En Corée du Nord, «tu aimeras ton chef»


Par Israel Shamir – Le 13 mai 2016 – Source Unz Review via plumenclume.org

Children of North Korea

La veste croisée de Kim

En Corée du Nord, pays aussi reculé qu’isolé, une colossale manifestation de masse, animée par la chorégraphie parfaite d’un ballet mais avec des dizaines de milliers de participants, est venue conclure au centre de Pyong Yang un événement politique important autant qu’inhabituel : le congrès du Parti. Des feux d’artifice mirifiques, vingt mille hommes et femmes dansant avec des torches dans la nuit noire de Pyongyang, un spectacle que je n’oublierai jamais. Pour les Coréens ce n’était pas un spectacle mais une déclaration de loyauté envers l’État et son chef. Ou peut-être que pour eux c’était seulement leur façon de danser dans la nuit. Qui sait ?

Le congrès du Parti ne s’était pas tenu depuis 1980 ; c’est en quelque sorte l’organe suprême du Parti des Travailleurs, rassemblé pour confirmer la consolidation du pouvoir entre les mains du nouveau dirigeant, Kim Jong-Un, ou Kim III, comme disent les médias occidentaux. Il a été proclamé solennellement chef du parti, le poste qu’occupait son père Kim Jong-II, et avant lui son grand-père Kim Il-sung.

Les gens étaient visiblement très  excités de voir physiquement le jeune Kim, et même en passant devant les tribunes, ils essayaient de s’attarder et d’agiter des fleurs et des banderoles dans sa direction.  Il n’y a que les stars du rock pour déclencher autant d’affection en Occident. C’est assurément le signe d’un tournant : les mauvais jours, durs et amers, appartiennent au passé, les choses vont maintenant s’améliorer.

Le changement de génération est partout un moment compliqué (l’URSS n’avait pas réussi à faire la transition) mais il semble que Kim III ait réussi à le gérer. Il est arrivé au pouvoir après la mort prématurée de son père, comme un Baby Kim poupon à la mine débonnaire, frais émoulu d’une école en Suisse, objet de plaisanteries et de railleries pour bien des Coréens du Sud. Mais il n’avait pas été choisi, entraîné et préféré à ses deux frères aînés par son père sur sa bonne mine. Le jeune Kim III a relancé la modernisation du pays, reconstruisant et remodelant Pyongyang, avec des projets d’ingénierie civile de masse, des mesures de hausse du niveau de vie pour les citoyens, et un programme nucléaire.

Durant les quatre premières années de son règne, la Corée du Nord est devenue une puissance nucléaire à part entière, a fait exploser une bombe H en janvier dernier, a envoyé un satellite en orbite autour de la terre ; le niveau de vie moyen est vraiment remonté, un grand programme de construction de logements a été lancé. Autrement dit, le gouvernement Kim pourrait être résumé par le slogan «continuité et modernisation».

Pourquoi le congrès du Parti a-il-été rassemblé précisément maintenant, quels sont les projets et les raisonnements de la direction coréenne, que pouvons-nous en attendre ? Le monde entier se le demandait, et j’étais tout aussi curieux. J’ai accepté leur invitation avec enthousiasme, quoique légèrement inquiet. J’ai été excessivement bien reçu par ce peuple hospitalier, je peux dissiper allègrement vos frayeurs : les Nord-Coréens ne sont pas des zombis à qui on a lavé le cerveau, mais des être parfaitement humains, tout en appartenant à une culture bien distincte et différente de la nôtre.

Au niveau humain, ils produisent et boivent une très bonne bière. Chaque fois que j’en ai eu l’occasion, je prenais une bière ou deux avec les gens du cru dans un bar local, où tous tentaient de m’offrir le bock suivant de leur boisson parfaite et naturelle. Les Coréens sont prudents, mais nullement paranoïaques dans leurs contacts avec  les étrangers, et ils adorent la bière.

Il y avait quantité de journalistes estomaqués, ils essayaient de savoir ce qui se mijotait, craignant de rater une exclusivité mais se heurtaient à un mur bien frustrant. Les Nord-Coréens cultivent le secret : jusqu’à la dernière minute, nous ne savions pas quand le congrès se terminerait, ni ce qu’il s’y discutait. L’équipe de la BBC a été déportée du pays parce qu’elle avait envoyé un reportage sur un rassemblement choquant, probablement inventé de toutes pièces, ou repiqué chez les Sud-Coréens.

En écoutant certains Nord-Coréens et des diplomates basés à Pyongyang, j’ai appris qu’ils s’attendaient à ce que Kim envoie à la retraite certains camarades de la vieille garde et mette en avant une nouvelle équipe, de manière à rajeunir cet État socialiste hors du commun. Les observateurs de la Corée avaient remarqué l’ascension de gens relativement jeunes, qui occupaient au départ les rangs les plus bas dans la hiérarchie : Hwan Byon So, Tsoi Ren He, et l’idéologue du Parti, Kim Gi Nam.

