D’une civilisation capitaliste industrielle vers une barbarie ploutocratique
Par Alberto Rabilotta et Michel Agnaïeff – Le 25 avril 2015
La mondialisation appauvrit plus qu’elle n’enrichit, la concentration de la richesse s’accentue, les inégalités se creusent, les ménages et les pays s’enfoncent dans l’endettement, l’automatisation ravage les emplois et l’exploitation débridée de la nature se poursuit. Parallèlement, la politique se vide de son contenu, les institutions perdent de leur sens et la sphère financière s’hypertrophie pendant que la dynamique du capitalisme s’étouffe. Une satrapie oligarchique pire que le capitalisme se profile à l’horizon. Vers quelle forme d’organisation sociale, politique et économique faut-il s’orienter pour s’éviter ce basculement dans un univers qui nierait foncièrement les valeurs éthiques et morales qui nous définissent en tant qu’êtres sociaux?
Ce bref essai tente de poser les balises d’une approche cohérente d’un tel défi. Il le fait en s’interrogeant d’abord sur le capitalisme d’où nous émergeons et sur la résurgence du libéralisme pur et dur, ensuite sur le capitalisme dans lequel nous nous retrouvons et finalement sur les possibilités qui s’offrent en vue d’une défense plus efficace des intérêts vitaux de toute la société et de la planète. Cet essai porte principalement sur les sociétés du capitalisme dit avancé, soit le centre du système.
Troisième partie : A quel capitalisme sommes nous arrivés ? [b]
Incertitude, insécurité et friabilité humaine
Chaque crise du système est porteuse de sa part de désagrégation sociale. Fruit du développement économique, et de l’enrichissement des nations clés du capitalisme, de même que des crises économiques et des circonstances historiques déjà mentionnées, le développement de l’État-providence a permis d’assurer une certaine stabilité sociale de ces nations. Les politiques sociales et la démocratisation de l’éducation ont contribué, entre autres, à compenser l’affaissement des solidarités familiales traditionnelles, en assurant une continuité du revenu aux plus âgés, aux inemployés ou aux inemployables.
Zygmunt Bauman, sociologue britannique d’origine polonaise et auteur notamment de Liquid Modernity28, considère qu’il s’est agi là d’une étape d’incrustation des individus dans des structures solides comme le régime de production industrielle ou des institutions démocratiques. En plus, ces structures étaient marquées par une forte tradition territoriale. Tout le contraire de ce qui est en train de se produire dans l’étape actuelle de l’évolution du système, où les dominants ne se reconnaissent plus aucune responsabilité dans l’administration d’un territoire.
Du point de vue de Bauman, nous serions ainsi plus près de la fin de la géographie que de celle de l’histoire. Grâce aux nouvelles technologies, l’élite mondiale s’est dégagée des difficultés qui se dressaient entre le proche et le lointain et s’est libérée de cette façon des obligations et des contraintes liées au territoire. Une différence grandissante s’est introduite de la sorte entre le pouvoir devenu global et la politique demeurée locale. Cette dernière peine de plus en plus à imposer des orientations et des objectifs, perdant graduellement l’efficacité de son action et semant ainsi l’incertitude. Et cette incertitude se traduit en insécurité chez les individus, d’autant plus que la prise en charge collective des risques individuels s’affaiblit, créant un climat incitateur à la recherche de solutions individuelles.
Si l’étape précédente peut être décrite comme celle d’une modernité solide, stable et répétitive, l’étape actuelle est celle d’une modernité liquide, flexible et versatile, illustrative du changement et de la transition. Une de ses caractéristiques est un individualisme exacerbé par l’instabilité et l’insécurité qui rend les relations précaires, transitoires et volatiles. À tout prendre, nous sommes dans une période dans laquelle les modèles et les structures sociales ne subsistent pas déjà suffisamment pour être enracinés et régir ainsi les coutumes des citoyens. La société n’est plus en mesure de leur offrir un horizon de sens défini une fois pour toutes. Comme Bauman nous le rappelle, les solides conservent leur manière d’être et persistent dans le temps: ils durent; tandis que les liquides sont des rapports et ils sont constamment transformés: ils coulent. Pensons ici à la déréglementation, l’assouplissement ou la libéralisation des marchés.
