D’une civilisation capitaliste industrielle vers une barbarie ploutocratique
Par Alberto Rabilotta et Michel Agnaïeff – Le 25 avril 2015
La mondialisation appauvrit plus qu’elle n’enrichit, la concentration de la richesse s’accentue, les inégalités se creusent, les ménages et les pays s’enfoncent dans l’endettement, l’automatisation ravage les emplois et l’exploitation débridée de la nature se poursuit. Parallèlement, la politique se vide de son contenu, les institutions perdent de leur sens et la sphère financière s’hypertrophie pendant que la dynamique du capitalisme s’étouffe. Une satrapie oligarchique pire que le capitalisme se profile à l’horizon. Vers quelle forme d’organisation sociale, politique et économique faut-il s’orienter pour s’éviter ce basculement dans un univers qui nierait foncièrement les valeurs éthiques et morales qui nous définissent en tant qu’êtres sociaux?
Ce bref essai tente de poser les balises d’une approche cohérente d’un tel défi. Il le fait en s’interrogeant d’abord sur le capitalisme d’où nous émergeons et sur la résurgence du libéralisme pur et dur, ensuite sur le capitalisme dans lequel nous nous retrouvons et finalement sur les possibilités qui s’offrent en vue d’une défense plus efficace des intérêts vitaux de toute la société et de la planète. Cet essai porte principalement sur les sociétés du capitalisme dit avancé, soit le centre du système.
Quatrième partie : Le chemin se trace en marchant1
L’enjeu n’est pas une sortie d’une crise qui se perpétue, mais une «sortie civilisée» du système économique qui la génère. L’impasse économique, la régression sociale, le recul démocratique et la dérive ploutocratique ne sont finalement que des manifestations d’une «production marchande généralisée gangrenant jusqu’aux fondements même du monde»2, au nom du crédo que tout peut se transformer en monnaie. Le capitalisme évolue comme si la société n’avait plus aucune espèce d’importance et que la forme qu’elle a revêtue – celle d’une certaine civilisation du capitalisme industriel, fruit de luttes sociales, qui protégeait un tant soit peu le pilier humain de la substance de la société – n’était finalement qu’un obstacle anodin sur la voie de l’accumulation du capital.
Que dire de l’autre pilier encore moins considéré, celui de la nature? Le capitalisme évolue aussi comme si la planète n’avait pas de limites. Au chômage endémique, à la précarité, à l’affaiblissement de la protection sociale et au creusement des inégalités s’ajoutent ainsi les ruptures de l’équilibre des écosystèmes, l’épuisement de certaines ressources, l’appauvrissement marqué de la biodiversité et la génération de pollutions de toute sorte, dans un contexte marqué par des changements climatiques.
Cette évolution tient de l’essence même du capitalisme et découle des difficultés qu’il rencontre dans la production des profits, dont la poursuite ignore pourtant toute limite maintenant. Son moteur est le processus de restauration de la valorisation du capital mis en œuvre pour assurer la survie du système. En fait, le capital «n’existe que comme valeur se valorisant, s’accumulant ainsi sans cesse par la production de plus-value. De l’argent thésaurisé, des machines arrêtées, des marchandises invendues, bref, des valeurs immobiles ne sont pas du capital»3. Tout au plus sont-elles des valeurs en attente de se convertir en capital. Le problème auquel se heurte le système ne résulte pas d’un krach boursier ou d’une impasse financière dans un pays ou l’autre. Les causes du problème ne sont pas conjoncturelles.
Un mode de production qui se libère désormais de la force humaine et du travail salarié (travail vivant) met fin aussi à la production de valeur, en piégeant complètement le système dans l’impasse constituée par trop de moyens de production et de marchandises et pas assez de masse salariale pour les absorber, ou encore par trop de capital produit et pas assez de plus-value produite. Ce sont deux manifestations d’une même contradiction qui réside dans le fait que le capital tend à diminuer la quantité de travail salarié qu’il emploie en même temps qu’il tend à augmenter la puissance des machines et la quantité de marchandises produites.