Le désir de continuité et modernisation s’exprimait jusque dans l’aspect de Kim : il est apparu dans une veste sombre, à revers croisés, avec une élégante cravate de couleur claire à la place du costume Mao de style militaire coutumier pour les officiels coréens. Pour les Coréens, ce veston devait rappeler Kim I, le grand-père vénéré, qui était apparu pour la première fois dans une tenue très semblable immédiatement après la libération de Pyonyang. On s’attendait à ce qu’il se présente dans l’uniforme militaire russe endossé jusque-là, et il avait préféré le veston civil.

Il faut une interprétation élaborée à cela. Les Coréens sont des gens qui tiennent jalousement à leur indépendance, ils sont extrêmement ethnocentristes, ce sont des nationalistes pour qui la Corée compte plus que tout, et pour eux les Coréens sont une race à part. De fait, en ce qui concerne l’aspect extérieur (et d’autres traits) ils sont tout à fait semblables aux Japonais, leurs voisins et anciens maîtres coloniaux il y a environ quarante ans. Mais les Japonais viennent de traverser soixante ans d’américanisation, d’occidentalisation, de libéralisation et de démilitarisation, à la suite de leur défaite en 1945. Les Coréens, qui n’ont pas été reformatés, ont gardé leur fierté nationale, et ressemblent plutôt aux Japonais des années 1930.

Les Coréens communistes sont arrivés au pouvoir dans le Nord grâce à l’Armée rouge. Après avoir battu l’armée japonaise en Mandchourie en août 1945, les Russes ont établi un gouvernement communiste à Pyongyang, comme ils voulaient le faire dans chaque capitale prise à l’occasion de la guerre. Kim II-Sung était leur homme, il était major dans l’Armée rouge, et natif de Corée. Mais les communistes coréens ne sont pas restés sur les traces de Moscou pendant longtemps. Dans leur version de l’Histoire, telle qu’enseignée dans leurs écoles et expliquée dans leurs musées, ils ont libéré leur pays par eux-mêmes de la férule japonaise, tandis que les Russes prêtaient main forte, utilement. Selon leur version, ils ont battu eux-mêmes les Américains dans la guerre de Corée, tandis que Chinois et Russes avaient «envoyé quelques volontaires». C’est consternant pour les Russes et les Chinois qui ont porté tout le poids de la guerre, mais ils comprennent le ressenti coréen, avalent la couleuvre et n’en font pas matière à discussion ou à revendication.

Kim I dans son veston avait été un puissant symbole de l’indépendance de la Corée et de leur façon propre et unique de comprendre le socialisme. Kim III est très semblable à son grand-père, il lui ressemble sur les portraits, et ils ont la même voix. La veste de Kim devait souligner cette ressemblance et cette continuité, tandis que le nœud de cravate élégant était un tribut à la modernité.

Il a promis «des armes ET du beurre» à ses concitoyens, autrement dit, d’améliorer leur niveau de vie tout en veillant à la défense. Plus important, Kim a profité du congrès du Parti et de l’intérêt universel qu’il a suscité pour appeler à la paix avec les États-Unis et avec les voisins, le Japon et la Corée du Sud.

Il dit que la Corée est une puissance nucléaire responsable, et que les Coréens respecteront le traité de non-prolifération en tant que puissance nucléaire, ce qui veut dire qu’elle ne partagera pas sa technologie nucléaire militaire avec des États non nucléarisés, et n’utilisera pas ses armes nucléaires à moins d’être la cible d’attaques nucléaires. C’est un message dans le sens de la paix : d’autres États nucléaires, États-Unis, Russie et Israël ne promettent nullement d’éviter l’usage d’armes nucléaires même en cas d’attaque conventionnelle.

«Kim envoie un message de paix, m’a dit un diplomate de haut rang en poste à Pyongyang. Malheureusement il a été incompris ou déformé par les agences de presse. Elles l’ont cité hors contexte et l’ont encadré de titres qui prêtent à confusion, dans le but de le diaboliser.»

Kim a appelé au désarmement nucléaire, un désarmement général, pas seulement coréen. Certes, en signant le Traité de non-prolifération, les puissances nucléaires  entendaient promouvoir un désarmement nucléaire général et la création d’un monde libre d’armes nucléaires. Mais c’est resté lettre morte. Le dernier président soviétique Mikhail Gorbatchev avait fait quelques pas dans cette direction, mais les États-Unis ont utilisé son idéalisme pour élargir le fossé du pouvoir entre les deux États.