Dans un article consacré à cette modernité liquide et à la friabilité humaine29, le professeur Adolfo Vasquez Rocca, de l’université de Valparaiso (Chili), résume ainsi la pensée de Bauman sur la fragilité des liens humains: «L’incertitude dans laquelle nous vivons correspond à des transformations, comme l’affaiblissement des systèmes de sécurité qui protègent l’individu et la renonciation à la planification à long terme: l’oubli et le déracinement affectif sont présentés comme une condition de réussite. Cette nouvelle (in)sensibilité exige de la souplesse, de la fragmentation et le cloisonnement des intérêts et des personnes touchés, il faut toujours être prêt à changer de tactique, à abandonner les engagements et les loyautés. Bauman se réfère à la crainte de relations à long terme et la fragilité des liens de solidarité qui semblent se fonder uniquement sur les profits qu’elles génèrent. Bauman s’efforce de montrer comment la sphère du commerce imprègne tout et que les relations sont désormais mesurées en termes de coût et de bénéfice, comme de la liquidité dans le sens strictement financier du terme.»
Dans cet état d’esprit, les chômeurs n’apparaissent plus comme une armée industrielle de réserve, un potentiel à mettre s’il y a lieu en œuvre, mais comme une catégorie d’individus superflus, inutiles, des hors-jeu, des exclus. L’économie se porterait tellement mieux s’ils pouvaient disparaître. Mieux vaut donc cultiver l’art de tronquer les relations, de se déconnecter du désagréable, de se replier sur soi. Ce même état d’esprit mène aussi à devenir accro à la sécurité, sans jamais en être certain pour autant, dans une dynamique de la peur de la peur. Nous l’acceptons comme si c’était logique, ou du moins inévitable, tant et si bien que, selon Zygmunt Bauman, nous contribuons ainsi à «normaliser le statut d’urgence». Bref, un état d’esprit qui mène, si on se fonde sur les réflexions du philosophe et essayiste allemand Peter Sloterdijk, à un régime de sabotage social et à une logique de panique comme argument central de la politique.
Pour sa part, le politologue argentin Edgardo Mocca30 nous rappelle que dans le cas de son pays, et cela peut être valable pour le reste de monde, «la société actuelle est le résultat de l’ensemble d’expériences politiques qui se sont développées, au cours des quarante dernières années, dans le contexte d’un changement radical à l’échelle planétaire du monde du travail, social et culturel dans lequel nous vivons, un changement qui cache dans son noyau la question politique, la question du pouvoir».
En s’inspirant des idées de sociologues comme Richard Sennett ou de philosophes comme Horst Kurnitzky, il souligne que «le changement mondial est, avant tout, l’affirmation d’une nouvelle hégémonie culturelle et politique, celle d’un bloc social organisé autour des nouvelles formes de domination économique qui ont en leur centre le capital financier. Il s’agit du capital extraterritorialisé par excellence, celui qui n’a pas besoin des usines ni des concentrations de travailleurs, celui qui peut être déplacé sans limites à travers la planète. Ce n’est pas une simple domination, c’est une hégémonie parce qu’il a la capacité de former le bon sens prédominant, pas seulement par sa capacité indéniable de manipulation à travers des gigantesques agences de formation d’opinion, mais principalement parce que ce bon sens correspond à une manière nouvelle et distincte de vivre, dont l’essence est la dispersion, la désagrégation sociale, l’extrême individualisme. C’est la manière de vivre qui correspond au démantèlement de la société industrielle et salariale, à l’assouplissement des relations du travail, à l’affaiblissement des vieilles formes productives des fordistes et à l’apogée des services, mis à la disposition d’une impulsion consommatrice qui bouge dans une forme vertigineuse ».
