Par Justin Mikulka – Le 4 mai 2018 – Source DeSmog
L’industrie américaine du pétrole de schiste saluée comme une « révolution » a brûlé 250 milliards de dollars de plus que ce qu’elle a rapporté au cours de la dernière décennie. Il s’agit d’une entreprise de destruction d’argent d’une ampleur épique.
En septembre 2016, le service de notation financière Moody’s a publié un rapport sur les compagnies pétrolières américaines, dont beaucoup souffraient de la chute massive des prix du pétrole. Moody’s a constaté que « le coût financier de la crise pétrolière ne peut être qualifié que de catastrophique », en particulier pour les petites entreprises qui ont contracté d’énormes dettes pour financer la fracturation dans des formations de schistes lorsque les prix du pétrole étaient élevés.
Et même si les sociétés de schistes ne réalisent toujours pas de bénéfice, Wall Street continue de prêter plus d’argent à cette industrie tout en vantant ces sociétés comme de bons investissements. Pourquoi les investisseurs feraient ça ?
David Einhorn, investisseur vedette de fonds de couverture et fondateur de Greenlight Capital, a qualifié l’industrie du schiste argileux de « farce ».
« Une entreprise qui brûle de l’argent et qui ne croît pas, cela ne vaut rien », a déclaré M. Einhorn, qui va souvent à contre-courant du monde financier.
Les investisseurs ne sont-ils pas censés se concentrer sur l’investissement dans des entreprises rentables ? Bien qu’en théorie, oui, la réalité est tout à fait différente pour des industries comme le pétrole de schiste et l’habitation.
Si la crise financière américaine de 2008 a révélé quelque chose, c’est que Wall Street ne se soucie pas de faire un « deal merdique » quand il s’agit de profits et de bonus pour ses traders et cadres, malgré leurs rôles dans le crash.
Wall Street fait de l’argent en facilitant les transactions comme un bookmaker de Vegas fait de l’argent en prenant des paris. Comme le dit le dicton à propos de Las Vegas : « La maison gagne toujours ». Ce qui est vrai pour les casinos et les jeux de hasard est également vrai pour Wall Street.
Wall Street est à l’origine de la crise financière de 2008, et certains de ses architectes en ont personnellement profité. Cependant, alors que quelques cadres en ont bien profité, le résultat a été une baisse de l’emploi de 8,8 millions de personnes, et selon Bloomberg News en 2010, « à un moment donné l’an dernier [2009], les États-Unis avaient prêté, dépensé ou garanti jusqu’à 12 800 milliards de dollars pour sauver l’économie ».
JP Morgan (ainsi qu’une grande partie de Wall Street) ont eu besoin d’importantes sommes d’argent sous forme de renflouements pour survivre aux retombées de tous les mauvais prêts accordés, qui ont provoqué la crise du logement. Est-ce que JP Morgan s’abstient d’accorder des prêts à l’industrie du schiste argileux ? Non. Bien au contraire.
Comme le montre ce graphique sur les banques qui prêtent de l’argent à la société de shale EOG Resources, sous forme de renflouement, alors que tous les grands acteurs de Wall Street sont sur le coup, JP Morgan a pris les plus gros paris.
Pour comprendre pourquoi JP Morgan et le reste de ces banques prêteraient de l’argent à des sociétés travaillant dans le schiste qui continuent de le perdre, il est important de comprendre le concept de jeu de « la commision ». Merriam-Webster le définit comme « une charge prise (comme par un bookmaker ou une maison de jeu) sur les paris ».
Wall Street gagne de l’argent en prenant une part de l’argent des autres. Pour une maison de jeu, peu importe si tout le monde gagne de l’argent ou en perd, tant que la maison reçoit sa part – sa com, comme on l’appelle dans le monde financier – des frais de gestion.
Comprendre ce concept permet de comprendre pourquoi les investisseurs ont prêté 250 milliards de dollars à l’industrie du schiste, qui les a brûlé. Si vous prenez des commissions sur 250 milliards de dollars, vous avez une grosse pile d’argent. Et même si ces compagnies pétrolières peuvent toutes faire faillite, Wall Street ne rend jamais les commissions.