Il y a peu, les États-Unis se sont embarqués dans un programme ambitieux de renouvellement total de leurs installations nucléaires. Le Pentagone a demandé la somme ahurissante d’un milliard de dollars pour ce programme. Au même moment, les États-Unis demandent le désarmement nucléaire de la Corée du Nord au nom du même traité qu’ils sont en train de bafouer. Depuis que ce traité a été signé, certains États se sont nucléarisés, Israël, l’Inde, le Pakistan. Pourquoi donc la Corée  ne devrait-elle pas développer son armement nucléaire ? Les Coréens  parlent de deux poids deux mesures et ajoutent : si d’autres États renoncent à leur force de frappe, nous en ferons autant, ajoutent-ils.

Un diplomate russe à Pyonyang m’a dit : «Peut-être devrions-nous accepter le fait que la République démocratique et populaire de Corée est devenue une puissance nucléaire. Cela ne serait pas arrivé si la Corée du Sud et les États-Unis n’avaient pas menacé le Nord d’une guerre. Il y a à peine quelques mois, la guerre en Corée semblait imminente, quand les États-Unis et leurs alliés de Corée du Sud, quelque 400 000 hommes en armes en tout, faisaient des exercices simulant la conquête de Pyongyang et l’élimination de son gouvernement. Les Nord-Coréens sont devenus fous de rage, et je ne saurais les en blâmer, disait-il. Si nous devions maintenant faire accoster à Cuba un demi-million de soldats et faire des exercices d’entraînement pour la mise à sac de Washington et la destruction de la Maison blanche, la flotte US recouvrirait l’île de Cuba en un clin d’œil. Mais en Corée, les Américains étaient simplement en train d’accroître leur ingérence en introduisant un porte-avions chargé d’armes nucléaires. Oui, nous comprenons tout à fait pourquoi le gouvernement de la Corée du Nord a du souci à se faire.»

La réponse est importante parce que la Russie et la Chine ont soutenu la résolution du Conseil de sécurité de l’Onu imposant des sanctions à la Corée du Nord. Mais maintenant, apparemment, les Russes ont une idée derrière la tête. Les rapports entre la Russie et la Corée du Nord n’ont jamais été cordiaux. La Corée du Nord est trop indépendante au goût de Moscou. Malgré cela, les rapports restaient froids, mais amicaux. Les Russes avaient soutenu les sanctions sur la requête de la Chine. Les Chinois ont soutenu les sanctions pour se mettre dans les bonnes grâces de Washington et avec la  Corée du Sud, leur partenaire important en affaires. Il y a un facteur supplémentaire : l’unification possible de la Corée.

Au congrès du Parti, le jeune dirigeant de la Corée du Nord a interpellé son homologue du Sud ; reprenons la vieille idée d’unir les deux moitiés de la Corée en un seul État fédéral. L’Allemagne et le Vietnam sont réunifiés, nous pouvons en faire autant. La différence de régime politique n’est pas un obstacle insurmontable : la Chine communiste a refait l’unité avec la capitaliste Hong Kong  sous le mot d’ordre «un pays – deux régimes».

Le processus d’unification a de fait commencé en 2000, quand le président du sud Kim Dae Jung s’est rendu à Pyongyang et a rencontré le dirigeant du Nord Kim Jong II. Il avait reçu cette année-là le prix Nobel de la paix. Ils ont dessiné une zone de libre commerce, les trains traversaient la frontière, les visites familiales et la réunification ont commencé. Mais les États-Unis, la puissance occupante en Corée du Sud, détestaient l’idée. Les présidents sud-coréens qui soutenaient le projet d’unification ont été retrouvés morts ou en prison. Le président sud-coréen actuel est résolument contre l’unification. En Corée du Sud, on peut se retrouver en taule pour avoir dit quelque chose de positif sur le Nord. C’est considéré comme de la propagande communiste hostile.

Les Chinois n’en ont que faire. Oui, dans la guerre de Corée ils se sont battus pour l’unification de la Corée, mais c’était autrefois. Maintenant ils n’ont pas besoin d’un voisin solide à l’esprit indépendant, et une Corée unifiée avec ses Samsung, Daewoo, bombe H et une population de 80 millions d’habitants serait un pays décidément très solide. Pour la Russie, cela n’entre pas en considération. Même une Corée ultra forte ne constitue pas une menace. Ils ont été d’accord avec la Chine et les États-Unis parce qu’ils soutiennent le Traité de non-prolifération. Mais peut-être que le temps est venu de changer quelques règles du jeu, disent-ils tout bas.

Les pieds sur terre

La République démocratique et populaire de Corée est bel et bien diabolisée. C’est censé être le pays le plus pauvre au monde, selon Wikipédia, l’enfer sur terre, avec sa compagnie aérienne la pire au monde, et ses villes désastreuses. Les diabolisateurs ont rendu un fier service à la Corée du Nord, dans la mesure où j’en attendais si peu que j’ai intensément savouré chaque minute et chaque plat traditionnel. A vrai dire, Air Korvo, la ligne autochtone n’est pas si mauvaise, et tout à fait au niveau des compagnies provinciales des voisins, la Russie et la Chine.

