Dominique Pagani : Sur Marx


Par Dominique Pagani − Le 6 octobre 2018 − Source Upsd 52

Le philosophe Dominique Pagani revient sur le film Le jeune Karl Marx de Raoul Peck projeté par l’Université populaire de Saint-Dizier. Il nous propose de philosopher autour de la pensée de Marx, de Rousseau et d’autres, de manière radicale, surprenante et même rafraîchissante. Pour ceux qui n’ont jamais lu Marx, nous vous proposons la préface d’un de ces livres à laquelle Dominique Pagani fait référence. Il est toujours utile de revenir aux sources des textes pour s’étonner de leur actualité au moment ou le capitalisme semble à l’agonie, dépassé par son propre hybris.

Préface de la Critique de l’économie Politique

J’examine le système de l’économie bourgeoise dans l’ordre suivant :

  • Capital ;
  • Propriété ;
  • Travail salarié.
  • État ;
  • Commerce extérieur ;
  • Marché mondial.

Sous les trois premières rubriques, j’étudie les conditions d’existence économiques des trois grandes classes en lesquelles se divise la société bourgeoise moderne ; la liaison des trois autres rubriques saute aux yeux. La première section du premier livre, qui traite du capital, se compose des chapitres suivants :

  1. La marchandise ;
  2. La monnaie ou la circulation simple ;
  3. Le capital en général.

Les deux premiers chapitres forment le contenu du présent volume. J’ai sous les yeux l’ensemble des matériaux sous forme de monographies écrites à de longs intervalles pour mon propre éclaircissement, non pour l’impression, et dont l’élaboration suivie, selon le plan indiqué, dépendra des circonstances.

Je supprime une introduction générale que j’avais ébauchée parce que, toute réflexion faite, il me paraît qu’anticiper sur des résultats qu’il reste encore à démontrer pourrait déconcerter, et que le lecteur qui voudra bien me suivre devra se décider à s’élever du particulier au général. Quelques indications, par contre, sur le cours de mes propres études politiques-économiques pourraient bien être ici à leur place.

Mon étude professionnelle était la jurisprudence, laquelle cependant je ne poursuivis qu’accessoirement à la philosophie et à l’histoire, comme une discipline subordonnée. Dans l’année 1842-1843, en ma qualité de rédacteur à la Gazette rhénane, je me trouvai, pour la première fois, dans l’obligation embarrassante de dire mon mot sur les soi-disant intérêts matériels. Les débats du Landtag rhénan sur les délits forestiers et le morcellement de la propriété foncière, la polémique officielle que M. von Schaper, alors premier président de la province rhénane, engagea avec la Gazette rhénane sur les conditions d’existence des paysans de la Moselle, les discussions enfin sur le libre échange et la protection, me fournirent les premiers motifs pour m’occuper des questions économiques.

D’autre part, à cette époque, où la bonne volonté d’« aller de l’avant » l’emportait souvent sur les connaissances réelles, il s’était fait entendre dans la Gazette rhénane un écho affaibli, pour ainsi dire philosophique, du socialisme et du communisme français. Je me prononçai contre ce bousillage, mais en même temps j’avouais carrément, dans une controverse avec la Gazette d’Augsbourg, que les études que j’avais faites jusqu’alors ne me permettaient pas de risquer un jugement quelconque sur la nature des tendances françaises. L’illusion des gérants de la Gazette rhénane, qui croyaient pouvoir faire réformer l’arrêt de mort prononcé contre leur journal en lui imprimant une allure plus modérée, m’offrit l’occasion, que je saisis avec empressement, de quitter la scène publique et de me retirer dans mon cabinet d’étude.

Le premier travail que j’entrepris pour résoudre les doutes qui m’assaillaient fut une révision critique de la philosophie du droit de Hegel, travail dont l’introduction parut dans les Annales franco-allemandes, publiée à Paris en 1844. Mes recherches aboutirent à ce résultat : que les rapports juridiques, ainsi que les formes de l’État, ne peuvent s’expliquer ni par eux-mêmes, ni par la soi-disant évolution générale de l’esprit humain ; qu’ils prennent leurs racines plutôt dans les conditions d’existence matérielles que Hegel, à l’exemple des Anglais et des Français du XVIIIe siècle, comprenaient sous le nom de « société civile » ; mais que l’anatomie de la société est à chercher dans l’économie politique. J’avais commencé l’étude de celle-ci à Paris et je la continuai à Bruxelles où je m’étais établi à la suite d’un arrêté d’expulsion décerné contre moi par M. Guizot.

Le résultat général auquel j’arrivai et lequel, une fois obtenu, me servit de fil conducteur dans mes études, peut brièvement se formuler ainsi. Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle, sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le procès de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine la réalité ; c’est au contraire la réalité sociale qui détermine leur conscience.

