English Outsider : Négociations russo-étasuniennes – des changements dans le décor



Le 24 mars 2025 − Source Moon of Alabama

Une interview avec Ian Proud, un ancien diplomate britannique, modifie le décor.

Je pensais, à l’instar de la plupart des gens, que les Russes avaient abandonné l’Occident, et se contentaient de travailler à leurs objectifs énoncés en 2022. Proud affirme que ce n’est pas le cas, et que les Russes s’intéressent authentiquement à un rapprochement avec les États-Unis.

Mais toute la question est de savoir si Trump peut ou non leur apporter cela. Il est confronté à une opposition catégorique des Européens, qui veulent voir la guerre se poursuivre. Le dirigeant du BND a affirmé récemment que l’intérêt de l’Europe était de voir la guerre se poursuivre durant cinq années de plus, et nous constatons aux réactions de divers politiciens européens que le seul « règlement de paix » qu’ils sont prêts à soutenir serait une sortie de guerre incompatible avec les objectifs de guerre des Russes. Pour certains d’entre eux, Russia delenda est constitue la seule issue possible de cette guerre propre à les satisfaire.

Chose plus importante, Trump est confronté à des oppositions intérieures importantes. Ses tentatives de réformes administratives sont âprement contestées. Son positionnement idéologique et celui de ses soutiens représente un retour à un conservatisme étasunien ancien, totalement opposé au positionnement qui a prévalu sous l’ère Biden — et il n’est pas nécessaire d’être devin pour comprendre que des problèmes sont en train de fermenter à cet égard. Son point de vue concernant la guerre en Ukraine est tout aussi opposé aux opinions qui prévalaient jusqu’ici au sein de l’establishment politique étasunien. Et les élections de mi-mandat se profilent déjà, des élections où il doit obtenir de bons scores s’il veut conserver de son côté un Congrès hargneux, dont il a besoin dans ses tentatives de faire adopter ces réformes administratives.

Trump ne veut surtout pas, en faisant progresser son programme dans le maelström que constitue la politique intérieure étasunienne, qu’on puisse lui reprocher d’avoir « perdu l’Ukraine ». Que l’Occident reste empêtré dans une guerre sans issue sur ce terrain, et que Trump comprenne désormais cette réalité, voilà qui prêtera le flanc à des accusations voulant qu’il soit un « pigeon des Russes » ou un « apaiseur ». On voit déjà ces accusations ouvertement proférées contre lui par les Européens ainsi que par ses oppositions intérieures.

Cette opposition n’est pas uniquement constituée de Démocrates. Une branche puissante du Parti républicain s’oppose également à Trump, et cette branche est également vent debout contre tout rapprochement avec la Russie. Cette branche du Parti républicain est plus ou moins domptée pour le moment, mais elle continue d’exister, et l’électorat continue de lui apporter un certain soutien.

Il est donc incertain que Trump puisse apporter un authentique rapprochement avec la Russie, au vu des oppositions qu’il subit de la part de ce qu’on peut considérer dans les faits comme une coalition entre Européens, Démocrates, et même de nombreux membres de son propre parti. S’il peut proposer ce rapprochement, c’est la seule carte qu’il ait à jouer en vue de mettre fin aux hostilités en Ukraine. Si Ian Proud a raison, cette carte est puissante, car les Russes s’intéressent eux aussi à un tel rapprochement.

Je pense qu’Ian Proud a raison. Les Russes attendent avec circonspection de voir de quel côté la tartine va tomber, mais si un rapprochement est possible, ils vont l’accepter. Les États-Unis sont trop grands et trop puissants pour que les Russes envisagent de rester opposés à ce pays de manière permanente. Je me souviens des remarques émises il y a quelque temps par Martyanov, qui disait qu’à terme, il serait mieux du point de vue russe de trouver un modus vivendi avec les États-Unis que de s’en abstenir.

