Par Gilles Verrier − 8 août 2017 − Source lebonnetdespatriotes.net
Si l’hypothèse de l’assassinat de Daniel Johnson est à prendre au sérieux, Premier ministre du Québec mort à la Manic en septembre 1968, je me suis demandé pourquoi René Lévesque et Jacques Parizeau ont pu finir leur carrière politique sans subir le même sort. Johnson, qui avait écrit le pamphlet Égalité ou indépendance, avait aussi accueilli avec beaucoup de classe le général de Gaulle en 1967, au grand dam d’Ottawa. Soit. Mais en quoi la menace que représentait Daniel Johnson pour le Canada, motif plausible de sa liquidation, était-elle vraiment si différente de celle que le Parti québécois et ses deux principaux chefs pouvaient faire peser sur le carcan canadien quelques années plus tard ?
Tâchons d’y voir clair. Johnson aurait osé ce qu’aucun chef québécois n’avait osé avant ni depuis. Affirmer par ses gestes une amitié pour la France, laissant présager une nouvelle alliance, tout en affichant une parfaite indifférence pour le Canada. C’était le profil parfait d’un homme d’État québécois libéré, pleinement affranchi du poids de la servitude fédéraliste. Un donneur d’exemple, un chef.
Richard Le Hir écrit à ce sujet, le décrivant du point de vue détestable des autorités fédérales (lien plus bas) :
… Johnson est un traître. Il a facilité le voyage de de Gaulle au Québec et son périple triomphal le long du Chemin du Roy. Il a violé son serment d’allégeance à la Reine en se présentant en territoire canadien au côté du général de Gaulle revêtu de l’uniforme d’une puissance étrangère à l’occasion d’une série d’événements politiques ayant pour but ultime de miner la fédération canadienne et a entonné avec lui la Marseillaise en ignorant l’hymne national canadien. Le fait que Johnson ait alors été le Premier ministre d’une province canadienne ne faisait que renforcer le caractère séditieux de son geste et la responsabilité politique et juridique qui en découle.
- Cette insoumission panachée, qui amorçait une nouvelle fierté nationale, aurait valu à Johnson une sentence de mort, décidée, c’est selon, par l’OTAN, la CIA, le Canada, indépendamment ou d’un commun accord. Nous étions toujours à l’époque de la première guerre froide, ne l’oublions pas… mais c’est le Canada qui avait de son côté le plus de motifs de passer à l’acte. Si l’on retient l’hypothèse troublante en ce qui concerne la fin de Daniel Johnson, il nous faut admettre que les services canadiens, peuvent aller jusqu’à tuer un Premier ministre pour préserver l’unité du pays. Dans ce cas, ils ne se priveraient certainement pas d’élaborer d’autres plans d’action clandestins pour subvertir la cause indépendantiste dans toutes ses expressions. Cela tombe sous le sens.De quoi les services secrets sont-ils capables?On connaît assez bien une série d’actes terroristes commis par la GRC à une certaine époque : incendie criminel d’une grange, attentat à la bombe, vol par effraction de la liste des membres du Parti québécois, etc. La liste de ces actions coup de poing est longue. De son coté, le Front de libération du Québec (FLQ), une organisation terroriste désespérée, active pendant une douzaine d’années à partir des années 1960, aura vu une part de ses membres recrutés pour servir d’informateurs et possiblement inciter au crime. Mentionnons au nombre de ceux-ci les cas documentés de Carole Devault, François Séguin et Claude Larivière… Je prends la peine de mentionner quelques noms pour bien faire comprendre aux sceptiques qui pourraient me lire que je ne suis pas dans la fabulation mais bien dans le monde réel. Quand on connaît l’existence de nombreux faits documentés, comme ceux que je viens d’évoquer, on découvre un schéma qui, loin d’être fortuit, se répète au point qu’on peut dire que derrière à peu près chaque attentat terroriste se trouve au moins un acteur qui peut nous faire remonter la filière jusqu’aux services de renseignements ou de police, eux-mêmes rattachés aux États locaux ou étrangers.
L’infiltration au long cours
Après les actions coup de poing et les infiltrations de groupes terroristes, violents, etc., les services secrets remplissent des commandes d’infiltration de partis politiques légitimes lorsque ces partis militent en faveur de modifications jugées indésirables par qui les commande. L’infiltration au long cours d’un parti politique par les services de renseignements est naturellement d’un tout autre ordre que ce qu’on a vu plus haut. Pour être efficace, on cherchera certes à faire ce que fait d’office un service de renseignements, soit recueillir des renseignements et fournir des renseignements en aval à ceux qui s’en serviront pour miner l’organisation ciblée. Mais pour influencer les décisions à l’intérieur et sur le long terme, il faut que soient réunies d’autres conditions, soit que les agents infiltrés soient parfaitement intégrés dans l’organisation de manière, espère-t-on, à ne jamais se dévoiler. Pour y arriver, ce n’est pas sorcier, il faudra compter sur des militants de longue date. Dans les cas classiques, on les recrutera par le chantage, l’argent et les promesses assorties parfois d’arguments intelligents pour garder le barbouze qui trahira son organisation dans un semblant de bonne conscience. Dans les cas atypiques, il y aura plus, on le verra.
