À propos des rumeurs concernant les avions, les chars et les porte-avions russes


2015-09-15_13h17_31-150x112Par The Saker – Le 10 août 2018 – Source The Saker

[Cette analyse a été écrite pour Unz Review]

Les Russes sont typiquement doués pour certaines choses et moins pour d’autres. Un domaine dans lequel les politiciens russes sont encore épouvantables est leur capacité d’éviter les catastrophes auto-infligées. Rappelez-vous comment les responsables russes ont mal géré l’ensemble du sujet des « S-300 pour la Syrie » (sinon, consultez la « sixième partie » de cette analyse) ? Quelque chose de similaire se produit à nouveau, mais cette fois avec l’achat de nouveaux systèmes d’armes sophistiqués et coûteux.

Nous avons tous lu « la Russie annule le Su-57 ! » et « la Russie ne peut pas se permettre le nouveau char Armata T-14 !». Bientôt, je m’attends à voir quelque chose dans le genre de « les sanctions américaines obligent Poutine à abandonner le… » (remplissez le blanc avec le système d’arme que vous voulez). Y a-t-il une vérité là-dedans ?

Eh bien, oui et non.

Avions et chars de combat (Main Battle Tank – MBT)

Ce qui est vrai, c’est que les responsables russes ont été trop pressés de déclarer que l’armée russe disposera bientôt de nombreux systèmes d’armement bien supérieurs à tout ce qui est produit en Occident. Hélas, ces mêmes responsables ont rarement pris la peine d’expliquer où, pourquoi, quand et combien de ces systèmes d’armes seraient effectivement déployés. Ce genre de message ambigu fait penser que la Russie est en train de zigzaguer (encore une fois !). Exemple parfait : la Russie déploie quatre Su-57 en Syrie et semble plus ou moins annuler ou, du moins, réduire considérablement l’approvisionnement de ce système d’armes. La réalité est à la fois beaucoup plus simple et un peu plus complexe. Et pour expliquer ce qui se passe, nous devons d’abord comprendre la différence d’approche dans les achats militaires à l’Ouest et en Russie.

En Occident, le principal objectif de tout achat de système d’armement est de transférer le plus d’argent possible des poches du contribuable vers celles des particuliers qui contrôlent le complexe militaro-industriel. En d’autres termes, la planification des besoins en armement des forces occidentales (en particulier aux États-Unis) ne dépend pas de la menace ou de la mission, mais est axée sur le profit. Et, bien que certains systèmes d’armement extrêmement onéreux aient été annulés (comme l’hélicoptère d’attaque Boeing-Sikorsky RAH-66 Comanche), d’autres encore plus coûteux et mal conçus restent financés (comme le F-35). C’est le genre de situation que seul un pays incroyablement corrompu, sans menace réelle, peut se permettre.  En revanche, la Russie est beaucoup moins corrompue et a des ennemis potentiels sur la plupart de ses frontières.

La planification des forces russes, quant à elle, est dictée par la menace et la mission. Cela signifie qu’avant que l’armée russe ne décide qu’elle a besoin d’un nombre X de Su-57 ou de T-14, elle doit faire valoir qu’il existe une menace que seuls les Su-57 et les T-14 peuvent contrer (ou, à tout le moins, qu’il est plus logique – humain, économique ou tactique – d’utiliser de nouveaux systèmes)

Pendant la guerre froide, la règle générale (il y avait des exceptions bien sûr !) était que les États-Unis déployaient généralement les premiers une nouvelle technologie ou capacité, étudiée ensuite par les Soviétiques avant de la développer une fois que les forces et les faiblesses des nouvelles  technologies  américaines étaient pleinement comprises. Le prix à payer pour cette méthode était que les Soviétiques étaient généralement en retard d’une étape sur les États-Unis dans le déploiement d’une nouvelle technologie. Le principal avantage de cette dynamique pour les Soviétiques était que leurs systèmes d’armement étaient généralement moins chers et supérieurs. Un bon exemple de ce type de dynamique est le développement du Su-27 en réponse au développement du F-15 ou le développement du SSN [sous-marin nucléaire d’attaque] de la classe Akula en réponse au SSN de la classe Los Angeles par l’US Navy.