Source de tensions et de crises récurrentes, cette contradiction vient d’atteindre son point culminant avec les progrès de la robotique. Elle rend de la sorte caduque la nécessité de ce que Zygmunt Bauman décrivait comme le «mariage toujours en difficulté, mais sans divorce possible» entre le capital et le travail salarié. Faut-il rappeler que ce «mariage» était justement le fondement de la civilisation du capitalisme industriel?
Esclaves parfaits, les robots produisent mais ne consomment pas, et réduisent d’autant la possibilité de régénérer le capital, avec l’absence de salaires qui nourrissent la demande. Et ce ne sont certainement pas les interventions d’un État décidé à réguler les marchés, à dompter le «mauvais» capital financier et à conforter le «bon» capital productif qui permettront de résoudre la contradiction fondamentale suraccumulation/sous-consommation.
Des injections massives d’argent dans l’économie vont doper, stimuler, accélérer un temps la valorisation et l’accumulation du capital, mais ne créeront rien. Ces injections auront peu d’effet sur l’économie réelle. La première considération qui guide tout projet d’investissement dans la production de biens est de savoir s’il y aura suffisamment d’acheteurs et s’ils pourront payer le prix qui permettra au projet de réussir. La considération du coût de l’argent est secondaire dans ce cas. En revanche, elle est primordiale dans toute décision en matière de spéculation financière, en particulier quand il s’agit de faire jouer des effets de levier reposant sur l’emprunt. De telles injections ne contribuent ainsi qu’à sustenter la spéculation boursière et à faire croître la masse de produits dérivés adossés sur aucune valeur matérielle. L’explosion des prix sur les marchés mondiaux boursiers témoigne éloquemment du boom artificiel créé par les mesures d’assouplissement monétaire. Cette masse de produits dérivés, déjà évaluée à plus de dix fois le PIB mondial4, risque fort de s’évaporer partiellement ou totalement au prochain krach financier, ne laissant en place qu’une économie réelle anémiée par la faiblesse de la demande. Nous sommes loin de l’époque où, par le biais des banques, des fonds communs de placement et des firmes d’investissements, l’épargne des citoyens pouvait encore se transformer en progrès technologique, croissance économique et création de nouveaux emplois.
Le système ne peut pas non plus se reproduire de façon durable en augmentant sans cesse une masse monstrueuse d’endettement pour contrer la sous-consommation. La crise de 2008, qui tenait de l’écroulement d’un château de cartes, a fourni une bonne indication à ce sujet. Quelles que soient les stratégies adoptées, cette contradiction fondamentale, qui pousse à l’abaissement du taux de profit, restera à l’œuvre et s’aggravera.
Cette forme de capitalisme – qui en fait est sa forme la plus aboutie par son niveau de concentration du capital, son degré d’indépendance des régulations et l’ampleur de son désengagement à l’endroit des impératifs sociétaux – est-elle susceptible d‘être réformée? La réponse est non. Les changements dans le mode de production, la déstabilisation dans les relations de production et le passage du capitalisme industriel à la forme actuelle ferment toute possibilité de retour en arrière, autrement dit à un mode de production bâti sur le travail salarié massif, fondement de l’État-providence; les tentatives des mouvements sociaux et politiques d’aller dans ce sens équivalent à poursuivre un mirage dangereux.
En septembre 2007, dans son article intitulé La sortie du capitalisme a déjà commencé5, qui est en fait son testament, le philosophe André Gorz soulignait que, du point de vue de la théorie marxiste de la valeur, «la question de la sortie du capitalisme n’a jamais été plus actuelle. Elle se pose en des termes et avec une urgence d’une radicale nouveauté. Par son développement même, le capitalisme a atteint une limite tant interne qu’externe qu’il est incapable de dépasser et qui en fait un système qui survit par des subterfuges à la crise de ses catégories fondamentales : le travail, la valeur, le capital», et il ajoute que «la crise du système se manifeste au niveau macro-économique aussi bien qu’au niveau micro-économique. Elle s’explique principalement par un bouleversement technoscientifique qui introduit une rupture dans le développement du capitalisme et ruine, par ses répercussions la base de son pouvoir et sa capacité de se reproduire.»
