Par Alexandre Kouznetsov – Le 8 mars 2016 – Source Strategic Culture
Le 28 février, des groupes armés appartenant à l’organisation terroriste Daech ont mené un raid audacieux sur Abou Ghraib, près de Bagdad, et ont tenu leurs positions dans la ville pendant une journée.
Abou Ghraib est une banlieue de la capitale irakienne, à vingt kilomètres du centre de Bagdad. Elle est devenue célèbre durant l’occupation américaine, à cause de sa prison militaire, où ceux qui prenaient part au mouvement de résistance patriotique étaient envoyés.
La capture soudaine d’Abou Ghraib par les terroristes a eu lieu au moment où les rebelles [ici, État islamique, NdT] sont en train de reculer. En mars 2015, les forces irakiennes ont repris Tikrit (la ville d’origine de Saddam Hussein) aux miliciens de Daech. En décembre dernier, l’armée irakienne s’est coordonnée aux milices chiites al-Hachd al-Chaabi pour libérer finalement le centre stratégique de Ramadi, dans la province d’Anbar [à l’ouest du pays, NdT]. Les pechmergas kurdes ont réussi quant à eux à chasser les terroristes des montagnes de Sinjar.
Alors, pourquoi le spectre de Daech réapparaît-il de nouveau ? L’histoire récente de l’Irak peut l’expliquer.
Les Américains qui ont occupé l’Irak en 2003 ont non seulement renversé le régime de Saddam Hussein, mais ont aussi démantelé toutes les institutions gouvernementales et décimé l’armée et les services publics. Cent quatre-vingt mille anciens membres du parti Baath, sunnites pour la plupart, ont été mis à la rue. Ce qui comprend non seulement les officiers de l’armée et des services de sécurité, mais aussi les médecins et les enseignants.
La communauté sunnite irakienne, traitée comme une citoyenneté de seconde zone après l’intervention américaine, prit les armes. Pendant quelques temps, la querelle entre les chiites et les sunnites fut à l’avantage des Américains. En appliquant la vieille maxime diviser pour régner, les occupants préféraient que les chiites et les sunnites se battent entre eux, plutôt que de se réfréner. Ainsi apparut un puissant mouvement islamiste radical en Irak.
En renversant Saddam Hussein, les Américains ont créé une vacance de pouvoir et d’influence. Les dirigeants religieux à Najaf et Kerbala remplirent alors ce rôle politique pour la communauté chiite. Après l’interdiction du parti Baath, l’influence des radicaux wahhabites et salafistes se développa chez les sunnites. Les djihadistes étrangers affluèrent vers ce champ de bataille comme des vautours. Al-Qaida en Mésopotamie, dirigée par le célèbre Abou Moussab al-Zarqawi, déchaîna un règne de terreur encore jamais vue.
Résultat, à l’automne 2006 la situation était devenue intolérable, même pour les Américains. Les milices Sahwa (Le réveil), recrutant essentiellement dans les tribus sunnites de la province d’al-Anbar et dirigées par le Cheikh Abdoul Sattar Abou Richa, se formèrent, comptant 90 000 hommes. En trois ans, al-Qaïda fut battue, mais le gouvernement de Nouri al-Maliki ne pensa jamais à remercier ses sauveurs, et lança plutôt de nouvelles vagues de répression contre les sunnites. Les unités Sahwa furent dissoutes et les miliciens ne furent plus payés. La plupart des services publics furent fermés dans les régions sunnites – même l’électricité, qui ne fut plus distribuée que cinq heures par jour. Des descentes de police à grande échelle furent régulièrement effectuées dans les villes sunnites, et des gens innocents jetés en prison sous de fausses accusations de terrorisme. En 2014, les prisons irakiennes comptaient 12 000 condamnés à mort, tous accusés de terrorisme. La plupart de ces accusations avaient été fabriquées de toutes pièces.
En ayant fini avec les hommes armés, le gouvernement Maliki passa alors aux politiciens sunnites modérés qui étaient déjà bien intégrés au gouvernement. Fin 2011, les services de sécurité irakiens voulurent mettre le vice-président du pays, Tariq al-Hachimi, derrière les barreaux pour des accusations de terrorisme, le poussant à fuir en Turquie. Très peu de temps après, le ministre des Finances, Rafi al-Issawi, qui ne voulait pas accepter la corruption gouvernementale, connut le même sort et s’enfuit, lui, en Jordanie.
En fait, une fois les Américains arrivés en Irak, les Irakiens sunnites se trouvèrent eux-mêmes encore plus faibles que les Palestiniens dans les territoires occupés par Israël.