Gilles Lipovetsky, sociologue, philosophe et essayiste français, décrit cette nouvelle manière de vivre et cette pulsion consommatrice vertigineuse comme relevant d’une nouvelle forme extrême d’individualisme, produit d’une société hypermarchande31 triomphante et issue du bouleversement permanent représenté par la privatisation élargie, l’érosion des identités sociales, la désaffection idéologique et politique, la déstabilisation des personnalités32. Privés de repères, les individus vivent seuls cette «désaffiliation» dans des sociétés perçues comme des «empires de l’éphémère»33. Lipovetsky qualifie cette nouvelle forme d’hyperindividualisme. Il la présente comme reposant sur cette valeur désormais centrale qu’est l’accomplissement personnel, mais comme menant aussi au narcissisme, à une mentalité du ici et maintenant, et à la difficulté de séparer les désirs superflus des besoins essentiels. Lipovetsky refuse cependant de confondre simplement individualisme et égoïsme. À la création d’un individualisme irresponsable par une société hyperconsommatrice, répondrait un mouvement d’individualisme responsable. Il souligne à cet effet l’existence d’un tronc commun de valeurs et l’importance du bénévolat.
Il reconnaît cependant que cet individualisme extrême vient consacrer l’éclatement du principe de la subordination de l’individuel aux règles rationnelles collectives. La notion de citoyen se retrouve ainsi diluée dans une infinie déclinaison d’intérêts minuscules, sous la poussée d’une recherche narcissique d’une identité propre. Il suffit de penser à ce sujet aux innombrables regroupements de toute nature surgis ces deux dernières décennies.
Bauman se penche aussi sur cette notion de citoyenneté. Il note que «victimes des pressions vers l’individualisation, les individus sont progressivement mais systématiquement dépouillés de l’armure protectrice de leur citoyenneté et expropriés de leur capacité et de leurs intérêts de citoyens. Dans ces circonstances, les possibilités que l’individu de droit se transforme en individu de fait, en quelqu’un qui contrôle les ressources indispensables d’une autodétermination authentique, sont de plus en plus lointaines. L’individu de droit ne peut pas se transformer en individu de fait sans d’abord se convertir en citoyen. Il n’y a pas d’individus autonomes sans une société autonome, et l’autonomie de la société exige une auto-constitution délibérée et réfléchie, quelque chose qui peut seulement être atteint par l’ensemble de ses membres ».
Sur le plan politique, ce qui saute aux yeux, c’est que toute cette évolution se traduit par un morcellement de l’espace social. On assiste ainsi à une fragmentation de l’intérêt public en une myriade de mini-intérêts et à une transformation des rapports entre l’État et des citoyens de plein droit en relations de service avec des citoyens-clients enfermés dans leur univers privé. Ce morcellement génère l’indifférence à autrui et rend encore plus ingrat un contexte déjà peu favorable aux initiatives inspirées par le principe de solidarité.
Une des pierres d’achoppement à cet égard réside dans le fait que la défense d’intérêts ainsi miniaturisés aboutit plus fréquemment au prétoire qu’à la tribune politique. Cela conforte une dynamique, déjà très perceptible dans bien des pays dits avancés, où le pouvoir judiciaire se retrouve à trancher de plus en plus souvent des enjeux sociétaux majeurs, évacuant de ce fait le débat public et toute participation démocratique.
Une autre pierre d’achoppement est la difficulté pour les dominés dans cette société liquide ou hypermoderne, mais qui demeure d’abord une société de classes, de se construire une identité sociale, une identité de résistance, une identité de mobilisation et de s’en servir comme raison d’agir et de se libérer ainsi des dérives identitaires religieuse ou ethnique dictées par l’insécurité, fruit vénéneux de la disparition des formes passées d’organisation sociale.
Une ploutocratie déconnectée du reste de la société
L’évolution en cours se traduit également par une régression démocratique. D’un scrutin à l’autre, les électeurs continuent de choisir leurs représentants, mais leur vote a-t-il beaucoup de prise sur les politiques menées ensuite par les instances élues? La nouvelle réalité fait que l’essentiel de ces politiques est désormais encadré par des dispositions régionales et internationales qui échappent à tout contrôle démocratique.