Les sociétés capitalistes avancées ont développé le potentiel social des individus. Elles se révèlent toutefois incapables de se réformer pour pouvoir les accueillir. Sous les coups de boutoir du néolibéralisme, nous assistons à ce que Marx avait décrit comme la caractéristique principale de la période finale du capitalisme industriel, soit la paupérisation massive dans une société socialement développée et dans laquelle les individus possèdent un très haut niveau d’éducation et de culture6. Il est d’ailleurs intéressant de voir comment, au milieu du XIXe siècle, Marx décrivait déjà les effets contradictoires résultant de l’automatisation de la production. On retrouvera en annexe le passage des Grundrisse où Marx s’arrête sur ces effets contradictoires (économie de main-d’œuvre pour le capital, possibilités de libération de temps pour les travailleurs, transformation de la connaissance en force productive).
Cette incapacité réinscrit à l’ordre du jour la rupture avec le système actuel et cette rupture ne pourra pas se résumer à des changements au sein de gouvernements ou de certaines politiques. Elle commande un changement de civilisation. Le sociologue espagnol Andrés Piqueras7 l’exprime bien quand il dit que «les solutions sont certainement en dehors du système. Cela doit être clair. Nous ne faisons pas face à une autre crise cyclique, mais à une crise structurelle et civilisatrice, celle de la civilisation qui a émergé à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, et dans laquelle nous sommes encore immergés aujourd’hui. Cette crise économique, sociale, culturelle et écologique n’est peut-être pas la fin du capitalisme, mais il est clair que le système capitaliste résultant de cette crise sera différent de ce que nous connaissons jusqu’à présent. Et il y a une autre question fondamentale : plus longue sera la phase de déclin du capitalisme – dans laquelle nous somme déjà – plus nous subirons de souffrances et des conséquences négatives.»
Dans une entrevue accordée quelques années auparavant, en 2008, Andrés Piqueras faisait d’ailleurs remarquer que dans sa colonisation du monde en cours, le capitalisme avait de plus en plus besoin d’un bras armé, comme aux heures les plus sombres du colonialisme du passé. À cette fin, il tire parti du déploiement militaire des États-Unis dans le monde. Il ne lui reste plus qu’à renforcer les institutions internationales (Banque mondiale, FMI, ONU, G8, UE, OMC, etc.) de façon à s’assurer qu’elles garantissent conjointement avec les États les conditions générales de la reproduction du capital.8
Cette phase de déclin du capitalisme annonce une longue et difficile période de transition et rien ne garantit une issue heureuse. Le sociologue américain Immanuel Wallerstein la décrit en ces termes : «Une telle période de transition a deux caractéristiques qui dominent l’idée même d’une stratégie antisystème. La première est que ceux au pouvoir ne tenteront plus de préserver le système existant (comme il est voué à l’autodestruction); ils vont plutôt essayer de faire en sorte que la transition conduise à la construction d’un nouveau système qui reproduira les pires aspects de l’actuel – sa hiérarchie, ses privilèges et ses inégalités. Ils ne recourent pas encore à un langage qui reflète la disparition des structures existantes, mais ils mettent déjà en œuvre une stratégie fondée sur une telle hypothèse. Bien sûr, leur camp n’est pas uni, comme cela est démontré par le conflit entre les soi-disant traditionalistes de centre droit et les faucons militaristes d’extrême droite. Ils travaillent dur toutefois pour construire le soutien à des changements qui ne seront pas des changements, mais un nouveau système aussi mauvais que – ou pire que – l’existant. La deuxième caractéristique fondamentale est qu’une période de transition systémique en est une d’incertitude profonde, dans laquelle il est impossible de savoir ce que seront les résultats. L’Histoire ne se range du côté de personne. Chacun de nous peut influer sur l’avenir, mais nous ne savons pas et nous ne pouvons pas savoir comment les autres agiront en vue de l’affecter aussi.»9
Laisser le champ libre aux oligarchies dans cette période de transition, c’est ouvrir la voie à des solutions qui consacreront l’apartheid distributif et le darwinisme social, soit sous la forme d’un fascisme moderne ou encore d’un régime de servitude fondé sur une redistribution minimale des richesses, selon la formule d’un revenu universel. Pour emprunter à une célèbre émission de la BBC, un Upstairs, Downstairs (Maîtres et Valets) à l’échelle mondiale.
