Par Philippe Grasset – le 28 janvier 2015 Source Dedefensa
On a vu ce que nous percevons comme l’alarme considérable que le succès du groupe RT (Russia Today) provoque au sein du bloc BAO [Bloc Américaniste-Occidentaliste], et surtout chez les anglo-saxons qui se jugent en général, d’une manière qu’ils prétendraient presque sincèrement objective tant ils sont touchants dans leur conviction, comme étant de très loin les maîtres de la communication. (Voir le 23 janvier 2015 et le 24 janvier 2015.) Le débat, aux USA toujours, continue, cette fois avec une voix inattendue pour défendre l’installation et la diffusion de RT aux USA, selon l’argument que l’influence et la diffusion de RT sont négligeables et sans effet réel d’influence. Cette “voix inattendue”, c’est celle de Victoria Nuland, meneuse de l’importante faction neocon/R2P au département d’État et particulièrement mise en vedette dans les entreprises extérieure de subversion des USA, particulièrement en Ukraine où elle fut la principale architecte du putsch US de février 2014. L’argument de Nuland est que RT n’ayant qu’une influence négligeable, ne présente aucun danger dans le système de la communication aux USA, et dans ce cas il faut appliquer le principe de la “liberté d’expression”, présenté constamment comme un droit fondamental constitutif de la spécificité de l’américanisme.
Bien entendu, cette intervention dans ce sens, de la part d’une des voix les plus extrémistes et les plus antirusses au sein de l’administration US sera perçue comme très surprenante sinon incompréhensible (sauf pour les partisans des manœuvres complotistes qui vont explorer quelle sorte de complot Nuland est en train de machiner). Bien entendu encore, RT donne une place de première importance à cette intervention, le 28 janvier 2014.
«Du fait de son “audience microscopique,” RT ne présente aucun danger et devrait être autorisé à demeurer dans l’espace médiatique étatsunien où foisonne une “information dynamique et sincère,” a déclaré Victoria Nuland du Département d’Etat. Mais d’autres officiels étatsuniens considèrent RT comme un “défi” dans la guerre médiatique. “Il suffit de constater la minuscule, minuscule audience de RT aux Etats-Unis pour comprendre ce qui arrive quand on diffuse des mensonges dans un espace médiatique où foisonne une information dynamique et sincère,” a dit la personne qui pilote la politique de Washington en Europe de l’est, au cours d’une session de questions et réponses à l’Institut Brookings.
»Pendant cette session qui était presque entièrement consacrée au conflit en cours en Ukraine, elle a aussi accusé RT et d’autres médias russes de diffuser “des mensonges sur qui est responsable de la violence” dans la région. Quand on lui a demandé si RT America – une station spécifique lancée en 2010 par le siège de RT à Moscou – devait être bannie, Nuland a affirmé que ce n’était pas nécessaire. Nous croyons à la liberté d’expression et à la liberté de la presse dans ce pays. La question que nous posons aux Russes, c’est pourquoi avez-vous si peur de la diversité d’opinion dans votre propre espace?” a-t-elle dit devant le public réceptif du think-tank de Washington.»
Le texte de RT qualifie l’attitude de Nuland de “tactique dépassée”, celle qui fut employée lors des débuts de RT. Aujourd’hui, comme l’on sait, un certain nombre d’experts et d’officiels sont d’avis que RT fait peser une grave menace sur le monopole d’information évidemment proaméricaniste et conforme à la narrative de la direction-Système qui régnait sans concurrence jusqu’à son intrusion aux USA. RT cite quelques faits et chiffres nouveaux substantivant cette position…
• Une enquête statistique dans les sept plus grandes villes des USA effectuée l’année dernière montre que RT est le réseau international d’information le plus regardé dans ces villes, distançant largement CNN, la BBC, Aljazeera-USA et EuroNews.
• Les chiffres généraux d’audience sont impressionnants et dépassent ceux de tous les autres groupes de communication, faisant sans aucun doute de RT le premier réseau du monde en termes d’audience. Ses canaux YouTube sont les premiers de tous les réseaux d’information internationaux à avoir dépassé successivement un milliard puis deux milliards de visions cumulatives, le deuxième record datant de décembre 2014. La page Facebook de RT atteint 2,3 millions d’appréciations “likes” tandis que le site RT.com du groupe enregistre en moyenne un trafic de plusieurs dizaines de millions de “pages vues” chaque mois.
L’intervention de Nuland est du plus grand intérêt et nous aurions tendance à écarter les explications de “tactique dépassée” qu’offre le texte de RT, ainsi bien entendu que les vagues hypothèses complotistes. Nous ne pensons pas que Nuland agit d’une façon faussaire, c’est-à-dire en connaissant la réalité de la puissance extraordinaire de RT et choisissant de la dénier, mais au contraire elle intervient en l’ignorant complètement. Certes, il y a une part de réflexe intellectuel (type pavlovien) parce que tout ce qui est russe est par définition dépassé, obsolète, médiocre dans les activités sophistiqués de l’information, bref barbare du point de vue postmoderniste et américaniste ; mais également et surtout, il y a une “information” qui lui est destinée, qui confirme (en la justifiant et la renforçant) cette attitude de déni par mépris… Nous sommes donc plutôt et très nettement inclinés à penser que l’intervention de Nuland illustre une conviction, c’est-à-dire une sincérité de l’analyse.
