Par Immanuel Wallerstein – Le 15 mars 2016 – Source iwallerstein.com
Commentaire No 421
Un des nombreux jeux auxquels les experts et les politiciens jouent ces jours-ci est de disséquer le pourquoi du comment l’Union européenne va s’effondrer, si elle ne s’effondre pas déjà. Quiconque suit les informations internationales connaît toutes les explications courantes : un Grexit ou un Brexit conduira seulement à d’autres sorties de l’Union ; personne ne veut davantage de migrants (réfugiés) dans son pays ; l’Allemagne a trop de pouvoir, ou pas assez ; les forces/partis d’extrême-droite sont en hausse presque partout ; l’accord de Schengen qui permet de circuler sans visa a été suspendu dans la plupart des pays qui l’avaient ratifié ; le chômage augmente inexorablement.
Il y a un thème sous-jacent dans cette litanie de pessimisme (ou est-ce l’optimisme ?). Les Européens – tant les avertis que les ignorants – sont devenus imperméables aux arguments rationnels. Ils agissent presque tous de manière irrationnelle, répondant à leurs émotions et non à des analyses réfléchies. Mais est ce ainsi, Charlie Brown? Cela en fait une bonne bande dessinée, mais cela signifie-t-il pour autant que l’UE cessera effectivement d’exister ?
Je ne donne pas ici mon opinion sur la question de savoir si l’UE est bonne ou mauvaise, si elle devrait ou ne devrait pas être soutenue ou affaiblie. Je souhaite plutôt analyser ce que je pense qui va effectivement se passer. Est-ce que les institutions qui composent aujourd’hui l’Union européenne existeront toujours dans dix ou vingt ans ? Je soupçonne que oui. Pour comprendre pourquoi je pense comme ça, regardons ensemble ce qui pourrait faire hésiter les Européens – les avertis comme les ignorants – à franchir l’étape fatale de démanteler ce qu’ils ont construit avec tant de peine depuis les soixante-dix dernières années ou à peu près. Il y a quelques raisons qu’on pourrait nommer économiques, d’autres qui sont géopolitiques, et d’autres encore qu’on pourrait appeler culturelles.
Commençons par l’économie. La situation en termes de revenu actuel, à la fois pour les États et pour la plupart des individus, est mauvaise partout dans l’Union européenne. La question est de savoir si démanteler l’Europe serait susceptible de l’améliorer ou, en fait, la rendre pire.
Un sujet de débat permanent est l’eurozone – survivra-t-elle ? Prenons comme exemple ce qu’il s’est passé en Grèce lors des deux élections de 2015. Alexis Tsipras, le dirigeant du nouveau parti actuellement au pouvoir, Syriza, a été élu lors du premier vote sur une plateforme anti-austérité. Ensuite, en négociant un nouveau prêt avec l’UE, il a battu en retraite sur tout ce qu’il avait promis aux électeurs grecs. Il a accepté des mesures exigées par l’UE, qui ont gravement atteint le revenu réel de la majorité de la population. Pour cela, il a été accusé de trahir ses promesses par les forces de gauche au sein de Syriza, qui ont quitté le parti et formé leur propre liste. Pourtant, lors de la nouvelle élection appelée très rapidement par Tsipras, il a reçu un nouveau mandat. Les électeurs grecs le choisissent plutôt que les forces de gauche au sein de Syriza.
Il semble clair, du moins à moi, que les électeurs grecs n’ont accordé aucune attention aux dénonciations de gauche parce qu’avant tout, ils ne voulaient pas sortir de l’eurozone. Tsipras avait fait du maintien dans l’euro une priorité et les forces de gauche cherchaient au contraire à restaurer une monnaie autonome. Apparemment, les électeurs grecs ont pensé que les graves inconvénients de l’appartenance à l’eurozone étaient, de leur point de vue, moins graves que les inconvénients probablement encore plus négatifs provoqués par la réintroduction de la drachme.
La situation est à peu près la même en ce qui concerne ce qu’on appelle les filets de sécurité que les gouvernements européens avaient mis en place, comme les retraites et les indemnités chômage. Pratiquement tous les pays de l’UE ont coupé dans le filet de sécurité par manque de fonds. Les partis de gauche ou de centre-gauche ont résisté à ces coupes, parfois avec succès. Mais est-ce une raison pour supposer que si l’Union européenne devait disparaître demain, ces gouvernements auraient plus de fonds à distribuer ? Les partis de gauche le disent souvent, condamnant ce qu’ils voient comme des pressions néolibérales de la bureaucratie européenne à Bruxelles. Mais regardez ce qui se passe dans le monde. Pouvez-vous mentionner des gouvernements qui ne sont pas sous la tutelle de Bruxelles et qui ont été capables d’augmenter les dépenses de l’État-providence ?
S’il n’y a pas de véritable avantage à démanteler l’UE, en termes de niveau de revenu réel, y a-t-il d’autres raisons de le faire ? L’UE a joué un rôle géopolitique important depuis sa création, et a constamment augmenté le nombre de ses membres. Les États-Unis ont publiquement soutenu la croissance et l’expansion de l’UE, mais en fait en essayant de l’affaiblir. Les États-Unis ont vu l’UE comme un danger géopolitique majeur. Il est évident pour la plupart des observateurs, que la force géopolitique de l’UE est due au nombre de ses membres. Un démantèlement mettrait fin à cette force et réduirait les États européens séparés à n’avoir aucune importance pratique, géopolitiquement parlant.
En fin de compte, la plupart des dirigeants et des mouvements européens le comprennent. Cependant, bien que beaucoup d’entre eux critiquent l’UE en tant que structure, sont-ils prêts dans les faits à renoncer aux avantages que leur procure une entité unique ? Des groupes de droite, en particulier en Europe de l’Est, voient l’UE comme un moyen de pression sur les États-Unis pour qu’ils leur assurent une protection militaire contre une Russie prétendument agressive. Des groupes de gauche d’autres pays, comme la France, utilisent la force de l’UE pour contenir ce qu’ils pensent être des actions supposément agressives des États-Unis. Que gagnerait chacun de ces groupes au démantèlement de l’UE ?
Enfin, il y a les prétendus liens culturels entre les États-Unis et l’Europe. Ils sont proclamés publiquement et, plus silencieusement, dédaignés comme vestiges de la domination hégémonique des États-Unis dans les vingt-cinq ans qui ont suivi 1945. Là encore, il y a des motivations diverses. Les partis et les mouvements de gauche veulent utiliser leur structure unifiée comme moyen de regagner l’autonomie culturelle (et même la supériorité) qu’ils estimaient avoir avant 1945. Les forces de droite veulent utiliser leur force pour insister sur leur autonomie culturelle par rapport à ce qu’on appelle les questions relatives aux droits humains. Là encore, l’union fait la force.
Ce que je vois arriver, c’est de plus en plus de discours et de moins en moins d’action réelle. Que ce soit une bonne chose ou non, j’ai l’impression que les institutions de l’UE vont survivre. Cela ne signifie pas qu’elles ne changeront pas. Il y a, et cela continuera, une véritable lutte politique au sein de l’UE, sur le genre d’institution collective qu’elle devrait être. Cette lutte politique intra-européenne fait partie de la lutte mondiale à propos du monde que nous voulons construire comme issue à la crise structurelle du système-monde moderne.
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par nadine pour le Saker francophone.