Par Peter Turchin − Le 20 avril 2025 − Source Cliodynamica

Crédit Image : Nicolas Ortega
J’ai eu la « chance » de vivre deux révolutions. La première m’a pris complètement par surprise. Lorsque j’ai quitté l’URSS en 1977, cet État, l’une des deux superpuissances mondiales, semblait totalement monolithique et imprenable. Toute dissidence interne avait été réprimée, apparemment pour de bon (l’exil de mon père faisait partie de cette répression). L’autre superpuissance, les États-Unis, semblait en difficulté, subissant les répercussions de la défaite au Vietnam, de la crise énergétique et du marché baissier des années 1970. Pourtant, à peine quatorze ans plus tard, c’était l’URSS qui avait disparu.
Au cours des années 1980, les États-Unis ont repris pied et, après l’effondrement de l’Union soviétique, ils ont connu une période d’hégémonie mondiale sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Mais lorsque, au début des années 2000, j’ai commencé à étudier l’effondrement des États dans les sociétés du passé, j’ai commencé à comprendre que, malgré les apparences, l’Amérique avait déjà parcouru un long chemin sur la voie de la crise.
En 2010, lorsque la revue scientifique Nature a demandé à plusieurs scientifiques leurs prévisions pour la décennie à venir, j’ai écrit que « la prochaine décennie sera probablement une période d’instabilité croissante aux États-Unis et en Europe occidentale ». Au cours des années suivantes, j’ai donné de nombreuses conférences universitaires et accordé de nombreuses interviews, dans lesquelles j’ai expliqué d’où venait cette prévision : de la nouvelle science transdisciplinaire de l’histoire que mes collègues et moi avons appelée « cliodynamique ». Les universitaires et les journalistes scientifiques semblaient intéressés – à ce moment-là, j’avais accumulé un corpus assez important de modèles et de données –, mais je sentais chez eux une incrédulité palpable.
Cela ne me dérangeait pas. Je n’étais moi-même pas du tout certain que cette prédiction serait exacte. Après tout, cette prévision provenait d’une théorie scientifique, et nous savons tous que même les plus belles théories peuvent être fausses. Je considérais (et je considère toujours) ma prévision, faite en 2010, non pas comme une prophétie sur ce qui allait nécessairement se passer en 2020, mais comme une prédiction scientifique dont le but était de tester empiriquement la théorie (plutôt que de prédire l’avenir). Je l’ai expliqué dans un article de blog publié en 2013, intitulé « Scientific Prediction ≠ Prophecy » (Prédiction scientifique ≠ prophétie).
Et pourtant, au fil des années, j’ai vu comment divers indicateurs, qui dans le passé avaient été des précurseurs fiables de crises, continuaient d’évoluer de manière de plus en plus alarmante. J’ai également découvert de nouveaux types de données qui confirmaient et enrichissaient cette théorie. Très tôt, j’ai découvert les travaux d’Edward N. Wolff, dont les données sur la richesse des ménages montraient que le nombre de décamillionnaires (ménages disposant d’au moins 10 millions de dollars après inflation) avait été multiplié par dix au cours des quatre dernières décennies. Une surproduction de l’élite à tous les niveaux !
Une autre révélation choquante a été la recherche d’Anne Case et Angus Deaton sur les « morts du désespoir ». Il n’est peut-être pas surprenant que, tandis que les riches s’enrichissaient, les pauvres s’appauvrissaient de plus en plus.
Puis vint 2016. Contrairement à la psychohistoire d’Asimov, la cliodynamique ne tente pas de faire des prédictions sur les individus. Elle s’intéresse uniquement aux tendances structurelles qui se développent lentement sous la surface d’une politique quotidienne controversée, à l’image des grands courants qui agitent les profondeurs de l’océan. (Pour en savoir plus sur la psychohistoire, consultez mon article de blog de 2012). Ainsi, lorsque j’ai publié mes prévisions en 2010, je n’avais bien sûr aucune idée de qui était Donald Trump ni du rôle qu’il allait jouer. Mais ce qui s’est passé en 2016, à savoir la montée au pouvoir d’une contre-élite qui a canalisé le mécontentement d’une population appauvrie, est, en termes structurels, ce qui se produit toujours lors des grandes révolutions.
À l’aube de 2020, il était temps de faire une évaluation rétrospective de la pertinence de mes prévisions de 2010. Je me suis associé à mon collègue russe, Andrey Korotayev, pour examiner la dynamique de mesures de l’instabilité sociopolitique telles que les manifestations antigouvernementales et les émeutes violentes. Nous avons examiné ces données pour plusieurs grands États occidentaux : États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne, Espagne, etc. Nous avons constaté qu’avant 2010 (date à laquelle les prévisions ont été faites), la fréquence de ces événements instables était en baisse (après avoir atteint des pics dans les années 1960 et 1970, selon les pays). Ainsi, les prévisions de 2010 n’étaient pas simplement une extrapolation linéaire des tendances actuelles. Au contraire, elles prédisaient un renversement de tendance. Et c’est précisément ce que les données ont montré (voir les graphiques dans l’article).
Nous avons soumis cet article à PlosOne début 2020. Puis l’histoire s’est accélérée. Au moment où l’article a été accepté, les États-Unis étaient frappés de plein fouet par la pandémie, l’affaire George Floyd et un long été de mécontentement. La version publiée de notre article a dû inclure un long post-scriptum reflétant ces développements.
Un autre tournant s’est produit plus tard en 2020, lorsque les élites au pouvoir se sont mobilisées et ont réussi à évincer Donald Trump. Si l’« assaut du Capitole » du 6 janvier 2021 a choqué la nation et le monde entier, de nombreux commentateurs ont conclu hâtivement que les choses allaient désormais revenir à la normale. Je n’étais pas d’accord.
Dans mon livre End Times (publié en 2023, mais dont la version finale a été achevée en 2022), j’ai souligné que les facteurs structurels d’instabilité – la pompe à richesse, la paupérisation de la population et la surproduction/le conflit au sein de l’élite – étaient toujours aussi présents. Les États-Unis se trouvaient dans une « situation révolutionnaire », qui pouvait être résolue soit par une révolution à part entière, soit par une désamorçage habile de la part des élites au pouvoir. Eh bien, nous savons maintenant quelle voie a été choisie.
Peter Turchin
Traduit par Hervé, relu par Wayan, pour le Saker Francophone