Évidemment, cette situation, psychologique encore plus qu’intellectuelle puisque toute entière déterminée par la perception, est nourrie par les procédés d’information des responsables universellement employés aujourd’hui au sein du bloc BAO. Nous l’avons déjà signalé et nous insistons là-dessus comme un phénomène d’une importance fondamentale. La communication et les informations qui parviennent aux responsables, de la part des services d’information, de communication, de renseignement, etc., sont toutes soigneusement “travaillées”, – orientées, interprétées, sélectionnées, etc. — pour correspondre aux points de vue et analyses de ces responsables politiques auxquels ils sont destinés. Nous ajouterions même, également comme un fait fondamental, que ces sources d’information (conseillers en communication, services de renseignement) sont elles-mêmes orientées par leur propre conviction que l’interprétation qu’elles font parvenir aux responsables politiques est la bonne et correspond à la réalité, et tous leurs choix et leurs propres sources d’information sont conditionnés par cette attitude qui fait conclure qu’elles-mêmes (ces sources alimentant les responsables politiques) sont sincèrement partie prenante dans cette alimentation de la narrative, et nullement animées principalement par le souci hiérarchique de plaire aux dirigeants politiques (même si cela entre en ligne de compte, mais simplement en renforçant la conviction). Pour elles, comme pour les responsables politiques en général, la réalité c’est la narrative et non les diverses “vérités de situation” qu’il s’agit de déterminer.
Alors, dira-t-on, pourquoi cette disparité d’appréciation sur RT, entre les Nuland & Cie et certains milieux, notamment américanistes, qui, au contraire, perçoivent RT selon sa situation réelle de première source d’information et d’influence dans le monde ? Parce que ces appréciations-là viennent des milieux professionnels de l’information, sensibles à la concurrence professionnelle, où ce sont d’abord les performances de communication, statistiques, perception, etc., qui comptent, et en cette matière RT impressionne incontestablement le monde de la communication du bloc BAO du point de vue technique et professionnel ; et comme ce monde de la communication est souvent conduit à déléguer certains de ses dirigeants vers des postes politiques de communication sans passer par le “blanchiment” des conseillers en narrative concernant ce cas de RT et de leur monde professionnel, leurs positions sont complètement différentes, – dans tous les cas au début de leur incursion politique, puisque souvent, ensuite, ils rentrent dans le rang de la narrative. (Par exemple, la plus violente attaque contre RT, qui en fait une menace équivalente à celle de ISIS, vient de Andrew Lack [voir le 24 janvier 2015], nouveau patron du BBG qui est un organisme du pouvoir US mais sans engagement bureaucratique précis, ni du département d’État, ni du Congrès, etc. Lack vient directement de la présidence de CBS et, par conséquent, amène avec lui cette vision de RT par les professionnels… Et l’on a vu que le département d’État, conformément à la vision de Nuland, a contesté cette appréciation, d’ailleurs avec une certaine condescendance caractéristique des gens “qui savent”. Quant à Kerry, c’est plutôt le flip-flop de l’opportunisme indifférent, dénonçant un jour RT comme cette menace terrible, l’écartant un autre jour comme sans intérêt, à la manière de son intervention récente auprès de Lavrov qui protestait contre le discours d’Obama à l’ONU de septembre 2014 classant la Russie comme la “deuxième menace mondiale” après Ebola et avant ISIS, et Kerry disant “laissons cela, ça n’a pas d’importance, ce n’est qu’un discours, maintenant passons aux choses sérieuses”.)
On observera que, d’une façon générale, ce type de situation où le bloc BAO est dans sa narrative et n’entend point en sortir est une chance considérable pour RT, dans la mesure où le groupe russe devrait de ce fait aisément échapper à toute action de censure ou d’interdiction. En effet, dans le chef de Nuland, et là encore avec sincérité, la “liberté d’expression” (le fameux Premier Amendement sur le free speech) ne peut être écorné pour le cas de RT dès lors que ce cas est jugé dérisoire. Même une Nuland croit réellement à la nécessité de cette politique “libérale” et c’est bien dans cette arbre touffue et vivace de références véridiques nées d’une croyance sincère au milieu d’une forêt luxuriantes d’inventions, de fausses perceptions, de mensonges innocents et délibérés, d’affirmations absolument faussaires mais elles aussi complètement sincères, que se trouve la beauté sublime de la situation-Système. Nous n’avons pas affaire à des Machiavel, à des faussaires professionnels, à des propagandistes vicieux et maléfiques sachant parfaitement ce qu’ils font en fait de tromperies infâmes mais à des croyants absolutistes dont la croyance est née d’un déséquilibre pathologique de la psychologique, entre idéologie et politique infâme de la puissance idéalisée ; croyance sans l’ombre d’un doute et sans imaginer une seconde l’infamie, parce qu’avec l’espèce de pureté du croyant, gens absolument sincères dans leurs croyances folles et aussi dans les conséquences de ces croyances folles qui rencontrent parfois des positions qui sont paradoxalement complètement favorables à leurs adversaires. Leurs tromperies et leurs montages ont la candeur complète de leurs affirmations complètes des grands principes de l’américanisme dont on dirait curieusement qu’ils sont simplement “de principe” et rien d’autre, qui peuvent être retournés contre eux dans un gracieux et superbe mouvement de “faire aïkido”. Ainsi le désordre washingtonien fort bien illustré par ce cas devient-il hyper-désordre par inversion (voir le 17 décembre 2014, paragraphe « Du désordre global à l’hyper-désordre global»).
RT peut dormir sur ses deux oreilles et saccager le rangement bien symétrique de la communication US et du bloc BAO à son avantage, avec ses vérités de situation et ses moqueries des absurdités infantiles de la narrative. RT est sous la divine protection du Premier Amendement.
Traduction des parties en Anglais : Dominique Muselet