Défendre les intérêts de la majorité, c’est accepter d’agir dans le cadre d’un mouvement multiforme de résistance au capitalisme. Cette résistance passerait par l’opposition à la marchandisation de la nature, du travail et de l’argent, les trois marchandises fictives10 décrites par Polanyi, et par la primauté mise sur la valeur d’usage (utilité sociale) plutôt que sur la valeur d’échange qui est la règle dans le capitalisme.
C’est également reconnaître l’inexistence d’un chemin tracé d’avance, l’inévitabilité d’une longue période de création et d’innovation sociale et l’importance cruciale de rassembler tous les vecteurs possibles de changement, déjà bien ancrés dans leurs milieux respectifs et forgés dans la lutte aux politiques néolibérales de ces trente dernières années. Le but recherché serait d’enraciner une dynamique radicalement progressiste dans la société, en vue de construire peu à peu une base sociale pour une société nouvelle et différente, issue de la réduction progressive de l’emprise de l’économie et, par là même, de la logique marchande sur les activités humaines.
C’est accepter de ce fait de s’engager dans un arbitrage continu entre ce qui pourra relever d’un accompagnement du capitalisme dans l’illusion d’un capitalisme domestiqué, par exemple un keynésianisme vert, et ce qui relèvera d’une résistance en acte au capitalisme et d’une transition vers une société post-capitaliste. On peut penser ici, entre autres, aux initiatives en opposition directe au marché, comme dans le cas de l’économie solidaire, ou encore en opposition à l’exploitation abusive de la nature, comme dans le combat pour un développement durable.
C’est construire cette dynamique sur l’existant en organisant la convergence entre mouvements ouvrier, écologiste, féministe, autochtone, pacifiste, d’agriculteurs, de solidarité internationale et autres, en s’investissant dans les luttes défensives, en misant sur la capacité d’auto-organisation de la société civile et en œuvrant impérativement à des choix négociés d’objectifs intermédiaires. Ces derniers serviraient de repères aux parties prenantes de cette dynamique, dans ce qui ne pourra être qu’un long parcours ardu. Il s’agira d’une construction pas à pas, car le socialisme n’est ni l’enfant naturel du capitalisme, ni le fruit spontané de ses contradictions et ni surtout le prolongement sous une forme plus rationnelle et plus juste du processus d’accumulation capitaliste.
Ce parcours sera d’autant plus ardu que l’atteinte par le système de sa limite intérieure et extérieure, comme avançait Gorz, se manifeste dans l’intolérance envers toute déviation des politiques néolibérales. La rigidité des politiques de l’Union européenne manifestée dans les crises en Grèce, Espagne, Portugal et Italie l’illustre éloquemment. L’impérialisme néolibéral, sous la désignation euphémistique de mondialisation, tente aussi de contrer par tous les moyens, y compris la menace ou l’emploi de la force militaire, n’importe quelle sorte de «concurrence socio-économique », comme on le voit dans les politiques euro-américaines d’endiguement de la Russie ou de la Chine. Pour paraphraser l’économiste italo-américain David Calleo, cet impérialisme a atteint le stade de l’hégémonie exploiteuse, celle qui a caractérisé les étapes finales des empires des Pays-Bas et la Grande-Bretagne, et donc indicatrice du déclin d’un système qui continuera néanmoins d’exister, qui pourra encore réagir avec violence et qui pourra ainsi causer beaucoup de dégâts, mais qui à terme se révèlera incapable de se transformer.
Il risque ainsi de s’ouvrir une période de tous les dangers, dont celui d’une montée du fascisme. L’aspiration à la protection sociale est toujours vive dans une société et l’impuissance actuelle de l’État de jouer son rôle de rendre socialement supportable les changements économiques en cours ouvre largement la porte à toute sorte d’exploitation démagogique. L’aspiration légitime à la protection sociale peut être mobilisée par n’importe quel courant politique ou aspirant au pouvoir. Combinée à des considérations ethniques ou culturelles, elle peut devenir une arme redoutable. Polanyi nous a rappelé à ce sujet comment la peur peut mener les gens à confier le pouvoir aux chantres des solutions faciles, et ce, quel que soit le prix ultime à payer11.