L’aéroport de Pyongyang est surtout sinistre, grand, moderne, d’avant-garde ; les sols sont en marbre, d’une propreté immaculée ; notre bon  vieux TU-156 avait l’air d’un bus tout rouillé sur le tarmac parfait. Les nombreux guichets pour des arrivées incessantes de passagers m’ont prestement et gentiment fait passer, mieux qu’à Heathrow, et la douane m’a retardé un tout petit moment. L’officier des douanes m’a demandé mon passeport pour vérifier mon ordinateur portable, mais elle n’a pas insisté quand j’ai renâclé. Mais le terminal T international était vide ; au lieu de centaines de vols attendus, il n’y en avait que deux à l’affichage : en provenance de Beijing et de Vladivostok.

J’ai séjourné dans l’un des meilleurs hôtels, l’hôtel Koryo, avec ses hautes tours jumelles de 45 étages. L’endroit, normalement conçu pour des centaines et des centaines de touristes, était vide, à part quelques petits groupes, un couple de Hollandais et quelques Japonais amis de la Corée qui se retrouvaient pour le petit déjeuner.

La Corée du Nord subit des sanctions, les plus lourdes sanctions jamais appliquées par le Conseil de sécurité de l’ONU. Ces sanctions auraient mis à genoux tout autre pays. Elles sont conçues pour causer l’effondrement, et sont à peine, marginalement, préférables à une guerre tous azimuts. Les sanctions sont comparables aux  excommunications que les papes du Moyen Age infligeaient aux rois rebelles : le genre de sanctions qui avaient amené un empereur entêté à venir mendier le pardon à Canossa.

La capitale Pyongyang est grande et moderne, et même ultra-moderne ; vue depuis mon trentième étage dans le centre-ville, je pensais à Atlanta, ou encore à Brasília. Il y a très peu de voitures, surtout des taxis. La propriété privée des voitures n’est pas permise. Il y a officiellement deux millions de résidents, mais très peu de gens dans les rues. Où sont les habitants, demandai-je à mon aimable accompagnateur ? Ils sont au travail, à cette heure-ci, me répondit-il, quelque peu déstabilisé par mon étonnement. Une fois que le congrès du Parti a pris fin, il y avait effectivement plus de monde aux alentours : apparemment, les habitants ont préféré rester à la maison pendant que les huiles s’emparaient de la capitale.

Depuis les quarante dernières années, je me suis rendu dans bien des pays du Tiers Monde dans leur étape socialiste : Birmanie, Tanzanie, Angola et Vietnam, Laos et Cuba. Si nous devions les comparer avec les nations voisines non socialistes, c’étaient des villes moins chères, généreuses en espaces publics, accueillantes aux enfants, chiches en biens de consommation, pauvres en communications, taxant au maximum les étrangers, royaumes du change au marché noir, et plutôt miteuses. Je tendais à considérer le délabrement comme un trait inévitable du socialisme dans le Tiers Monde.

La Corée du nord n’est pas délabrée, du moins pas à Pyongyang. La ville est construite à une échelle vaste, voire avec magnificence, avec de larges avenues, des agentes de circulation impeccables en uniformes effrontés, surveillant les routes et saluant les voitures au passage, avec des bâtiments imposants et des monuments qui feraient honte à ceux de Washington DC. Les  bâtiments les plus impressionnants ont été construits dans les cinq dernières années. Il y a des immeubles neufs d’appartements, en hauteur, à la place des vieux logements sur cinq étages dans le style soviétique. Ces appartements coûteraient plus d’un million de dollars pièce dans n’importe quelle grande ville occidentale ; ils n’ont pas été vendus mais attribués gratuitement, principalement à  des savants et à des enseignants, du moins, c’est ce qu’ils disent.

L’année dernière un Centre d’études et de recherches scientifiques somptueux a été édifié sur un vaste emplacement. Des murs et sols impeccables, des portillons électroniques, des centaines d’ordinateurs, des modèles et des graphiques expliquant tout une gamme de questions scientifiques, n’importe quelle ville en serait fière. Le but est d’encourager les enfants à devenir des savants, purement et simplement. Certes, des immeubles incroyables de ce genre sont sortis de terre aux quatre coins du globe, ces dix dernières années, comme si les pays nouveaux-riches découvraient les joies de l’architecture moderne comme jamais auparavant. Dubaï, Bakou, Moscou ont créé de nouveaux univers de rêve. Pyongyang est au même niveau, pour l’architecture de pointe.