Trent Stedman de la société d’investissement Columbia Pacific Advisors LLC a expliqué au Wall Street Journal à la fin de 2017 pourquoi les producteurs de schistes continueraient à forer plus de puits même si les sociétés saignent de l’argent sur chaque baril produit :
Certains diraient : nous savons que c’est une mauvaise économie, mais c’est ce que veut The Street.
Et « The Street » obtient généralement ce qu’elle veut, même lorsqu’il est clair que prêter de l’argent à des sociétés dans le pétrole de schistes qui perdent de l’argent depuis une décennie et qui sont déjà très endettées est « une mauvaise économie ». Mais les primes de Wall Street sont basées sur le montant des « frais » qu’un employé peut apporter à la banque. Plus les frais sont élevés, plus la prime est élevée. Et plus de prêts – même ceux qui sont clairement mauvais sur le plan économique – signifient beaucoup plus de frais.
Les sociétés pétrolières de schistes sont les « créatures des marchés financiers »
En 2017, le « légendaire » responsable de fonds spéculatif Jim Chanos a qualifié les sociétés pétrolières de schistes de « créatures des marchés financiers », ce qui signifie que sans l’argent de Wall Street, elles n’existeraient pas. Chanos a également déclaré publiquement qu’il vendait à découvert les actions du géant pétrolier de schiste argileux Continental Resources, car l’entreprise ne peut même pas gagner assez d’argent pour payer les intérêts sur ses prêts.
Et il marque un point. En 2017, Continental Resources a dépensé 294,5 millions de dollars en remboursement d’intérêts, ce qui représente environ 155 % de son revenu net ajusté de 2017. Lorsque vous ne pouvez même pas payer les intérêts sur vos cartes de crédit, vous êtes fauché.
Et pourtant, en 2017, les capitaux des investisseurs continuaient d’affluer, Continental Resources faisant partie de ceux qui se sont endettés auprès de Wall Street pour un autre milliard de dollars.
En 2017, les sociétés américaines [d’exploration et de production] ont levé plus d’obligations que jamais depuis le début de l’effondrement des prix en 2014, avec des émissions d’environ 60 milliards de dollars, soit près de 30% de plus qu’en 2016, selon Dealogic. Les grandes sociétés comme Whiting Petroleum, Continental Resources, Southwestern, Noble, Concho et Endeavor Energy Resources ont chacune levé 1 milliard de dollars ou plus au cours du second semestre de 2017.
Quel est l’ampleur du problème que pose le prêt d’argent à une industrie qui brûle des milliards de dollars et s’endette ? Il est si gros que le PDG de la compagnie de schistes Anadarko Petroleum blâme Wall Street et demande à ses entreprises d’arrêter de prêter de l’argent à l’industrie du pétrole de schistes. Oui, c’est bien vrai.
En 2017, Al Walker, PDG d’Anadarko, a déclaré lors d’une conférence d’investisseurs que les investisseurs de Wall Street étaient le problème :
Le plus gros problème auquel notre industrie est confrontée aujourd’hui, c’est vous. Vous pouvez nous aider à nous aider nous-mêmes. C’est un peu comme aller aux alcooliques anonymes. Tu sais, on a besoin d’un partenaire. Nous avons vraiment besoin que la communauté financière fasse preuve de discipline.
Le Wall Street Journal rapporte que Walker affirme : « Wall Street est devenu un catalyseur qui pousse les entreprises à accroître leur production à tout prix, tout en punissant ceux qui essaient de vivre selon leurs moyens. »
Imaginez vous supplier les banques d’arrêter de vous prêter de l’argent. Et d’être ignoré.
La production croissante à tout prix est l’histoire de la « révolution » du schiste argileux. Le coût financier payé jusqu’à présent a été de plus de 280 milliards de dollars que l’industrie a dépensés – de l’argent que ses entreprises ont reçu de Wall Street et, malgré le plaidoyer d’Al Walker, continuent de recevoir.
The Economist résume la situation en 2017 :
Elle [l’industrie du schiste] a brûlé de l’argent, que le prix du pétrole soit à 100 $, comme en 2014, ou à environ 50 $, comme il l’a été au cours des trois derniers mois. Les 60 plus grandes entreprises ont utilisé en moyenne 9 milliards de dollars par trimestre au cours des cinq dernières années.