Le Parti québécois est ciblé
Comme le Canada a l’habitude de rejeter tout changement qui ne vient pas de son élite anglo-saxonne, un parti comme le Parti québécois s’est trouvé dès le début dans le collimateur. Dans le cas d’une mission aussi délicate que celle de l’infiltration du PQ, ce sont des agents d’élite qui sont appelés. Soit des agents très spéciaux : bien éduqués et bien formés, rompus à la magouille. Avec un peu de chance, ils maîtrisent parfaitement les arcanes de la politique et ils sont prêts à tout pour servir leur pays. À ce stade de sophistication, il devient même difficile de les différencier d’un acteur politique sympathique mais rusé et fourbe. Inutile de dire qu’ils peuvent faire des ravages. Malgré tout, en dépit des moyens à leur disposition et de leurs méthodes éprouvées, on peut se douter que tous les projets d’infiltration à long terme ne puissent pas être couronnés du même succès. C’est là que l’agent de l’intérieur, haut placé dans la structure décisionnelle, s’il s’en trouve un, fera toute la différence entre une opération « standard » et une affaire atypique aux proportions magistrales. C’est quasiment un don du ciel pour un pays de pouvoir infiltrer, jusqu’à parvenir à la dénaturer, une organisation qu’il juge indésirable et qu’il veut neutraliser. Quand de surcroît le parti visé dort au gaz pour ce qui concerne sa propre sécurité et ne veut surtout pas se méfier de l’adversaire fédéral, le champ est pratiquement libre.
Si on exclut le cas célèbre de Claude Morin, la présence, le rôle et l’influence qu’auraient exercés d’autres agents intérieurs de haut niveau au sein du Parti québécois ne sont pas documentés, à ma connaissance. Mais quoi qu’il en soit, Claude Morin n’était-il pas à lui seul le jackpot inespéré ? Non seulement un fournisseur de renseignements mais un utilisateur des renseignements qu’on lui fournissait en retour pour faire progresser au sein du PQ des positions discutées au sein d’un think tank fédéraliste clandestin dont il faisait partie, soit une structure décisionnelle parallèle, formée d’agents fédéraux politisés qui se rapportaient, on peut le deviner, au plus haut niveau de la politique fédérale.
C’est en lisant le chapitre cinq du livre de Pierre Dubuc, L’autre histoire de l’indépendance, un chapitre qui vaut vraiment la peine d’être lu en entier, que j’ai réalisé à quel point il y avait une communauté de vues entre les agents des services fédéraux et Claude Morin, unis pour faire évoluer le Parti québécois dans une direction sur laquelle ils se trouvaient d’accord sur les grandes lignes. Et c’est dans ce sens qu’il s’agit d’une infiltration atypique au long cours, car elle a édenté le Parti québécois pour arriver à en faire un simple épouvantail. Notamment :
- introduire continuellement des étapes et repousser les échéances
- blâmer la population pour le rejet de l’indépendance alors que les services secrets organisaient le sabotage
- modifier graduellement tout le discours indépendantiste pour l’épurer de toute opposition nette au fédéralisme
- s’affairer à briser l’alliance que s’était formée vaille que vaille entre la droite et la gauche au sein du Parti québécois. Pour épargner du temps au lecteur pressé qui n’aurait pas le temps voulu pour lire le chapitre cinq en entier, et pour justifier mes conclusions, j’ai tiré du texte de Dubuc les extraits qui me semblent les plus pertinents à la charge de Claude Morin (numérotés et soulignés par moi).Les meilleurs extraits à charge contre Claude MorinPierre Dubuc (J’ai omis tous les guillemets pour alléger) :
1. Dans « Les choses telles qu’elles étaient », Morin écrit : « Je conclus de l’expérience de 1980 que la population a rejeté l’orientation souverainiste non à cause de circonstances accidentelles, mais pour des motifs ancrés en elle. Indéracinables. » En fait, Morin avait rejeté cette option bien avant que le peuple se prononce. À l’occasion du vingtième anniversaire du référendum, il reconnaît, dans un aveu non équivoque, que « ce serait mentir que de dire qu’il n’y avait qu’une seule chose qui pouvait résulter de l’opération, soit la souveraineté totale et complète ». Il précise alors qu’un référendum gagnant aurait pu aboutir à une forme de renouvellement du fédéralisme.