Le vraiment nouveau est ce qui a été présenté, ces dernières décennies, comme surpassé et obsolète dans l’analyse de la composition des classes dans les sociétés capitalistes avancées. Rappelons que de nombreux intellectuels respectés aux États-Unis et en Europe, s’inscrivant dans la pratique sociale-démocrate de secondariser l’existence des classes dans la société et d’occulter ainsi la notion de lutte de classes, ont écrit des volumes sur la fin des idéologies et de la division des classes (Daniel Bell en 1953 par exemple), et même sur la «fin de l’Histoire» (Francis Fukuyama en 1989). Le néolibéralisme a remis brutalement les choses en ordre et dévoilé le caractère illusoire des thèses sur l’effacement graduel des frontières entre les classes ou encore d’une marche vers une société sans classes, associant les avantages du capitalisme et du socialisme. La réalité quotidienne nous fait voir que non seulement les classes existent, mais que nous sommes sur la voie d’un choc entre deux catégories sociales, celle du un pour cent qui possède la richesse – et qui selon Warren Buffett est en train de gagner cette lutte – et le quatre-vingt-dix-neuf pour cent qui est victime de la régression sociale imposée par l’évolution du système.
Les acteurs du changement social viendront de ces quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
Les points d’appui ne manquent pas dans la société civile pour amorcer cette dynamique radicalement progressiste. Des initiatives de toute sorte existent et ont souvent une portée stratégique, dans la mesure où elles peuvent constituer les germes d’une configuration sociale et politique différente.
Parmi ces dernières, on trouve par exemple des groupes, des associations et même les partis politiques qui luttent contre la propriété intellectuelle et le système de contrôle social et de surveillance, sans cependant remettre toujours en question le système capitaliste tout entier. On assiste également à des processus de rapprochement, voire d’unification, entre des forces de gauche se réclamant du marxisme et des organisations environnementales qui posent abandon du productivisme économique distinctif de la gauche traditionnelle, et l’adoption de la «décroissance économique» et de l’«écologie politique».12
De telles démarches sont importantes pour le développement de l’unité de la gauche dans les pays du capitalisme avancé, et correspondent à ce que Gorz a soulevé, en 1998, quand il a affirmé que le processus de la révolution sociale dans la phase actuelle du capitalisme avancé devrait être conçu «par une nouvelle gauche qui ne peut être qu’une nouvelle extrême-gauche, mais plurielle, non dogmatique, transnationale, écologique et porteuse d’un projet de civilisation».
Tout cela se produit dans le contexte de la naissance, dans l’étape actuelle de l’évolution du système, de rapports de production et d’échange ni mercantiles ni capitalistes. La société porte en elle des initiatives économiques non capitalistes viables qui peuvent contribuer à une transformation sociale radicale. Les initiatives de l’économie sociale et solidaire dans les domaines des services et de la production à petite échelle en sont de belles illustrations. Ces initiatives sont importantes à plus d’un titre. Elles témoignent d’abord concrètement des possibilités de la propriété sociale dans une société post-capitaliste. Elles jouent ensuite un rôle irremplaçable dans l’incubation de différentes formes d’association et d’interaction entre les entreprises sociales et les communautés concernées. Et enfin, elles contribuent puissamment au développement de leaders sociaux au sein de ces mêmes communautés.