Les prix plus élevés du pétrole sont maintenant présentés comme le sauveur de l’industrie, mais, comme l’a fait remarquer The Economist, l’industrie du schiste perdait de l’argent même lorsque le prix du pétrole était à 100 $ le baril.
Pourtant, Wall Street continue de donner de l’argent à l’industrie du schiste et l’industrie du schiste continue de le perdre à mesure qu’elle augmente sa production. Pour être clair, cet arrangement rend les PDG des sociétés de schistes et les prêteurs financiers très riches, c’est pourquoi la tendance devrait se poursuivre. Et c’est pourquoi le PDG de Continental Resources, Harold Hamm, continuera de répéter le mythe selon lequel son industrie fait de l’argent, comme il l’a dit à la fin de 2017 :
Quiconque laisse entendre qu’il n’y a pas eu beaucoup d’expansion et de création de richesse dans cette industrie grâce au forage horizontal et à toute la technologie développée ces dix dernières années, je veux dire, c’est tout à fait ridicule.
Personne ne contestera que Hamm et ses partenaires à Wall Street ne sont pas extrêmement riches. C’est ce qui s’est produit malgré la perte de sommes d’argent épiques par l’entreprise de Hamm et le reste de l’industrie de l’emballage. La même année où Hamm a fait cette déclaration, son entreprise ne pouvait même pas couvrir ses remboursements d’intérêts. Pour mettre les choses en perspective, Continental Resources ne pouvait même pas faire l’équivalent du paiement minimum sur sa carte de crédit.
Surveillez ce que fait l’industrie, pas ce qu’elle dit
La hausse des prix du pétrole permet d’avancer plus d’histoires sur la façon dont 2018 sera l’année où l’industrie du schiste argileux réalisera enfin des profits. Harold Hamm l’appelle l’« année de rupture » de Continental Resources. Il est intéressant de voir comment le fait de ne pas perdre d’argent pendant un an est considéré comme une « année exceptionnelle » dans l’industrie du schiste argileux.
Comme indiqué dans DeSmog, l’industrie a certainement bénéficié d’un énorme coup de pouce avec la récente loi fiscale, ce qui aidera les finances à court terme de ses entreprises. À elle seule, Continental Resources a bénéficié d’un allégement fiscal de 700 millions de dollars.
Des rapports récents dans la presse financière détaillent comment la nouvelle approche dans l’industrie du schiste argileux sera de se concentrer uniquement sur la production rentable de pétrole, et pas seulement sur la production de plus de barils à perte. Comme l’a dit le Wall Street Journal dans un gros titre : « Wall Street dit aux Frackers d’arrêter de compter les barils, de commencer à faire des profits ».
Dans cet article, le PDG de Continental, M. Hamm, assure qu’il est d’accord avec cette nouvelle approche en disant : « Vous prêchez vraiment à la chorale ».
Mais Continental a-t-elle réellement adopté cette nouvelle approche de responsabilité et de restriction financières ?
Pas tant que ça.
L’entreprise de fracturation semble avoir fait le contraire, augmentant la production à des niveaux records, tout comme le reste de l’industrie du schiste argileux. Continental a récemment annoncé son intention de forer 350 nouveaux puits à un coût estimé à 11,7 millions de dollars par puits, ce qui représente plus de 4 milliards de dollars en coûts totaux pour ces puits. La société détient actuellement plus de 6 milliards de dollars de dettes et moins de 100 millions de dollars de liquidités.
Comment Continental financera-t-elle ces nouveaux puits ? Hamm a promis qu’à l’avenir, il n’y aurait « absolument aucune nouvelle dette ». Continental les financera peut-être en vendant des actifs parce que sans dettes supplémentaires, Continental n’a pas l’argent pour financer ces nouveaux puits. Cependant, si le passé est un prélude à l’avenir, Wall Street prêtera volontiers à Continental autant d’argent qu’il le souhaite.
Pourquoi Hamm dirait-il une chose et en ferait-il une autre ? Eh bien, il a personnellement accumulé des milliards de dollars alors que sa société en brûlait tout autant.
Malgré le fait qu’il a mené Continental sur une autre année de perte d’argent en 2017, Hamm a reçu une grosse augmentation.
Note du Saker Francophone Cet article est tiré d'une série : L’industrie du schiste argileux creuse plus de dettes que de bénéfices.
Traduit par Hervé, relu par Cat pour le Saker Francophone