2. Mais la mission de Morin n’était pas terminée. Après la défaite référendaire, il propose de façonner un front commun avec les provinces anglophones afin de forcer le gouvernement fédéral à négocier une nouvelle fédération canadienne qui tienne compte des demandes du Québec. Il insiste pour se faire accompagner à la conférence fédérale-provinciale par ses amis : « Je n’y vais que si je suis accompagné. Je me suis donc arrangé pour faire nommer deux de mes amis avec lesquels je m’entendais très bien : Claude Charron et Marc-André Bédard », écrit-il dans Les choses telles qu’elles étaient. Les qualités des deux larrons se résument à être des amis de Morin, car Charron n’est pas juriste et Bédard, qui est juriste, ne parle pas anglais ! La conférence est un échec.
3. En avril 1981, trois jours après la réélection du Parti québécois, Morin convainc Lévesque de s’allier à sept Premiers ministres des provinces anglophones et de former avec eux le front commun des provinces qui s’opposent au rapatriement unilatéral de la Constitution. Seuls l’Ontario et le Nouveau-Brunswick font alliance avec Ottawa. La position du front commun des provinces est la suivante : la Constitution canadienne ne pourra être rapatriée et modifiée qu’avec l’accord des deux tiers des provinces représentant 50% de la population. Le front commun demande également le retrait du projet de Charte des droits et libertés, lequel affaiblirait trop, selon eux, le pouvoir des provinces. Pour la première fois de son histoire, le Québec ne revendique pas le droit de veto qu’il peut exercer pour tout changement constitutionnel. En échange de cet abandon, Morin propose que toutes les provinces, dans l’éventualité où elles ne désireraient pas appliquer certaines modifications constitutionnelles, aient un droit de retrait avec compensation financière. En cas d’échec, Morin peut toujours prétendre qu’il retournera à la position traditionnelle du Québec, celle qui inclut son droit de veto, mais par cet accord, il signifie au reste du Canada que ce droit est négociable. Dorénavant, le rapport de force du Québec réside essentiellement dans le front commun des provinces. Si celui-ci éclate, la position du Québec s’effondre.
(…) Le Québec perd sur tous les fronts. Il n’a plus de droit de veto ni de droit de retrait avec compensation. Trudeau pourra rapatrier la constitution et y intégrer la Charte des droits et libertés, dont une des principales caractéristiques est d’avoir été taillée sur mesure pour invalider des pans entiers de la Charte de la langue française, la loi 101.
Lévesque est dévasté, le Québec s’est fait lessiver. Comment cela a-t-il été possible? Claude Charron déclare par la suite que la délégation du Québec était « mal préparée ». Est-ce suffisant comme explication? Jacques Parizeau avait été tenu à l’écart de la délégation, mais il était allé jeter un coup d’œil sur ce qui se passait. Le spectacle, confiera-t-il plus tard, était désolant. L’« équipe du tonnerre » de Claude Morin, avec le non-juriste Claude Charron et l’unilingue Marc-André Bédard, fonctionnait de façon tout à fait débraillée. Plus inquiétant encore, circulaient librement au sein des membres de la délégation des documents estampillés « secret » du gouvernement fédéral sur lesquels Claude Morin avait « miraculeusement » réussi à mettre la main. La délégation était euphorique : les documents dévoilaient toute la stratégie fédérale ! Parizeau trouva que tout cela ne sentait pas bon et s’empressa de revenir au Québec pour ne pas être associé à ce qui s’y déroulait.
Quelques semaines après le désastre de la conférence constitutionnelle, Loraine Lagacé informe René Lévesque, preuves à l’appui, que Claude Morin est un agent rémunéré des services secrets canadiens. Lévesque accuse le coup et, selon toute vraisemblance, est victime à ce moment-là d’un léger infarctus. Il exige de Morin sa démission; celui-ci obtempère.
4. Le tableau de l’influence de Claude Morin sur l’évolution du Parti québécois serait incomplet si, au-delà de la stratégie référendaire, on ne tenait pas compte de l’impact de ses interventions sur l’ensemble du programme politique du parti et sur ses membres. Dans ses mémoires, Lise Payette identifie Claude Morin comme le principal porte-parole des conservateurs qui, par ses commentaires et son humour cynique, créait un climat défavorable à toutes les réformes.
5. Dans le débat sur la première mouture de la Charte de la langue française, il est celui qui exprime avec le plus de cynisme son opposition au projet de loi. Il se prononce avec Lévesque contre la clause Québec qui restreint le droit à l’éducation en anglais aux anglophones du Québec et est en faveur de la clause Canada qui étend ce droit à tous les anglophones du Canada. Finalement, au terme d’un débat houleux, la clause Québec sera adoptée, pour être plus tard invalidée par les tribunaux après l’entrée en vigueur de la Charte des droits et libertés de Trudeau.