D’un traité ou d’un accord à l’autre, ces dispositions ont contribué à vider progressivement, mais avec constance, la démocratie de tout contenu autre que formel dans les pays qui se targuaient d’être les plus avancés sur ce plan. Elles l’ont fait en assurant l’hégémonie de la fonction marchande sur les autres fonctions sociales et en délégitimant du coup toutes les régulations politiques et sociales de ces nations, au nom des vertus de la liberté de la circulation des capitaux, des marchandises et des hommes. Pieux propos derrière lequel se dissimulait l’enjeu de la disparition de toute entrave à l’enrichissement et au pouvoir de ceux qui étaient déjà riches et puissants.
Marx a mis en lumière comment la bourgeoisie, comme force agissante, avait au XVIIIe et au XIXe siècle contribué à rompre avec l’ordre ancien, en substituant la logique contractuelle à celle des liens naturels. Il a aussi mis en lumière la tendance profonde du capitalisme à la concentration et à la financiarisation. Maintenant que nous sommes parvenus à un stade inégalé jusqu’ici de concentration du capital et le que le capitalisme d’aujourd’hui n’est plus du tout celui des années 1960, comment peut-on décrire la force agissante qui a fait jouer ce changement à son avantage, en accaparant tous les bénéfices de son action et en externalisant les risques et les pertes sur les populations? Cette force agissante récapitule sans doute bon nombre de traits de la bourgeoisie du XIXe siècle, mais elle possède aussi des traits qui lui sont propres et qui correspondent à la phase actuelle du développement du système.
David Rothkopff, un ancien sous-secrétaire au commerce dans l’administration Clinton, assimile cette force agissante à une nouvelle élite mondiale du pouvoir qu’il qualifie de superclasse dans son livre du même nom. La mondialisation est à la fois le creuset de sa formation et le vecteur de sa domination. Nous devons reconnaître, écrit-il, « que quelque chose de nouveau est en train de se produire, un déséquilibre énorme dans la répartition du pouvoir dans le monde, qui accorde une grande influence à des regroupements informels d’élites. Ces élites dépassent ou supplantent souvent les institutions du passé: gouvernements nationaux, systèmes légaux (…). Au cœur de cette nouvelle réalité, se trouvent les membres de la superclasse, des individus dont les décisions quotidiennes réorientent des flux massifs de capitaux entre les marchés, créent, disloquent ou éliminent des emplois dans le monde entier, déterminent la viabilité des programmes gouvernementaux et parfois des gouvernements; et jouent également un rôle essentiel dans le façonnement de l’ère planétaire (…). En outre, ces individus, en tant que groupe, en raison de leur influence, jouent un grand rôle dans la définition de la teneur de notre temps, déterminant quelles vues sont acceptables et quelles vues ne le sont pas, et quelles sont nos priorités. L’influence de cette superclasse transnationale est souvent amplifiée quand ses membres agissent dans les groupes tissés par des ententes d’affaires, des conseils d’administration, des mouvements d’investissement, d’anciens liens d’école, des adhésions de club, et d’innombrables autres occasions qui les transforment, sinon en ces comités conspirateurs de la légende, au moins en groupes passés maîtres dans l’avancement de leurs intérêts convergents34.»
Rothkopff avance qu’il a identifié environ six mille personnes qui correspondraient à sa définition de la superclasse, le critère principal étant «la capacité d’influencer régulièrement la vie de millions de personnes dans de nombreux pays à travers le monde». L’immense majorité de ces personnes est de sexe masculin, d’âge mûr, d’ascendance européenne et issue des meilleures institutions universitaires occidentales. Les grandes capitales, les grands hôtels et les grandes messes du capitalisme (Davos, Crans-Montana, etc.) sont leurs carrefours de rencontre. La nature exclusive des liens au sein de cette superclasse est bien illustrée par une citation éclairante dans le premier chapitre du livre, une observation d’ailleurs empruntée à un ancien haut fonctionnaire des Nations unies: «Quand on déambule dans les soirées de Davos, on se rend compte qu’on y connaît plus de gens que lorsqu’on se promène dans les parcs de nos villes respectives35.»