D’autres initiatives sont reliées aux nouvelles technologies dans le cadre de l’économie du savoir. Les nouvelles technologies et la connaissance sont indissociablement reliées, mais cette dernière fait aussi intrinsèquement partie du patrimoine commun. Son appropriation par les entreprises et les monopoles a suscité des protestations à travers le monde qui se sont manifestées dans la création de rapports de production inédits. Ces rapports se fondent sur la participation libre et ouverte de pairs ainsi que sur l’évaluation collective pour produire des valeurs d’usage, plus précisément des codes sources ouverts et des logiciels libres. La distinction entre producteurs et consommateurs ou utilisateurs de contenu s’efface dans ce processus hybride de production collective et continue de contenus par les utilisateurs et qu’on désigne maintenant par le néologisme produsage (production et usage). Il s’agit là d’un changement marquant, car «sortir du capitalisme signifie également penser au-delà de la séparation et de la fixation des rôles sociaux des individus en producteurs et en consommateurs. Ce clivage, qui remonte à la formation d’une classe ouvrière contrainte de recourir au marché pour produire (travailler) et subsister (consommer), a marqué profondément, au XXe siècle, la formation de la classe plus large de travailleurs – des salariés contraints à la surconsommation»13.
Dans d’autres expériences, l’appropriation des nouvelles technologies permet de faire revivre des relations viables et variées d’organisation communautaire dans les ateliers de production, telle que promue par le Center for New Work14. Pour le théoricien Michel Bauwens, promoteur de la production entre pairs (P2P), tout cela est un «nouveau proto-mode de production», fondé sur des formes de collaboration et de distribution de l’organisation qui vont remplacer le capitalisme15. Bauwens s’appuie sur la préface de Marx à la Contribution à la critique de l’économie politique pour signaler que, comme avec les modes «protocapitalistes» dans la société féodale, aujourd’hui, de nouvelles formes coexistent avec le mode dominant, et peuvent même au début le renforcer temporairement, jusqu’à ce qu’elles finissent par le détruire.
En réalité, on assiste la naissance de nouveaux rapports de production et d’échange, où le travail et le produit n’ont plus l’empreinte de la propriété privée des moyens de production, mais cela demeure limité. Les progrès observés indiquent qu’ils demeurent périphériques à la production à grande échelle, et nous savons que c’est la grande production agricole et industrielle, ainsi que celle des autres secteurs importants de l’économie, qui déterminent les caractéristiques du système.
La stratégie de la transformation sociale doit donc marcher sur les deux jambes de l’action politique publique et de l’auto-organisation citoyenne. Sans tomber dans l’étatisme, et en toute conscience de la nécessité de changer les règles du jeu politique pour contrer la tendance à l’émancipation des représentants élus vis-à-vis de leurs mandants, la planification économique par les États devrait demeurer le grand objectif, sur le plan national, régional et international.
Aux détracteurs de la planification, il faut rappeler que la voie du libre-échange a été ouverte, et maintenue ouverte, par un accroissement énorme d’un interventionnisme continu, organisé et commandé a partir du centre. L’économie du laisser-faire est le produit d’une action délibérée de l’État. Le laisser-faire est lui-même le fruit d’une planification soigneuse. La question à se poser n’est pas celle de la pertinence de la planification, mais celle de à qui profite la planification et comment? Comme souligné déjà par Polanyi16, la planification ne devrait pas être au service d’une utopie universaliste capitaliste dont la fin est d’imposer un modèle économique unique à toutes les sociétés, un best way largement favorable aux oligarchies. Elle devrait plutôt répondre aux besoins et aux impératifs nécessairement variés des différentes sociétés qui composent notre monde. Ce faisant, elle faciliterait à terme la résolution, dans le respect de la diversité des réalités, des problèmes économiques, sociaux et écologiques qui se posent à chacune des sociétés. L’intention serait d’en arriver, par le biais du commerce, des relations de production et autres, à une division internationale du travail solidaire et dégagée de l’empreinte capitaliste.
Par ailleurs, la possibilité d’un délitement rapide de l’État, dans le cadre notamment d’une crise financière majeure qui deviendrait rapidement économique et politique, impose l’enjeu de l’existence de forces progressistes suffisamment organisées sur le plan politique et en situation d’intervenir de façon cohérente et efficace, ne serait-ce que pour prévenir le basculement du système en une satrapie ploutocratique.
Montréal, le 9 décembre 2014
Alberto Rabilotta est un journaliste canadien, ancien correspondant au Canada des agences Prensa latina (PL) et Notimex (NTX).