6. Claude Morin ne faisait pas que se « vendre » au gouvernement fédéral, il vendait aussi le territoire du Québec. La député Jocelyne Ouellet a été obligée d’ameuter le Cabinet Lévesque parce que Claude Morin négociait la cession à Ottawa de territoires nécessaires à la construction des édifices fédéraux dans la région d’Ottawa où le gouvernement fédéral voulait créer une zone de la Capitale nationale. Sous Robert Bourassa, 23% du territoire de Hull était propriété fédérale. Sous le Parti québécois, avec Claude Morin responsable du dossier, on en était à 35%.
7. Claude Morin a émasculé le programme original du Parti québécois en faisant adopter des résolutions prévoyant une monnaie commune, une banque centrale commune et des passeports communs.
8. Il est également celui qui rassure les États-Unis en faisant adopter au Congrès de 1979 une résolution qui prévoit qu’un Québec souverain accepterait « d’établir conjointement avec le Canada et les autres partenaires impliqués les modalités de sa participation à des organismes de sécurité tels que l’Otan et Norad ».
9. Dans L’œil de l’aigle, le journaliste Jean-François Lisée décrit les liens très étroits que Morin entretenait avec Franck McNamara, le consul général des États-Unis à Québec : « Lorsque le Parti québécois, après une rencontre de stratégie cruciale, s’apprête à révéler que la souveraineté-association impliquera notamment des unions monétaires et douanières, une banque centrale commune et des passeports communs, Claude Morin donne le scoop à McNamara dans un briefing matinal particulier. McNamara transmet son résumé de la stratégie à Washington avant que Lévesque n’ait le temps de l’annoncer au public et aux journalistes. » Lisée ajoute qu’« un mois avant la publication du livre blanc sur la souveraineté-association, Morin offre au diplomate une explication détaillée de son contenu encore en évolution. Lorsque le document ultra-secret est fin prêt. Morin en remet une copie au consulat américain, une journée avant qu’on ne le distribue aux journalistes ».
10. Le travail de sape de Morin ne se limite pas aux modifications apportées à la stratégie et au programme du Parti québécois. Il est beaucoup plus insidieux et profond. Dans Les choses comme elles étaient, il s’attribue le mérite d’avoir fait changer le discours péquiste en faisant rayer les références à la lutte contre le colonialisme. (…) Il veut faire disparaître tout le discours sur l’oppression nationale. Morin s’attaque également à la thèse du fédéralisme « grand Satan » dont un des objectifs aurait été l’assimilation des francophones. Il est faux, affirme-t-il, de prétendre que « l’affaiblissement des francophones, prélude à leur assimilation souhaitée par la majorité anglaise, était le but du fédéralisme ».
11. La dualité nation oppressive/nation opprimée fait place chez Morin, et par la suite dans le discours péquiste, au couple majorité/minorité. Morin écrit : « Les Canadiens anglais majoritaires – et Ottawa, leur national governement – ne trichaient pas en aménageant le fédéralisme selon leur conception. Et les Québécois, minoritaires, avaient parfaitement le droit de lutter contre ce comportement. » Toute la question nationale est réduite à la dichotomie majorité/minorité qu’il serait possible de résoudre par un réaménagement du fédéralisme. Le livre blanc publié pour le référendum de 1980, rédigé sous la direction de Morin, illustre parfaitement le changement de discours. Il n’y est jamais question de la lutte de la nation québécoise contre l’oppression nationale. L’histoire du Canada depuis la confédération est présentée comme celle de l’opposition entre les partisans d’une confédération centralisée – les anglophones – et les tenants d’une confédération décentralisée – le Québec.
(…)
12. Claude Morin était un super-espion des services secrets étrangers. Pendant des années, d’abord comme fonctionnaire, puis comme ministre et membre du Parti québécois, il a informé les services secrets sur les activités du gouvernement et ses stratégies, particulièrement au chapitre de ses relations internationales. Puis, au sein du Parti québécois, il a infléchi la stratégie référendaire afin de « gagner du temps », tout en diluant l’option et le programme du parti. Tout cela, bien entendu, au bénéfice du gouvernement fédéral qui manœuvrait pour déstabiliser le Parti québécois. C’est ce que confirmera Marc Lalonde, le responsable politique des activités subversives au sein du Cabinet Trudeau, dans une entrevue accordée à Pierre Duchesne, le biographe de Jacques Parizeau, au cours de laquelle il admet avoir su à l’époque que Morin était un informateur de la GRC.