À un certain stade de leur développement les forces productives de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété à l’intérieur desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes évolutives des forces productives qu’ils étaient, ces rapports deviennent des entraves de ces forces. Alors s’ouvre une ère de révolution sociale. Le changement qui s’est produit dans la base économique bouleverse plus ou moins lentement ou rapidement toute la colossale superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il importe de distinguer toujours entre le bouleversement matériel des conditions de production économiques – qu’on doit constater fidèlement à l’aide des sciences physiques et naturelles – et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes deviennent conscients de ce conflit et le mènent à bout.

De même qu’on ne juge pas un individu sur l’idée qu’il se fait de lui, de même on ne peut juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. Une société ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, et jamais de nouveaux et supérieurs rapports de production ne se substituent à elle avant que des conditions d’existence matérielles de ces rapports aient été couvées dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre, car, à regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir.

Esquissés à grands traits, les modes de production asiatiques, antiques, féodaux et bourgeois modernes peuvent être désignés comme autant d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du procès de production social, non dans le sens d’un antagonisme individuel, mais d’un antagonisme qui naît des conditions d’existence sociales des individus ; les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cet antagonisme. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine.

Friedrich Engels, avec qui (depuis la publication dans les Annales franco-allemandes de sa géniale esquisse d’une critique des catégories économiques) j’entretenais une correspondance constante, où nous échangions nos idées, était arrivé par une autre voie – comparez sa Situation de la classe laborieuse en Angleterre – au même résultat que moi-même. Et quand, au printemps de 1845, il vint, lui aussi, se domicilier à Bruxelles, nous résolûmes de travailler en commun à dégager le contraste de notre manière de voir avec l’idéologie de la philosophie allemande, en fait, de nous mettre en règle avec notre conscience philosophique d’autrefois. Le manuscrit, deux forts volumes in-octavo, était depuis longtemps entre les mains de l’éditeur en Westphalie quand on nous avertit qu’un changement de circonstances mettait obstacle à l’impression. Nous abandonnâmes d’autant plus volontiers le manuscrit à la critique rongeuse des souris que nous avions atteint notre but principal, voir clair en nous-mêmes.

Des travaux épars que nous avons soumis au public à cette époque et dans lesquels nous avons exposé nos vues sur des questions diverses, je ne mentionnerai que le Manifeste du parti communiste, rédigé par Engels et moi en collaboration, et le Discours sur le libre échange publié par moi. Les points décisifs de notre manière de voir ont été pour la première fois exposés scientifiquement, encore que sous forme d’une polémique, dans mon écrit, paru en 1847, et dirigé contre Proudhon : Misère de la Philosophie, etc. L’impression d’une dissertation sur le travail salarié, écrite en allemand et composée des conférences que j’avais faites au groupe des ouvriers allemands de Bruxelles, fut interrompue par la révolution de février et par mon expulsion qui en résulta.

La publication de la Nouvelle Gazette rhénane en 1848-1849 et les événements ultérieurs interrompirent mes études économiques que je ne pus reprendre qu’en 1850 à Londres. La prodigieuse quantité de matériaux pour l’histoire de l’Économie politique amoncelée au British Museum, le poste si favorable qu’offre Londres pour l’observation de la société bourgeoise, et enfin, le nouveau stade de développement où celle-ci paraissait entrer par la découverte de l’or californien et australien, me décidèrent à recommencer par le commencement et à soumettre à un examen critique les nouveaux matériaux. Ces études conduisirent d’elles-mêmes à des recherches qui semblaient m’éloigner de mon but et auxquelles néanmoins je dus m’arrêter plus ou moins longtemps. Mais ce qui surtout abrégea le temps dont je disposais, ce fut l’impérieuse nécessité de faire un travail rémunérateur.

Ma collaboration, commencée il y a huit ans, à la New York Tribune, le premier journal anglo-américain, entraîna, comme je ne m’occupe qu’exceptionnellement de journalisme proprement dit, un éparpillement extraordinaire de mes études. Cependant des articles sur les événements économiques marquants qui se produisaient en Angleterre et sur le continent, formaient une partie si considérable de mes contributions que je fus contraint de me familiariser avec des détails pratiques qui ne sont pas du domaine de la science propre de l’économie politique.

Par cette esquisse du cours de mes études sur le terrain de l’économie politique j’ai voulu montrer seulement que mes opinions, de quelque manière d’ailleurs qu’on les juge et pour si peu qu’elles concordent avec les préjugés intéressés des classes régnantes, sont le fruit de longues et consciencieuses études. Mais au seuil de la science comme à l’entrée de l’enfer, une obligation s’impose :

« Qui si convien lasciare ogni sospetto
Ogni viltà convien che qui sia morta. »

(« Ici il faut laisser toute suspicion
Toute lâcheté ici est présumée morte »)

Karl Marx
Londres, janvier 1859.

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