filmer.
Je ne suis pas venu ici pour me faire aimer. La raison de mon voyage était simple : déterminer si le gouvernement japonais s’en tient à l’accord qu’il avait conclu avec l’Unesco, la Corée et la Chine – s’il marque et commémore les sites où les travailleurs ont été forcés à une existence et un travail inhumains, et où nombre d’entre-deux sont morts.
Je n’ai rien trouvé de tel : pas d’information, pas de commémoration !
De retour à Nagasaki, j’ai demandé des brochures expliquant le passé. Il n’y avait pas de telles brochures. Les organisateurs des visites de l’île n’avaient aucune idée de ce que je leur demandais.
Plus tard, le lendemain, le professeur Gunn m’a emmené dans un petit musée privé géré par des Coréens locaux, commémorant la terreur que le Japon a exercée sur les peuples coréen et chinois.
Au moins c’est là que se raconte la vérité sur « l’île la plus hantée » du monde, pour ceux qui pourraient trouver ce minuscule musée …
Gunkanjima – une île fantôme qui ressemble, au moins de loin, à un puissant cuirassier. Une île parsemée de hauts immeubles, sans fenêtres ni portes. Une île où des milliers de mineurs descendaient dans des puits profonds, certains volontairement, d’autres sous la contrainte. Une île – Gunkanjima – où beaucoup de gens vivaient et où beaucoup sont morts. Un lieu si mystérieux et si unique, si beau à sa manière, mais aussi symbolique et horrifiant.
André Vltchek
Traduit par Alexandre Moumbaris, relu par Marie-José Moumbaris