13. L’espion Morin est d’une très grande habileté. Pour couvrir ses activités, sa technique est toujours de dire la vérité, mais une vérité tronquée, biaisée, arrangée. Personne ne peut l’accuser de cacher des choses, toujours il peut citer un texte, interpeller un témoin. C’est sa ligne de défense. L’accuse-t-on d’avoir tout mis en œuvre pour espionner le gouvernement lorsqu’il était haut fonctionnaire? Il s’en vante. Dans Mes premiers ministres, il écrit : « Tout aussi intéressant était le fait que, pendant les huit années et demi où j’occupai le poste de sous-ministre, mon propre bureau fut toujours situé à quelques dizaines de pieds de la salle qui servait alors aux réunions du Conseil des ministres. Cela pour dire que de juin 1963 à octobre 1971, chaque semaine et parfois plus souvent, les ministres défilèrent près de ma porte. »
Il poursuit : « Quoiqu’il en soit, pendant toutes ces années, je profitai pleinement et sciemment de l’incroyable avantage stratégique, sur quiconque dans l’administration, que me procurait ma proximité de deux centres de pouvoir, complémentaires en principe mais parfois en opposition : le bureau du premier ministre, à une minute du mien, et le Conseil des ministres à dix secondes. C’est ainsi que je pus, par contacts, fortuits ou organisés, connaître personnellement tous les ministres de tous les gouvernements du Québec, de 1963 à 1971, discuter avec eux, les observer, les comprendre, les évaluer. »
14. Pour assurer sa défense au cas où ses activités seraient dévoilées, sa tactique est toujours la même : il met quelqu’un dans le coup. Au début des années 1950, lorsqu’il prend contact pour la première fois avec Raymond Parent pour l’informer des activités de son ciné-club politique, qui projette des œuvres jugées à l’époque subversives comme le Cuirassé Potemkine, et ses multiples abonnements à des revues soviétiques et chinoises, il en informe son professeur, le père Georges-Henri Lévesque. Il suggère même en 1992 que c’est le père Lévesque qui lui avait conseillé une telle démarche. Mais ce dernier avait toujours, malgré ses 89 ans, une mémoire vive de l’événement et il démentira au journaliste Robert Cléroux avoir été l’instigateur de cette démarche.
Pour expliquer sa reprise de contacts avec Raymond Parent en 1966, Morin déclare qu’il répondait à une demande de Jean Lesage, qu’il met aussi dans le coup en lui révélant ses contacts passés avec l’officier de la GRC. Malheureusement, Lesage n’était plus de ce monde en 1992 pour infirmer ou confirmer les déclarations de Morin. En 1969, c’est le secrétaire de la province, Julien Chouinard qui est son confident. Chouinard est un anti-nationaliste notoire et un ami de Marc Lalonde. Morin nous dit dans Les choses telles qu’elles étaient que Chouinard croyait à l’existence d’un noyau d’activistes québécois qui s’était constitué autour du Premier ministre Daniel Johnson, des ministres Jean-Guy Cardinal et Marcel Masse, et qui étaient en étroite liaison avec le réseau français de Philippe Rossillon. Ce n’était donc pas lui qui était pour trahir Morin.
Plus tard, toujours pour protéger ses arrières, Morin se confiera au ministre de la Justice Marc-André Bédard et à sa directrice de cabinet et amie de longue date, Louise Beaudouin. Bédard semble avoir trouvé la démarche de Morin normale, mais Louise Beaudouin fut estomaquée. Cependant, les deux gardèrent le secret. Plus tard, quand Normand Lester dévoila publiquement les activités policières de Morin, le stratagème des confidences apparut au grand jour. Morin fera témoigner Bédard et suppliera Louise Beaudoin de déclarer publiquement qu’elle était au courant. Elle aurait ainsi accrédité la thèse qu’il n’y avait rien de bien grave dans cette histoire d’espionnage puisqu’une personne responsable comme Louise Beaudoin, qui savait tout, n’avait pas jugé bon de parler au Premier ministre et avait continué de travailler à ses côtés. Mais Louise Beaudoin, voyant qu’elle s’était fait piéger, refusa net de se prêter à ce jeu et de rencontrer les médias.
Les choses se passèrent différemment avec Loraine Lagacé, employée du gouvernement québécois à Ottawa. Elle ne faisait pas confiance à Claude Morin qui était son patron mais dont elle savait qu’il s’était opposé à sa nomination. Trop souvent, elle s’était rendu compte que des documents confidentiels du gouvernement fédéral sur lesquels elle avait réussi à mettre la main étaient coulés dans les médias après qu’elle les eût remis à Claude Morin. Ses soupçons s’aggravèrent lorsqu’elle reçut une copie du Rapport de la Commission McDonald avec un passage souligné en jaune où il était dit que la police fédérale avait un informateur au sein du gouvernement péquiste. Morin pensa qu’elle savait tout lorsqu’elle lui fit part qu’un agent des services secrets, Jean-Louis Gagnon (le contrôleur de Morin), habitait le même édifice qu’elle. Pris de panique, Morin procéda avec Loraine Lagacé comme avec Louise Beaudoin et lui avoua ses relations secrètes avec la GRC pour acheter sa complicité. Cependant, contrairement à Louise Beaudoin, Loraine Lagacé s’empressa de prévenir Michel Carpentier, le chef de cabinet adjoint du Premier ministre, et, lorsque ce dernier lui demanda des preuves, elle réussira à enregistrer secrètement les aveux de Claude Morin.