Il n’y a pas du tout de bâtiments plus anciens. Il semble que la ville ait été dessinée et créée à partir du néant, comme une Brasília communiste. Je préfère toujours le vieux au neuf, mais dans le cas particulier, il n’y a pas grand-chose à regretter. Pyongyang a été rasée et reconstruite  à la hâte plusieurs fois, surtout lors de la guerre de 1950 – 1953, quand les bombardements étasuniens n’ont pas laissé un seul bâtiment sur pied.

Le commandement américain a «retourné sa rage contre toute structure qui pouvait protéger les Chinois du froid; villes et cités de toute la Corée du Nord sont parties en fumée au point que Pyongyang ressemblait à Hiroshima», dit l’Encyclopédie britannique. Les États-Unis ont jeté plus de munitions  sur la Corée sans défense que sur l’Allemagne ou le Japon. Nous devons garder à l’esprit cette guerre, la plus cruelle dans le XXe siècle cruel, faute de quoi nous ne pouvons rien comprendre au caractère coréen et aux initiatives récentes des dirigeants coréens.

Ils n’ont pas peur de la guerre, parce qu’ils ont survécu à une guerre terrible. Une fois, ils ont capturé un navire étasunien dans leurs eaux territoriales, et mis sous les verrous les marins pour espionnage. Ils se moquaient des menaces américaines de guerre tous azimuts. A la fin, le président Johnson a présenté des excuses par écrit (le seul cas dans toute l’histoire des États-Unis où ils ont dit regretter un de leurs actes) et les marins ont été relâchés, six mois plus tard.

Il y a des flopées d’enfants, bien plus qu’on ne pourrait en attendre, des tas d’enfants dans les rues, souvent sans adultes pour les accompagner. Ils ont l’air propres et habillés de frais, ils ont des uniformes d’écoliers, ou des chemises blanches avec des cravates rouges de scouts.

C’est un État socialiste, me disais-je : ce sont des gens qui aiment les enfants, qui sont même centrés sur les enfants, symétriques de nos pays de plus en plus adaptés aux gens à la retraite. Tout leur budget passe dans les soins aux enfants, les plus beaux bâtiments abritent les crèches et les écoles.

Les  Coréennes portent leurs bébés dans le dos, comme les Japonaises autrefois. J’ai visité le Japon  juste avant d’arriver en Corée, et je n’en ai plus vu une seule au Japon pour les porter ainsi, en dix jours, et il y avait d’ailleurs fort peu d’enfants à voir au Japon, tout le contraire de la Corée.

Ce n’est pas qu’ils aient plus d’enfants. Les Coréens que j’ai interrogés admettent en avoir un, rarement deux. C’est seulement que leurs enfants jouent dehors et marchent dans les rues, alors que les nôtres jouent enfermés et sous bonne garde. Nos enfants sont immergés dans la réalité virtuelle des jeux vidéo, les leurs marchent sur terre. Ils sont rarement seuls ; en général on les voit en groupes. Moins souvent, on remarque des enfants tout petits à qui on ne permettrait jamais de se promener sans surveillance dans nos villes, affrontant bravement les grandes rues de la cité.

Par ailleurs, autre qualité, les Coréens sont généreux avec l’espace public, à un point qui serait considéré comme du gaspillage ailleurs. Il y a beaucoup de jardins, de grands panoramas, des pelouses vertes, de vastes squares. Je ne connais aucune ville au monde avec une vue aussi dégagée que celle de la place Kim il-Sung. On a vue sur des kilomètres à la ronde.

Passons maintenant aux aspects moins plaisants. Les communications sont strictement restreintes. Ils ont des téléphones mobiles, pratiquement tout le monde en a, mais un étranger ne peut pas donner un coup de fil à un Coréen avec son appareil local. Pas d’internet, même dans un hôtel cher. Les Coréens ne peuvent ni recevoir ni envoyer un courriel à l’étranger, n’ont accès à aucun site étranger, ils n’ont que leur propre intranet. Impossible pour eux de voyager à l’étranger, ou d’épouser des étrangers. La Corée reste le Royaume ermite, après tout.

Les biens de consommation courante sont plutôt chers, avec un bon salaire moyen d’environ 400 $, et un bon vélo ou un grand écran de TV coûtent plus de 1500 $. Les vêtements dans le magasin sont ternes, comme dans les villes chinoises toutes proches.