Michel Agnaïeff est un ancien dirigeant syndical québécois et un ex-président de la Commission canadienne pour l’UNESCO.
Annexe : Extrait des Grundrisse17
«Le surtravail de la masse a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, de même que le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des puissances universelles du cerveau humain. Cela signifie l’écroulement de la production reposant sur la valeur d’échange, et le processus de production matériel immédiat perd lui-même la forme de la pénurie et de la contradiction. C’est le libre développement des individualités, où l’on ne réduit donc pas le temps de travail nécessaire pour poser du surtravail, mais où l’on réduit le travail nécessaire de la société jusqu’à un minimum, à quoi correspond la formation artistique, scientifique, etc., des individus grâce au temps libéré et aux moyens créés pour eux tous. Le capital est lui-même la contradiction en tant que processus, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse. C’est pourquoi il diminue le temps de travail sous la forme du travail nécessaire pour l’augmenter sous la forme du travail superflu; et pose donc dans une mesure croissante le travail superflu comme condition – question de vie ou de mort – pour le travail nécessaire. D’un côté donc, il donne vie à toutes les puissances de la science et de la nature comme à celles de la combinaison sociale et du commerce social pour rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail qui y est employé. De l’autre côté, il veut mesurer au temps de travail ces gigantesques forces sociales ainsi créées, et les emprisonner dans les limites qui sont requises pour conserver comme valeur la valeur déjà créée. Les forces productives et les relations sociales – les unes et les autres étant deux côtés différents du développement de l’individu social – n’apparaissent au capital que comme les moyens, et ne sont pour lui que des moyens de produire à partir de la base fondamentale bornée qui est la sienne. Mais en fait elles sont les conditions matérielles pour faire sauter cette base. »
Alberto Rabilotta et Michel Agnaïeff
1 Antonio Machado, poète espagnol (1875-1939)
2 Richard Sobel, art. « Penser comme ou penser avec Karl Polanyi », Cahier lillois d’économie et de Sociologie, L’Harmattan, Paris, 2007
3 Tom Thomas, « La crise. Laquelle? Et après?», Les livres de Tom Thomas, http://www.demystification.fr/les-livres-de-tom-thomas-2/la-crise-laquelle-et-apres/
4 Marie Charrel, art. « Les produits dérivés dépassent leur niveau d’avant-crise », Le Monde, 17 décembre 2013
5 http://www.elcorreo.eu.org/La-sortie-du-capitalisme-a-deja-commence-Andre-Gorz?lang=fr
6 Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, dits Grundrisse, collection Les essentielles, Les Éditions sociales, Paris, mai 2011
7 Andrés Piqueras, entrevue par Enric Llopis, Rebelion, novembre 2012
8 Andrés Piqueras, entrevue, http://www.observatoriodelacrisis.org/2008/12/entrevista-al-sociologo-andres-piqueras-la-crisis-acentuara-la-proletarizacion-a-escala-mundial/
9 Immanuel Wallerstein, « New Revolts against the System », New Left Review, November-December 2002
10 Marchandises fictives : celles qui ne peuvent pas être considérées comme marchandises dans la mesure où une marchandise se définit comme quelque chose qui en premier lieu est produit pour être vendu.
11 Polanyi, Karl, The Great Transformation: the political and economic origins of our time
Boston, Beacon Press, 1957
12 Jean-Luc Melenchon, entrevue, http://www.reporterre.net/spip.php?article2779
13Eric Pineault, « Sortir du capitalisme passe nécessairement par la réduction de l’emprise de l’économie et de sa logique marchande sur l’ensemble de la vie sociale.», Relations no741, juin 2011
14 Center for New Work, http://newworknewculture.com/content/center-new-work-metro-detroit-summary-new-economy-initiative
15 Michel Bauwens, « Peer-to-peer production and the coming of the commons », http://www.redpepper.org.uk/the-coming-of-the-commons/ ; http://www.socialismoxxi.org/Michel%20Bauwens%20ingles.htm
16 Polanyi, Karl,The Great Transformation: the political and economic origins of our time
Boston, Beacon Press, 1957
17 Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), Les Éditions sociales, Paris, 2011, p. 660-662
…Fin