15. Les preuves des activités policières de Claude Morin sont accablantes. Comment a-t-il pu berner ainsi René Lévesque et ses collègues ? Il faut d’abord se demander ce que René Lévesque savait de la carrière parallèle de Morin lorsque Loraine Lagacé lui en apporte les aveux dans un document enregistré. Selon leurs propres témoignages, deux des autres partenaires de la « gang des parties de cartes », Marc-André Bédard et Jean-Rock Boivin, savaient, ce dernier ayant été mis au courant par le premier. Qu’est-ce qui a causé le malaise cardiaque de Lévesque? Le fait d’apprendre que Morin rencontrait des agents des services secrets? Qu’il avait touché de l’argent pour ses services? Ou encore que l’affaire risquait de se retrouver sur la place publique avec le témoignage de Loraine Lagacé et la confession enregistrée de Claude Morin?
Car comment René Lévesque pouvait-il tout ignorer des activités secrètes de Morin? Selon le journaliste Normand Lester, des députés péquistes, Michel Bourdon notamment, encourageaient depuis le début des années 1980 les journalistes à enquêter sur les liens entre Morin et la GRC. Jean Larin de Radio-Canada a également fouillé la question au début des années 1980. Le chroniqueur Ed Bantey de The Gazette, conjoint de Denise Leblanc-Bantey du PQ, était aussi convaincu du double jeu de Morin. Le correspondant du Toronto Star à Québec, Robert Mackenzie, répétait depuis le milieu des années 1970 que Morin était une taupe.
16. Puis, comment expliquer que tant de personnes se soient portées à la défense de Morin suite au reportage dévastateur de Normand Lester? Premièrement, il ne faut surtout pas exclure qu’il se trouve parmi eux d’autres agents des services de renseignement, qu’il y ait après Q-1, des Q-2, des Q-3 et ainsi de suite. Morin n’a-t-il pas déclaré à Loraine Lagacé qu’il était à la tête d’un réseau? C’est une tactique habituelle bien connue des services de sécurité, lorsqu’un de leurs agents est démasqué, de faire en sorte que d’autres agents se portent garants de sa bonne réputation.
Évidemment, l’ensemble de ceux qui ont pris la défense de Morin, qui ont excusé ou minimisé ses actes, ne peuvent tous être classés agents secrets. Comment alors expliquer leur réaction? Pourquoi ses ex-collègues ont-ils minimisé les révélations de Normand Lester? L’explication la plus logique est qu’ils ne pouvaient tout simplement pas reconnaître qu’ils s’étaient faits « rouler dans la farine » pendant toutes ces années, qu’ils s’étaient faits manipuler de façon absolument incroyable. Un tel aveu aurait ruiné leur carrière politique. Lorsque l’affaire Morin fut dévoilée en 1992, on eut l’impression que Jacques Parizeau voulait que la vérité sorte en invitant « ceux qui savent quelque chose à parler ». Mais, dès le conseil national qui suivit, le Parti québécois referma le couvercle sur le panier de crabes et l’affaire fut considérée comme close. Reconnaître que le Parti québécois avait été manipulé et entraîné dans le cul-de-sac de l’étapisme par un agent des services secrets aurait provoqué son éclatement. Un tel aveu serait admettre que les souverainistes honnêtes du parti s’étaient fait enfirouaper comme des enfants d’école pendant qu’ils se laissaient « distraire » par l’administration de l’appareil d’État et « jouissaient » des privilèges associés à leur tâche.
(…)
17. Selon le journaliste Pierre Godin, Louise Beaudoin soutient que Claude Morin était un agent de la CIA et qu’il aurait été recruté par son beau-frère le roumain Nicolas Radoiu.
(…)
Normand Lester attire également notre attention sur le fait que Claude Morin, même s’il était considéré comme un « security risk » au Canada, ait pu aussi facilement traverser la frontière et s’inscrire à une université américaine en plein mcchartyme. Lester rappelle que le Dr Denis Lazure s’était vu interdire l’entrée aux États-Unis à la même époque parce qu’il avait participé à une conférence sur la paix dans les pays de l’Est.