Un des grands traits caractéristiques des membres de cette «élite mondiale» est qu’ils considèrent leurs relations entre eux comme plus importantes que leurs liens avec leur pays d’origine et les gouvernements. Un autre trait caractéristique est que les membres de cette élite embrassent en très grande majorité le fondamentalisme du marché des «Chicago Boys», les disciples de Milton Friedman à l’Université de Chicago, mais dans la mesure seulement où les souffrances qu’il entraîne est le lot des classes inférieures. Ils résistent discrètement à toute réforme qui pourrait grignoter leur contrôle des leviers économiques. Malgré sa foi dans le capitalisme et ses attentes optimistes à l’égard des membres de cette nouvelle élite, Rothkoppf concède que «beaucoup parmi la superclasse sont trop proches de leurs intérêts et très loin de l’univers de la plupart des habitants de la planète36.»
Pour d’autres, la notion d’une élite mondiale déracinée tient du conte de fées pour école de commerce ou d’épouvantail pour les altermondialistes. Études empiriques à l’appui, Michael Hartman37 avance que «la classe mondiale paraît étonnamment allergique au cosmopolitisme. Aux États-Unis comme dans les grandes puissances économiques européennes et asiatiques, les entreprises les plus importantes sont presque toutes dirigées par des locaux. En moyenne, la proportion de dirigeants étrangers ne dépasse pas les 5%. Elle chute même à 2% si l’on écarte du tableau les hauts dirigeants provenant du même espace linguistique (et souvent culturel) que leur pays d’accueil, comme les Suisses et les Autrichiens en Allemagne ou encore les Irlandais, les Australiens, les Canadiens et les Sud-Africains au Royaume-Uni et aux États-Unis. Même au sein des multinationales les plus influentes du monde, le gratin se recrute de préférence chez soi.» Une des causes principales est que l’accès aux fonctions régaliennes de l’appareil économique dépend des structures locales de formation et de reproduction des élites.
Le seul réseau à caractère transnational est celui formé par les membres externes des conseils de surveillance. Les liens ainsi tissés relient presque exclusivement l’Europe anglo-saxonne et l’Amérique du Nord. Les pays d’Europe méridionale, le Japon et la Corée du Sud n’y occupent qu’une place insignifiante, tout comme la Chine, le Brésil, l’Inde ou la Russie.
Dans un ouvrage38 consacré à la dislocation sociale de la population blanche des États-Unis en deux classes principales, une supérieure et une inférieure, le sociologue américain Charles Murray montre comment la mécanique de la mobilité sociale s’est complètement grippée, au profit d’une nouvelle classe supérieure qualitativement différente de celles qui l’ont précédée, une élite cognitive qui reflète l’évolution du système.
Au sommet de cette élite se trouvent ceux qui exercent le pouvoir dans les domaines politique, économique et médiatique. Ils constituent l’élite restreinte qui comprend également les juges et les avocats qui influencent le cours de la jurisprudence constitutionnelle, les responsables qui décident comment les événements seront présentés dans les bulletins de nouvelles, les journalistes et chroniqueurs publiés dans les médias dominants et sur l’internet, les hauts dirigeants des entreprises majeures, des grandes institutions financières, des grandes fondations et des plus importants organismes à but non lucratif. Elle comprend aussi les producteurs, les réalisateurs et les scénaristes qui créent les films et les séries télévisées, les professeurs les plus influents des universités d’élite, et des administrateurs publics de haut niveau ainsi que des politiciens d’une certaine stature. Le nombre de ces individus s’élève certainement à moins de cent mille individus et peut-être même à seulement quelque dix mille.