Aujourd’hui, la situation est assez différente. Si vous comparez les systèmes d’armes russes et occidentaux (par exemple, les dernières versions des Su-35/Su-30 par rapport aux dernières versions des F-15/16/18 ou les T-90/T-72B3/B3M face aux chars Abrams/Léopard, vous vous rendez compte que les systèmes russes actuels sont au moins aussi bons que leurs homologues américains et européens, voire meilleurs. Cela s’est produit car avec la fin officielle de la guerre froide, les planificateurs des forces US/UE ont décidé de gaspiller de l’argent sur des systèmes d’armes extrêmement coûteux au lieu de moderniser leurs avions ou leurs chars vieillissants. Après tout, les chars et les avions âgés de 20 à 30 ans étaient plus que suffisants pour faire face à des « menaces » comme l’Irak ou la Yougoslavie, alors pourquoi gaspiller de l’argent ? Personne ne s’attendait à voir la Russie rebondir aussi rapidement dans l’armement.

Tout cela soulève la question de savoir quelles menaces les Su-57 ou les T-14 étaient censés affronter ? Logiquement, ces menaces devraient être celles auxquelles les Su-35 ou les T-72/80/90 déjà existants ne pourraient pas faire face. Ces menaces peuvent-elles être identifiées ? Probablement oui, à la fois en occident pour les chars et, dans le cas des aéronefs, à l’est. Mais quelle est la taille (en termes quantitatifs) de cette menace ? Je dirais,  par exemple, que la seule direction stratégique dans laquelle le déploiement du T-14 serait judicieux est l’Occident, en particulier pour la First Guards Tank Army  qui devrait combattre l’OTAN en cas de guerre. Et même dans ce cas, il existe un mélange optimal d’anciens et de nouveaux chars dans les deux divisions composant l’épine dorsale de cette armée, ce qui est plus logique que de remplacer tous les chars actuels par des T-14 (c’est particulièrement vrai si la version de l’Armata avec un canon lisse de 152 mm, calibre assez proche de celui de l’artillerie lourde, capable de percer un blindage d’acier d’un mètre d’épaisseur, était déployée). Quant au déploiement des T-14 au sud ou à l’est de la Russie, cela n’aurait aucun sens puisque aucune force d’opposition dans ces directions n’aurait un blindage supérieur à celui des Russes. Dans le cas de la puissance aérienne, cette question n’est pas tellement géographique (la puissance aérienne tactique peut être rapidement déplacée d’un endroit à l’autre), car ce qui compte est le nombre de F-22/F-35/(X-2 ?) que les États-Unis et leurs alliés pourraient déployer contre la Russie (en supposant un ravitaillement en vol et que le F-35 fonctionne réellement comme prévu).

Aparté

En réalité, la seule comparaison des avions tactiques et des chars entre eux serait une simplification excessive; dans le monde réel, il faudrait comparer le spectre complet des capacités des deux parties, comme les chars, les armes antichars ou les hélicoptères d’attaque (dans le cas d’un combat aérien, cela serait beaucoup plus compliqué). Aussi, je suis allé au plus simple à des fins d'illustration.

Dans un avenir prévisible, la menace pour la Russie proviendra des dernières versions des F-16/15/18, auquel cas les Su-35 / Su-30SM / Mig-25SMT / MiG-35 / MiG31BM seront largement suffisants pour y faire face, en particulier avec leurs nouveaux combos radar + missile. Et pour une menace plus avancée, une combinaison de Su-57 et d’avions de génération 4 ++ déjà existants a plus de sens que d’essayer de déployer des milliers d’appareils de 5e génération (ce que font actuellement les États-Unis).

Pour finir, il y a la question des exportations. Alors que celles-ci peuvent aider à financer les coûts de systèmes nouveaux et très coûteux, le potentiel d’exportation des systèmes russes existants est beaucoup plus important que celui des systèmes récemment déployés. À l’origine, les Russes espéraient co-développer le Su-57 avec l’Inde, mais les pressions du très puissant lobby pro-américain en Inde, combinées aux différences de philosophie, de conception et d’exigences techniques, ont rendu l’avenir de cette collaboration plutôt incertain. Bien sûr, il y a la Chine, mais les Chinois doivent aussi se demander combien de Su-57 ils voudraient vraiment acheter à la Russie, d’autant plus qu’ils ont déjà acheté de nombreux Su-35 et qu’ils travaillent toujours seuls sur leur avion de 5e génération.