(…)
Claude Morin, qui était un pingre notoire, se dit qu’il peut manger à deux râteliers, à celui de la GRC en plus de celui de la CIA, en espérant que l’information ne sera pas transmise d’une organisation à l’autre.
Dans son livre Enquête sur les services secrets canadiens, Normand Lester écrit : « L’information la plus énigmatique qui me soit parvenue depuis 1992 au sujet de l’affaire Morin, à la fois de sources politiques fédérales et d’anciens cadres des services secrets, veut que le SS/GRC ait eu, dans les années 1975-1976, accès à un dossier d’un service de renseignement américain qui a complètement changé son attitude au sujet de Morin. » Que contenait ce dossier ? Lester déclare que jamais le SS/GRC n’a voulu le partager avec lui. On peut légitimement émettre l’hypothèse qu’il informait la GRC que Claude Morin travaillait depuis longtemps pour la CIA.
La consolidation du pouvoir québécois dont Morin était un des architectes pouvait facilement s’inscrire dans la perspective états-unienne de renforcement du pouvoir des provinces canadiennes pour freiner les velléités d’« indépendance » du gouvernement central à l’égard de Washington. De façon encore plus globale, l’aile réformiste de la classe dirigeante états-unienne favorisait la modernisation des structures et des institutions étatiques des régions arriérées dans le but d’y contrôler l’inévitable mouvement de contestation. C’était le cas dans le sud des États-Unis avec le mouvement des droits civiques. Le même modèle pouvait s’appliquer à la Révolution tranquille québécoise.
18. Finalement, il nous reste à examiner le cas de René Lévesque. Pourquoi a-t-il continué à fréquenter Claude Morin une fois que lui furent révélées ses activités policières par Loraine Lagacé et qu’il ait exigé sa démission? Comment expliquer que le couple Lévesque-Côté ait continué d’entretenir des relations amicales avec le couple Morin, allant jusqu’à passer des vacances ensemble, alors que Corinne Côté déclare aujourd’hui au biographe de son mari, Pierre Godin, que Morin était un traître ? Lévesque a-t-il poursuivi ses relations pour éviter de passer pour le dindon de la farce?
Mais encore, de façon plus générale, comment expliquer que René Lévesque ait fait de Claude Morin son principal conseiller, son stratège ? Comment expliquer qu’il ait consciemment endossé les stratégies de Morin dont il était évident qu’elles menaient le mouvement souverainiste sur une voie d’évitement? Certains répondent que Lévesque n’a jamais été indépendantiste, qu’il venait du Parti libéral et que son manifeste de 1968, Option-Québec, ne prônait rien d’autre que la souveraineté-association. Mais cette démarche ne lui était pas particulière. D’autres ex-libéraux, d’autres fédéralistes sont devenus de véritables indépendantistes. Jacques Parizeau en est le plus bel exemple.
La réponse se trouve peut-être dans une longue entrevue que René Lévesque accordait en 1972 au journaliste Robert McKenzie du Toronto Star. Fortement ébranlé par l’arrestation massive de sympathisants du Parti québécois en octobre 1970, René Lévesque avait confié au journaliste : « C’est là que j’ai constaté, devant l’évidence, qu’ils tenteraient n’importe quoi, y compris les attentats à la bombe simulés et autres ruses machiavéliques auxquels peut recourir un pouvoir qui se sent menacé. » Au même moment, il prenait connaissance des projets d’invasion du Québec dans le cadre de l’opération Neat Pitch et de la volonté des militaires canadiens de transplanter en sol québécois l’expérience de l’Irlande du Nord. Un an plus tard, c’était le coup d’État au Chili, orchestré par Washington. On imagine facilement que la pression pouvait être considérable sur les épaules de Lévesque. Aussi quand Claude Morin lui offre une porte de sortie, il s’empresse de s’y engouffrer. L’étapisme lui permet, à lui aussi, de « gagner du temps », afin d’éviter l’affrontement meurtrier qu’il pensait inévitable.
On peut également émettre l’hypothèse que René Lévesque savait depuis longtemps – sans en connaître nécessairement les modalités – que Claude Morin entretenait des liens avec les services secrets canadiens et qu’il y voyait le canal par lequel il pouvait éventuellement négocier la souveraineté-association – ou un quelconque statut particulier pour le Québec – avec le gouvernement fédéral.
19. Le fil des événements que nous venons de décrire – établi à partir de faits connus – met pour la première fois en lumière le rôle central de Claude Morin et de son « réseau » au sein du Parti québécois. Avec une habileté machiavélique, empruntant la stratégie des petits pas, Morin a réussi à infléchir la trajectoire du Parti québécois, modifier son programme et transformer sa base sociale pour satisfaire les objectifs politiques de ses commanditaires canadiens et américains.