Résultat, des mouvements de résistance se répandirent à nouveau dans les régions sunnites de l’Irak. Le parti Baath, clandestin, dirigé par Izzat Ibrahim al-Douri, ne joua presque aucun rôle là dedans, et planifia, après la prise de Mossoul, d’annoncer la restauration de la République d’Irak sur une base large et non sectaire, comme elle l’avait été sous Saddam. Mais cela n’arriva pas. Ce sont les djihadistes qui prirent le contrôle de la révolte, avec l’aide de la Turquie et de plusieurs monarchies du Golfe. Nombre de baathistes furent éliminés, et les autres furent recrutés par les terroristes.
D’où vient la puissance d’État islamique ?
Tout d’abord, de la synthèse entre les techniques de guerre régulières et irrégulières. Les premières comptent les tactiques militaires judicieuses et la discipline : beaucoup d’anciens officiers de l’armée de Saddam Hussein se sont retrouvés dans le commandement de Daech. Les techniques irrégulières impliquent l’utilisation de la terreur (les attentats-suicides à la bombe, les intimidations publiques dans les zones conquises et les exécutions de masse). Enfin, Daech profite du soutien ou de la loyauté de nombreuses tribus sunnites qui ont rejoint État islamique dans l’espoir d’échapper à la discrimination et à la répression du gouvernement de Bagdad.
Et quels sont les points faibles de Daech ?
La faiblesse de Daech tient dans le fait que ce fameux État islamique n’est absolument pas un État, et qu’il ne le deviendra jamais. État islamique est un anti-système classique (pour reprendre la terminologie de Lev Goumilyov). État islamique évite l’acte de création et ne propose aucune sorte de programme positif. Tout anti-système est destiné à vivre en parasite, exploitant les ressources naturelles à la manière d’un prédateur et lançant des razzias contre ses voisins.
Après les frappes aériennes efficaces menées par les Forces de défense aérospatiales russes en Syrie, qui ont coupé la route de la contrebande de pétrole vers la Turquie, la situation économique des territoires occupés par les djihadistes est en train de devenir de plus en plus catastrophique. Mossoul est à court d’aliments de base et de médicaments. Les prix ont explosé. Selon les réfugiés qui ont fui des zones tenues par les djihadistes, une famille irakienne moyenne dans cette ville pouvait vivre avec $500 par mois fin 2015, alors que maintenant, même $1 000 sont insuffisants. Les régions dont l’économie s’est désorganisée et où il n’y a plus de travail sont au bord de la famine. Les terroristes, qui au début cherchaient à se faire accepter et soutenir par la population en rétablissant les infrastructures, ont maintenant abandonné cette tactique. Les coupures de courant ont réapparu, ainsi que la terreur utilisée pour faire taire tout signe de mécontentement. Il n’y a plus de raison pour les sunnites irakiens de se battre pour État islamique.
Par ailleurs, les sunnites se méfient des tentatives de leur faire rejoindre le mouvement anti-terroriste. On l’a dit plus haut, la milice chiite al-Hachd al-Caabi représente le fil du rasoir de la lutte contre État islamique en Irak. La plupart des sunnites n’aiment pas al-Hachd al-Chaabi et se méfient de ses combattants.
Objectivement, l’Irak doit régler ce problème et encourager les rebelles sunnites à rejoindre la bataille contre les terroristes, mais pour cela, il faut promettre aux populations de Mossoul et d’al-Anbar qu’elles auront leur autonomie et que leurs droits seront respectés. Le régime de Nouri al-Maliki, installé par les Américains, ne peut pas offrir ces assurances.
Pour battre les terroristes en Irak, il faut d’abord les priver du soutien de la population locale et désolidariser les tribus sunnites et les anciens baathistes de État islamique, en leur promettant qu’ils auront un rôle à jouer dans le gouvernement du nouvel Irak (aussi bien par l’autonomie des régions sunnites que par leur représentation importante au sein du gouvernement central). Ce n’est qu’en créant un État qui respecte les intérêts de toutes les communautés et religions qu’il sera possible de décapiter le monstrueux anti-système qu’on appelle État islamique, dont l’occupation américaine a accouché en Irak.
Alexandre Kouznetsov est Directeur adjoint de l’Institut de prévision et de règlement des conflits politiques (Moscou).
Note du Saker Francophone
Conférence de Xavier Moreau en Russie sur la notion de terrorisme depuis la Révolution Française jusqu’à nos jours.
https://youtu.be/jWh38XgAyRk
Traduit par Ludovic, vérifié par jj, relu par Diane pour le Saker Francophone
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