Le climat est dur, le sol est pauvre. Pyongyang a des tempêtes fréquentes qui soufflent depuis le désert de Gobi, depuis la Mongolie intérieure. Il fait trop froid ou trop chaud. Bref, la Corée du Nord n’est pas le paradis, et ne peut pas devenir un paradis, sous aucun régime au monde. La Corée du Sud a un meilleur climat et des sols plus riches, mais son régime est loin d’être confortable. J’ai visité la Corée du Sud pour la première fois à la fin des années soixante-dix, quand l’État était sous la férule du dictateur Park Chung Hee. Les gens venaient à moi dans la rue, et mendiaient une invitation pour n’importe quel pays à l’étranger pour quitter leur pays dévasté. Il n’y avait pas de liberté, pas de démocratie, pas de structures pour les enfants, seulement une dictature et des troupes d’occupation US. C’est le lot des Coréens, du Nord ou du Sud.

Mais il faut reconnaître que la puissance nucléaire, la technologie et le logement en Corée du Nord appartiennent pleinement au XXIe siècle ; esthétiquement, c’est une catégorie à part. Leurs musique et chansons sont un héritage des chants soviétiques révolutionnaires et militaires. Leurs tubes, ce sont Suivons le septième régiment, ou La voix de la Mère. La mère, au bout du compte, c’est le parti, tandis que le chef est le père aimant, et ses enfants, c’est le peuple. S’il y a une chanson d’amour, c’est sur l’amour du peuple pour son guide.

Mais c’est là quelque chose de courant dans pour une société orientale religieuse : les juifs disent que le Cantique des cantiques traite de l’amour de Dieu pour Israël, les musulmans disent qu’Omar Khayyâm voulait dire la sagesse quand il parlait de l’ivresse (du vin).

Les Coréens du Nord sont très aimables mais si restrictifs que j’hésite à témoigner. Il y a beaucoup de points de contrôle pour les permis de circuler. Jamais je n’ai été autorisé à flâner dans Pyongyang seul ; je n’avais pas la permission d’aller dans le restaurant de mon choix, ou même de quitter un concert où il y avait eu des heures de musiques militaire à plein volume. S’ils ont un programme en tête, ils s’y tiendront. Des gens admirables, mais pas drôles du tout. Peut-être que les habitants ont plus de choix que les visiteurs, mais mon séjour a été un entraînement à l’humilité et à la soumission, comme un stage dans un monastère. Cette connotation religieuse n’est pas un hasard, comme nous le verrons.

Aimez votre chef

Les gens appellent Kim III Le Maréchal et lui témoignent, comme à son père et à son grand-père, les émotions habituellement réservées aux divinités. C’est choquant pour nous, mais ce n’est pas rare en Asie. Avant 1945, les Japonais tout proches, gens de grande culture et raffinement, vénéraient leur empereur comme la divinité suprême, et certains continuent à le considérer comme un dieu du shintoïsme. Les Japonais ont fait la loi en Corée pendant 40 ans, et durant toute cette période, ils ont implanté certaines idées, en particulier celle d’un guide divin.

La Corée du Nord n’a que peu de rapports avec le marxisme, ou avec le socialisme au sens où les Occidentaux l’entendent. C’est une société profondément religieuse basée sur la foi en les trois Kim. Si on les interroge, les habitants disent que leurs dirigeants ont été «envoyés par le ciel». Et ils imputent tout ce qui survient de bon dans leurs vies aux envoyés du ciel. Ils racontent les miracles dont ils ont été capables. Une dame d’aspect moderne m’a dit à Pyongyang qu’elle avait vu une apparition de Kim ; dans le ciel, la nuit où il a démissionné. J’ai vu des gens pleurer quand on mentionne la mort de Kim II devant eux, et ce, cinq ans après les faits.

Pour moi, cette foi a été la source de situations légèrement embarrassantes, en particulier leur coutume de s’incliner devant les images ou photos des dirigeants. Qu’aurait fait le prophète Daniel dans ces conditions ? Un parcours en Corée du Nord a plus à voir avec un pèlerinage religieux qu’avec un parcours touristique. Chaque endroit que l’on m’a montré avait un rapport avec les Kim, et chaque fois, le lien était très élaboré. J’ai visité leurs mémoriaux, leurs sépultures, leurs lieux de naissance, et je l’ai solennellement accepté comme le tribut dû en échange de leur hospitalité. De la même façon, les visiteurs qui se rendent en Israël, mon pays, sont obligés d’aller faire une visite au Musée de l’Holocauste, et il est plus facile d’acquiescer que de résister. Mais j’avais quand même un problème chaque fois que je devais m’incliner devant ces icônes. C’est peut-être là mon handicap culturel.

Le tombeau de Kim est vaste et impressionnant. Kim I et Kim II sont enterrés dans l’ancien palais de Kim I, quasiment Versailles, quant aux dimensions et à la magnificence. C’est ouvert une fois par mois ; de toute façon vous ne pourriez pas y aller (non plus que nulle part ailleurs) par vous-mêmes. On vous conduit, on vous fait passer plusieurs portillons de sécurité jusqu’au moment où on se trouve nez-à-nez avec les deux personnages, parfaitement ressemblants, plus grands que nature. Ces effigies en cire polychromes,  on les retrouve à certains emplacements dans Pyongyang, comme des idoles modernes. Mme Marie Tussaud ou M. Grévin  peuvent faire des affaires à Pyongyang, au bout du compte. Les visiteurs sont censés s’incliner très souvent, sur des sites très nombreux.