Fin des citations
Ma conclusion
Claude Morin était un fédéraliste réformateur pour qui l’indépendance aura toujours été facultative. C’est surtout un homme déloyal, qui s’est voué à la neutralisation de tout ce que représentait l’idéal ambitieux que portait le Parti québécois à une époque. Cet agent de sabotage naturel aura réussi à édenter, épuiser et tuer cet idéal, donc tuer du PQ ce qui pouvait constituer son âme et son souffle. Pour beaucoup de mouvements politiques engagés dans des projets de grande envergure, une telle trahison aurait valu à Claude Morin un sort beaucoup moins enviable. Mais ses réseaux d’appui au sein du PQ et ailleurs, de concert avec ses lignes de défense utilisées adroitement pour banaliser tout le tort qu’il a causé au Québec, l’ont sauvé de la réprobation générale.
Pour ma part, j’en arrive à croire que le Parti québécois a été dirigé de l’extérieur en partie, pour une partie décisive de son histoire, par une structure parallèle clandestine. Ce qui expliquerait que René Lévesque ne pouvait représenter le danger pour le régime qu’un personnage comme Daniel Johnson, un homme de bien plus grande envergure tout compte fait, pouvait représenter. Ce n’est pas le peuple québécois qu’il faut blâmer pour les revers continus de la cause, comme le fit Claude Morin, mais la mollesse, l’insouciance, l’irresponsabilité de bien des politiques, au nombre desquels se trouve René Lévesque, qui apparaît manipulable et complaisant à souhait. Je comprends que Morin aura isolé Lévesque des instances dirigeantes du parti pour se réserver sur lui une influence prépondérante. En acceptant cette gestion des affaires en catimini René Lévesque manquait à ses devoirs et se faisait complice des objectifs de Morin. N’a-t-il pas d’ailleurs continué à fréquenter amicalement Morin bien après que toute l’affaire fut dévoilée !
Tout observateur réaliste aura toutes les raisons de penser que le réseau Morin a survécu à Claude Morin. Par conséquent, le Parti québécois ne peut être digne de confiance et on le voit par son refus 1) d’aborder franchement les vraies questions qui bloquent l’indépendance du Québec 2) faire le bilan de l’infiltration dont il a été victime et 3) prendre des mesures pour neutraliser dans ses rangs les réseaux étrangers.
Pour l’instant, on peut penser jusqu’à preuve du contraire que les services secrets auraient assassiné Daniel Johnson avec une forte dose et le Parti québécois à petites doses, mais avec beaucoup plus de certitudes dans ce deuxième cas.
Richard Le Hir écrit dans ce texte récent cette réflexion qu’il souligne lui-même en gras :
On peut reprocher à ce jour au camp souverainiste en général et au Parti québécois en particulier de ne jamais avoir suffisamment pris en compte dans l’élaboration de leurs stratégies le caractère existentiel de la menace que leur action faisait peser sur le Canada et la force et la violence de la riposte que les autorités fédérales allaient se sentir pleinement justifiées de lui opposer.
Chose certaine, il n’en a jamais été question dans les délibérations du Conseil des ministres en 1994 et en 1995 au moment du dernier référendum, et j’en parle en toute connaissance de cause y ayant participé à titre de ministre délégué à la Restructuration, chargé de la préparation des études référendaires.
De toute évidence rien n’a changé. Pour éviter d’examiner et d’analyser la violence appréhendée du Canada et la crainte qu’on peut en avoir, on continue au PQ de repousser les échéances. Le Québec en entier est dans le déni de l’oppression. À ce stade, les réseaux du fédéral-CIA-Claude Morin ont causé des dommages considérables à la volonté du peuple québécois de mettre fin à sa survivance et de vivre en paix au grand jour. Aujourd’hui, il se trouve démuni sur le plan politique, sans organisation nationale digne de ce nom et sans appuis internationaux. Heureusement, l’aveuglement n’est pas total. Il y en a encore pour appeler un chat un chat.
Gilles Verrier
Note du Saker Francophone Ce témoignage d'une séquence historique au Québec est intéressant et significatif pour analyser les méthodes utilisée par le Système, quelle que soit la forme qu'il prend. Un parti politique est extrêmement vulnérable et c'est bien pour ça qu'ils sont permis et même parfois suscités. C'est une forme de guerre hybride light. Nos amis québecois ont finalement les mêmes soucis qu'ailleurs. Il n'existe que de très faibles moyens de défendre les intérêts de la population, mais en même temps, cet abus de pouvoir qui devient criant organise le désaveu des pouvoirs en place, et les conditions économiques, l'effondrement financier en cours vont accélérer le phénomène. L'autisme des élites en place est presque un atout. À chacun de se préparer.