À cette élite restreinte, le cercle intérieur en quelque sorte, s’ajoute une élite plus largement définie, le cercle extérieur, constituée essentiellement de personnes influentes au sein des villes et des régions (propriétaires des plus grosses entreprises locales, patron des médias locaux, médecins et avocats en vue, etc.). Les deux combinées représenteraient moins d’un million et demi personnes, soit un peu moins d’un demi-pour cent de la population du pays, dont la majorité se retrouve graduellement reléguée dans la classe inférieure, la classe moyenne se réduisant comme peau de chagrin.
Aux yeux de Charles Murray, la notion d’establishment ne suffit plus pour décrire cette nouvelle élite. Contrairement aux personnes arrivées, à un titre ou autre, au pouvoir dans le passé, et qui le plus souvent différaient assez considérablement entre elles, reflétant ainsi une certaine diversité sociale et culturelle, les membres de cette nouvelle élite sont plus uniformes en matière de goût, de préférences, et de culture Ils forment ainsi une véritable classe sociale qui se développe dans l’isolement du reste de la nation, aussi bien dans le choix du lieu de résidence que des institutions d’enseignement fréquentées, ou encore quant à la situation économique personnelle, la consommation de produits culturels ou la pratique politique. Cet isolement grandissant s’accompagne d’une ignorance croissante des conditions réelles dans lesquelles vit le reste de la population du pays sur lequel leur pouvoir exerce pourtant une telle emprise.
Murray note, en outre, que cette nouvelle élite a développé une véritable mainmise héréditaire sur les professions les plus intéressantes et les postes importants de direction, en ayant plus facilement accès aux universités prestigieuses, les facteurs d’ordre culturel, notamment, jouant à l’avantage des enfants de cette élite.
À ce propos, William Deresiewicz, un professeur de Yale, juge durement les universités américaines de prestige, dans son livre intitulé Excellent Sheep39. Il remet spécialement en question leur processus de sélection. Ces universités encouragent de milliers de jeunes de tout milieu à présenter leur candidature, quand en réalité elles sont à la recherche d’étudiants au profil bien défini. Le système d’admission semble respirer la méritocratie. Or, il n’en est rien. Les critères de sélection sont essentiellement calqués sur les caractéristiques des enfants de la classe moyenne supérieure, des enfants formés dès leur jeune âge à performer et à sauter les obstacles. Quant aux enfants des plus riches, Deresiewicz précise qu’ils peuvent être admis sans sauter quoi que ce soit.
Une fois admis, les exigences vont en redoublant et une vie de stakhanovistes attend les étudiants. Ils sont rapidement amenés à accepter, sous la pression d’une concurrence futile et dénuée de tout soupçon d’humanisme, des activités accaparantes, onéreuses en temps et en énergie, comme première condition de leur vie future de leaders.
Le même auteur rappelle, cette fois dans un article publié dans The American Scholar40, que la façon des institutions supérieures de traiter les étudiants les prépare en fait à leur future position sociale. Dans des institutions comme l’université d’État de Cleveland, moins prestigieuses, ils sont entraînés à occuper des positions intermédiaires dans le système de classes, quelque part dans une obscure bureaucratie. Ils sont conditionnés pour des vies qui n’offriront pas trop de secondes chances ou de possibilités d’avancement ou encore d’ouverture sur de nouveaux horizons; des vies marquées par la subordination et rythmées par la supervision et le contrôle; des vies balisées par des échéanciers plutôt que par des lignes directrices souples. Dans des institutions comme Yale, c’est l’inverse évidemment.
Plus attentif aux manifestations de la concentration du capital et de la financiarisation de l’économie, Samir Amin préfère parler de ploutocratie, le gouvernement des riches, par les riches, pour les riches. Dans un article41 paru dans la revue Marianne, en septembre 2008, il établit un lien direct entre la centralisation du capital et la dérive ploutocratique qui sape les fondements de la vie en société. «Le capitalisme aujourd’hui est tout autre chose. Une poignée d’oligopoles occupent seuls toutes les hauteurs dominantes de la gestion économique nationale et mondiale. Il ne s’agit pas d’oligopoles strictement financiers, mais de groupes au sein desquels les activités de production de l’industrie, de l’agrobusiness, du commerce, des services et évidemment les activités financières (dominantes au sens que le système est dans son ensemble «financiarisé», c’est-à-dire dominé par les logiques financières) sont étroitement associées. Il s’agit d’une «poignée» de groupes: une trentaine de gigantesques, un millier d’autres, guère plus. Dans ce sens, on peut parler de ploutocratie, même si ce terme peut inquiéter ceux qui se souviennent de son usage abusif par les démagogues du fascisme.