Malheureusement, Poutine non plus n’a pas les mains libres. La guerre a son propre agenda, et peut souvent produire des difficultés insurmontables, alors qu’on aurait pu faute de guerre passer outre facilement. Une partie conséquente de l’électorat de Poutine estime désormais qu’il se montre beaucoup trop souple dans la poursuite de cette guerre. Le Conseil de Sécurité, si l’on en juge sur la base des déclarations professées par certains de ses membres, est plus belliciste que Poutine. Ses généraux également. Et Poutine lui-même a répété les objectifs minimaux de la Russie tellement souvent et avec tellement de clarté qu’il ne se trouve désormais pas en position d’y revenir. Ces objectifs sont énoncés avec concision par Lavrov dans l’interview qu’il a accordée à Newsweek :

Le 14 juin, le président Vladimir Poutine a énoncé les prérequis du règlement comme suit :

  • retrait complet des forces armées ukrainiennes de la République populaire de Donetsk, de la République populaire de Lugansk, ainsi que des oblasts de Zaporozyhe et de Kherson ;
  • reconnaissance des réalités territoriales intégrées à la Constitution russe ;
  • statut de neutralité, de non-appartenance à un bloc, et de pays non nucléarisé pour l’Ukraine ;
  • démilitarisation et dénazification du pays ;
  • garantie des droits, des libertés et des intérêts des citoyens russophones ;
  • levée de toutes les sanctions prononcées contre la Russie.

« Toutes les sanctions ». On pourrait trouver des marges sur ce point. Lors de son récent discours face aux industriels régionaux, Poutine a fait mention des effets bénéfiques de certaines sanctions, donc il pourrait ne pas trop se sentir gêné par toutes les sanctions.

« Dénazification ». Comme on l’a déjà évoqué, ce terme est vague et ne concernerait sans doute que le retrait des mémoriels consacrés aux collaborateurs durant la seconde guerre mondiale, à la cessation des persécutions menées contre l’Église orthodoxe russe, et à l’élimination des éléments qui glorifient l’OUN dans les écoles.

Mais tomber d’accord sur ces points, et Ian Proud l’évoque brièvement lors de cette interview, ne va pas être chose facile. Pour les électorats occidentaux et pour la plupart des politiciens de l’Ouest, l’affirmation selon laquelle les ultra-nationalistes, ou « Nazis », ont voix au chapitre à Kiev constitue de la propagande russe. Mais pour les Russes, l’exclusion de ces ultra-nationalistes est un objectif central. Il est difficile de voir comment Trump, ou tout autre politicien occidental, pourrait parvenir à un accord au sujet de l’exclusion de ces ultras sans reconnaître la validité de cet objectif central des Russes.

Les autres conditions de paix sont moins controversées. Sur la base de la récente interview entre Witkoff et Carlson, il ne semblait pas que les conditions territoriales constituent une grosse difficulté, même s’il me semble que les Européens ne vont pas s’empresser de les accepter. La conclusion d’un accord de paix pourrait mettre fin au carnage en Ukraine avant que nous n’insistions en vérité pour « nous battre jusqu’au dernier Ukrainien ». Mais tout dépend de savoir si Trump peut parvenir à réaliser ce rapprochement contre l’opposition crispée qu’il subit des Européens et de l’intérieur.

S’il n’y parvient pas, les Ukrainiens peuvent dire adieu à Odessa et à Kharkhov, et l’on comptera de nouveaux morts en dizaines de milliers. Jusqu’à ce que j’aie vu l’interview d’Ian Proud, j’ai pensé que c’est ainsi que les choses allaient se passer. Mais si quelqu’un au sein de la sphère diplomatique pense qu’il existe une petite chance pour que les choses ne se produisent pas ainsi, chacun peut espérer que cette petite chance sera saisie.

Même Von Rundstedt, le plus Prussien des Prussiens, et peut-être le meilleur des généraux qu’ils eurent, savait quand « Faire la paix, bande d’idiots » était la seule option restante. Nous avons perdu notre guerre contre la Russie. Nous ferions bien de nous relever, d’accepter cette réalité, et de ne pas insister pour enfoncer nos mandataires encore plus profondément dans l’enfer.

Moon of Alabama

Traduit par José Martí pour le Saker Francophone

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