A côté des sépulcres, il y a des salles contenant les souvenirs sacrés : médailles, décorations et grades atteint par les dirigeants disparus. La seule décoration que Kim Il Sung ait reçu pour son courage martial personnel, l’ordre soviétique du drapeau rouge combattant, manque à l’appel, parce qu’il ne s’ajuste pas à un grand guide.

Quoi qu’il en soit, il a véritablement été un grand homme pour son pays et sa génération ; il a beaucoup voyagé, et rencontré tous les dirigeants révolutionnaires importants. Son fils a moins voyagé, moins rencontré de dirigeants, parce qu’à cette époque, la Corée du Nord s’était déjà retranchée dans un monde à part.

On dit que Kim II a emprunté l’idée à la Russie, avec son mausolée de Lénine sur la Place rouge. C’est peut-être valable pour l’idée, mais la réalisation n’est même pas ressemblante. Le temple coréen au soleil est vingt fois, trente ou cinquante fois plus grand que la modeste tombe de Moscou. Il peut rivaliser avec le Mémorial tout aussi géant de Mao à Beijing. De la même façon, la place Kim-Il-sung est plusieurs fois plus grande que la Place rouge médiévale de Moscou. Pour les proportions, cela ressemble plus à la place Tienanmen à Pékin. Les Nord-Coréens voulaient rivaliser avec la Chine, non avec les Russes, modestes en comparaison.

Cela vaut pour l’attitude envers les dirigeants. Les Russes adoraient leur vieux Tonton Staline, mais ne l’ont jamais déifié ni ne lui ont pas rendu un culte. Staline n’est pas devenu le personnage principal des films soviétiques. Dans les films les plus populaires et paradigmatiques du temps de Staline, comme Les Cosaques de Koubane (il faut le voir, cela reste un bon film agréable, si vous aimez les années cinquante), Staline n’est jamais mentionné. Il n’y a pratiquement pas eu de film où Staline soit un personnage, de son vivant. Il n’y a pas eu de timbres ni de livres consacrés à Staline de son vivant.

On ne saurait trouver un film nord-coréen où l’un des Kim ne figure pas. Il y a un Kim sur les timbres, sur les productions théâtrales, sur chaque mur de chaque maison. Ce n’est pas la Russie de Staline. C’est une présence bien plus massive, multipliée par trois, depuis que le titre est passé du père au fils puis au petit-fils.

Kim I avait commencé à se pourvoir en armes nucléaires. On m’a dit qu’il avait décidé que c’était indispensable à la suite de la crise des missiles à Cuba. Il disait : «On ne peut pas faire confiance à l’Union soviétique», et avait ordonné de commencer à travailler sur la bombe A, travail qui a porté ses fruits à l’époque de son fils, et a été complété par son petit-fils.

Dans un sanctuaire profondément enfoui sous terre, les présents offerts aux trois Kim sont préservés pour la postérité. Il y a un ballon de basket offert par Madeleine Albright, et un fusil de chasse présenté par M. Poutine ; les cadeaux offerts par Jimmy Carter reposent à côté des sabres offerts par les cheiks saoudiens. Il est très difficile d’éviter la visite de tels lieux.

J’ai visité un monastère bouddhiste dans les montagnes. Il y avait quelques moines, qui ne parlaient que des visites de Kim I. Il est venu à plusieurs reprises, disent-ils, et il a dit au peuple de prendre soin des lieux, mais n’est même pas entré dans la salle de prière et de méditation. Apparemment, Kim les a marqués plus que Bouddha.

Les Coréens que j’ai rencontrés affirment qu’ils ne croient en aucun dieu ni Bouddha. Les églises sont vides. Tout sentiment religieux a été redirigé vers les trois Kim. Je n’aimais pas cela du tout, jusqu’à un certain moment.

Il se trouve que j’ai visité un vaste et luxueux Palais des enfants, un beau bâtiment moderne avec des douzaines de vastes salles où les enfants apprennent la danse, la peinture, la calligraphie, la chimie, la natation, le volleyball. Une fois par semaine ils ont une journée porte ouverte, et une foule de gens vient voir tout cela, et envisager d’y envoyer leurs enfants. Les cours sont gratuits, et pratiquement chaque enfant peut se joindre à un groupe. C’est bien, mais là encore, chaque salle a été décorée avec un Kim. Kim avec un enfant ou avec un groupe d’enfants, tel un dieu vivant.