Cette ploutocratie de groupes domine la mondialisation en place, qu’elle a d’ailleurs elle-même véritablement façonnée (pour ne pas dire fabriquée) en fonction de ses seuls stricts intérêts.»
Elle commande les marchés financiers mondialisés et «détermine le taux de l’intérêt qui lui permet d’opérer à son profit un prélèvement massif sur la plus-value produite par le travail social, comme – largement – les taux de change qui lui conviennent.»
Le reste de l’économie n’a d’autre choix que de suivre et de s’ajuster en permanence aux stratégies déployées par la ploutocratie. Cette situation est nouvelle, qualitativement différente de celle qui a caractérisé le capitalisme historique dans les phases antérieures de son développement. Le marché invoqué par les économistes conventionnels n’existe plus. Il est une farce véritable.
Finalement, pour Amin, et cela peut servir de conclusion à cette section, le paradoxe majeur est que «des opinions qui se pensent sincèrement démocratiques ne voient pas la contradiction flagrante entre la gestion du monde par la ploutocratie en place et les principes fondamentaux de la démocratie. En fait, le nouveau capitalisme ploutocratique des oligopoles financiarisés est l’ennemi de la démocratie, fut-elle bourgeoise, qu’elle vide de tout contenu. Cette déconstruction de la démocratie bourgeoise, en cours, est poursuivie d’une manière tout à fait systématique par la classe politique dirigeante». On peut penser ici au rapport de la Commission trilatérale intitulé The Crisis of Democracy42, rédigé, en 1975, par Samuel Huntington (Harvard), Joji Watanuki (Université Sophia,Tokyo) et Michel Crozier (Centre de Sociologie des Organisations, Paris)
Alberto Rabilotta et Michel Agnaïeff
28 Zygmunt Bauman, Liquid Modernity , Polity Press with Blackwell Publishing Ltd, Cambridge UK, 2000
29 Adolfo Vasquez Rocca, « Modernidad líquida y fragilidad humana; de Zygmunt Bauman a Sloterdijk », http://www.observacionesfilosoficas.net/n6rof2008.html
30 Edgardo Mocca, « Los medios en discusion », http://www.pagina12.com.ar/diario/elpais/1-239496-2014-02-09.html
31 G. Lipovetsky (et Sébastien Charles), Les temps hypermodernes, Paris, Grasset, 2004
32 G. Lipovetsky, L’ère du vide. Essai sur l’individualisme contemporain , Paris, Gallimard, 1993
33 G. Lipovetsky, L’empire de l’éphémère, La mode et son destin dans les sociétés modernes, Paris, 1987
34 David Rothkopf, Superclass-The Global Power Elite and the World they are making,Toronto, Penguin Canada, 2008
35 ibidem
36 ibidem
37 Michael Hartman, art. « Le mythe de la classe globale », Le Monde diplomatique, août 2012
38 Charles Murray, Coming Apart, The State of White America 1960-2010 , New York, Crown Forum, 2012
39 William Deresiewicz, Excellent Sheep, the Miseducation of the American Elite, Free Press, august 2014
40William Deresiewicz, « The Disadvantages of an Elite Education », The American Scholar, Summer 2008
41 Samir Amin, « La nouvelle ploutocratie née de la mondialisation », Marianne, septembre 2008
42 Trilateral Commission, The Crisis of Democracy , New York, University Press, 1975
Chapitre précédent… A quel capitalisme sommes nous arrivés? [a]
A Suivre…Quatrième partie: Le chemin se trace en marchant