Les années de guerre froide illustrent la manière dont l’Union soviétique a traité ce problème : à la fois le très sophistiqué et coûteux Su-27, et le MiG-29 moins cher mais toujours très efficace, ont été développés et déployés plus ou moins simultanément (en même temps que des très bons missiles). Alors que le Sukhoi était un avion beaucoup plus complexe avec un potentiel de mise à niveau beaucoup plus important, le MiG était bon marché, incroyablement maniable et parfaitement adapté à sa mission de « combat en première ligne » même s’il n’avait pas de commandes de pilotage électrique ! Il n’est donc guère surprenant que les planificateurs des forces russes aient aujourd’hui des options similaires.

Ce qui me fait penser au prochain programme d’armement qui passera à la trappe.

Les porte-avions russes et les navires d’assaut

Mon vote va au projet russe « 23000 Storm » super porte-avions (consultez cet article d’Andrei Martyanov sur le sujet). Sans entrer dans la question de savoir si la Russie a besoin de porte-avions et, si oui, quel genre exactement (je pense personnellement que la marine russe a des programmes plus importants sur lesquels dépenser son l’argent), il me semble extrêmement prématuré de déclarer en 2018 que la Russie prévoit de déployer non pas un, mais trois ou même quatre (!), de ces super porte-avions. La réalité est que, dans un avenir prévisible, les contraintes budgétaires et technologiques ne permettront à la Russie de construire qu’un seul porte-avions et que celui sera probablement ce que Martyanov appelle un « opérateur de niche » [projection de force contre des puissances de troisième ordre, ce que font les US depuis les années 50]. Oh, bien sûr, si le budget militaire russe était proche de celui des États-Unis et si le complexe militaro-industriel russe était aussi corrompu que celui des États-Unis, trois ou quatre navires seraient possibles, mais tant que chaque rouble doit être pris en compte et justifié par une comparaison des coûts d’opportunité et des exigences de la mission, cela ne se produira pas. J’attends toujours de voir si la marine russe obtiendra un jour les navires d’assaut universels Priboi promis pour remplacer les Mistral français et, si cela se produit, à quoi ressemblera la classe Priboi, comment elle sera équipée et quand la marine russe les acceptera.

Conclusion : moins de battage publicitaire et plus de bon sens s’il vous plaît !

La Russie a mis, et mettra, au point de nouveaux systèmes d’armement onéreux et évolués simplement parce qu’elle doit maintenir ses capacités technologiques et industrielles face à des menaces en constante évolution. Vous ne pouvez pas construire un chasseur de 6e génération si vous n’en avez jamais développé un de 5e génération. Cependant, la Russie a dû faire face à la tâche extrêmement compliquée de remplacer tous les composants de systèmes précédemment développés ailleurs (par exemple, en Ukraine) avec des composants domestiques. À la suite des sanctions occidentales, il est devenu absolument évident que les systèmes d’armement russes doivent être construits exclusivement avec des technologies et des composants russes (ce que leurs homologues américains ne font pas). Alors que la Russie a bénéficié de l’exode des cerveaux ukrainiens (et d’autres ex-républiques soviétiques) qui ont vu beaucoup d’ingénieurs et de scientifiques hautement qualifiés partir après l’effondrement de la base industrielle ukrainienne, les ressources russes ont encore été fortement sollicitées pour créer un complexe militaro-industriel véritablement autonome, pour l’essentiel ex nihilo. De plus, il existe encore des goulots d’étranglement technologiques et industriels à résorber avant que la Russie puisse produire ses nouveaux systèmes d’armes en nombre suffisant (c’est particulièrement le cas des grands navires de guerre). À ce jour, l’objectif d’une complète « substitution aux importations » n’a pas été pleinement atteint, même si d’énormes progrès ont déjà été réalisés.

L’une des choses que la Russie pourrait – et devrait – faire immédiatement, est d’apprendre comment présenter à son opinion publique un message consistant et mesuré. Chaque fois que des déclarations fortes et triomphantes sont suivies d’évaluations plus sobres, les forces anti-Poutine en Russie (et à l’étranger) invoquent le ciel en hurlant que Poutine avait promis la lune et n’a rien livré. La Syrie en est un exemple parfait. Alors oui, les relations publiques en Russie sont encore souvent nulles. Mais il n’y a aucun problème avec la planification des forces russes.

The Saker

Traduit par jj, relu par Diane pour la Saker Francophone

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