J’étais donc sur le point d’exploser et de hurler «A bas les Kim!», et je veux maintenant partager avec vous mes hésitations. Jadis, Moscou aussi avait des Palais des enfants de ce style. Beaucoup d’entre eux étaient rattachés au parti communiste, beaucoup portaient le nom de Lénine, et ma génération n’aimait pas cela. Nous protestions, et nous avons gagné, presque. Les noms de Lénine, de Staline et celui du parti communiste ont disparu. Et alors, les palais des enfants, et les crèches dans de merveilleuses vieilles résidences ont été privatisés par les courtisans de Boris Eltsine, sous la surveillance de Milton Friedman et de ses Chicago Boys, ce sont devenus des bureaux ou des résidences de luxe. L’un des plus beaux Palais des enfants à Moscou a été privatisé par un ex du KGB, l’oligarque Lebedev, qui est maintenant le propriétaire de l’Independant, quotidien britannique, et comme par hasard grand ennemi de Vladimir Poutine.

Il est là, le vrai choix pour bien des pays : a) vos enfants peuvent aller au Palais des enfants baptisé du nom de votre Kim national, b) le Palais des enfants est raflé par les Lebedev de ce monde, et il va falloir que vous payiez une fortune et que vous y passiez des heures pour offrir à vos enfants l’éducation dont vous avez jadis bénéficié. Ce n’est pas un choix facile. Les barons voleurs qui sont  arrivés après le démantèlement du socialisme vous feront découvrir la nostalgie d’un bon Kim très bientôt.

Les Coréens ont de la chance, ils adorent leurs dirigeants. Alexandre le Grand, Napoléon, Staline ont été adorés par leurs peuples, comme l’ont été les empereurs de la Chine et du Japon. Cela n’est probablement pas pire que de vivre sous un régime dont on méprise les dirigeants, ce qui était le lot des Américains sous George W Bush.

Il est malheureux qu’ils n’aient pas de contact avec leur Sud, les Coréens. Cette séparation en deux moitiés est la cause de bien des problèmes : le Sud, plus peuplé, possède toutes les bonnes terres agricoles, tandis que le Nord a les montagnes et l’industrie. Ensemble, ils pourraient trouver un bon équilibre.

Conclusion

Ce n’est pas pour rien que la Corée a été appelée le Royaume ermite : c’est un pays qui souhaite qu’on le laisse seul. Nous ne sommes pas dans des guerres de religion : laissons-les rendre un culte à qui ils veulent. Si ce ne sont pas vraiment des marxistes, c’est leur problème. Si leur programme est rude, nous ne risquons rien de leur part. S’ils aiment l’esthétique des années 1950, libre à eux. Et pour leurs droits humains, ils ont l’air contents et leurs niveau de vie augmente régulièrement.

Beaucoup de Coréens m’ont dit que depuis la guerre de Corée, les Nord-Coréens   vivent dans la peur d’être anéantis par le feu nucléaire US. Pour eux, la bombe H est la seule garantie contre une attaque américaine toujours possible. S’il n’y a pas de danger, ils auront plus d’échanges avec leurs voisins. La fin des sanctions leur permettrait d’envisager la prospérité, et celle-ci les aidera à  retrouver leur estime de soi.

Des goûts et des couleurs : c’est l’histoire de l’enfant qui avait sorti un poisson de son aquarium parce que c’était humide. Mais les poissons aiment ça. Les Coréens aiment vivre dans l’atmosphère d’extase religieuse induite par Kim III. Laissons-les vivre à leur manière: de fait, heureusement, ils ne nous obligent pas à aimer ça.

Israel Shamir

Pour joindre l’auteur : adam@israelshamir.net

L’article original est paru dans Unz Review

Traduction : Maria Poumier

Note du Saker Francophone

Hasard du calendrier ou mouvement de fond, voici un second article sur la Corée du Nord qui passe par chez nous en quelques jours. 

A l'heure où quelques étudiants en mal de sommeil refont le monde sur les places françaises, peut-être devraient-ils lire l'histoire de la Corée du Nord et de Cuba pour comprendre leurs réalités, les choix par défaut de ces pays, en retirer de l'expérience et sans doute gagner un temps précieux.

Est-ce un signe que la diabolisation à outrance arrive en fin de parcours et n'opère plus et qu'elle devient même contre-productrice ?

Cette diabolisation qui comme à l'Eurovision se vautre dans le ridicule ou qui se promet de détruire l'image des JO cet été en triant les athlètes pour ne garder que ceux alignés sur le camp du Bien, cette diabolisation donc, est en passe de devenir LE critère pour aller fourrer son nez là où c'est interdit, pour ouvrir son esprit critique à des réalités cachées. 

Merci qui ?

Parlons de la Corée : le ton dangereux des médias américains

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