Nos sociétés ont une structure juridique basée sur l’auto-détermination et la propriété du capital, mais dans les faits, nous vivons sous la coupe d’une oligarchie néo-féodale.
Par Charles Hugh Smith − Le 22 juin 2019 − Source Of Two Minds
L’héritage romain : l’illumination des âges sombres de l’an 400 à l’an 1000 n’est pas une lecture facile. La longueur de l’ouvrage et le foisonnement de détails qu’on y trouve sont une véritable épreuve.
Le jeu en vaut la chandelle, car cet ouvrage nous aide à comprendre comment la structure du pouvoir dans les sociétés évolue avec le temps, d’une manière qui rend ces évolutions invisibles à ceux qui les vivent.
Le livre « Inheritance of Rome » concentre son analyse sur la longue influence qu’ont eues les structures centralisées politiques et sociales de Rome alors même que son pouvoir économique central et ses routes commerciales perdaient de leur importance
L’héritage de ce pouvoir centralisé et de la loyauté à une autorité centrale s’est manifestée 324 ans après la fin de l’Empire romain occidental, aux alentours de l’an 476 en la personne de Charlemagne, qui unifia la majorité de l’Europe occidentale en tant que chef du Saint Empire romain. (Rappelons que l’Empire romain oriental, ou byzantin, perdura encore 1000 ans, jusqu’en 1453 de notre ère).
Mais par la suite, les liens sociaux et politiques qui reliaient des villages et des fiefs éloignés les uns des autres à une autorité centrale commencèrent à se relâcher et firent place à un féodalisme décentralisé au sein duquel les paysans furent dans leur majorité dépossédés de leur droit de propriété sur les terres pour devenir les esclaves d’une noblesse indépendante.
C’est lors de cette phase de désintégration que l’autorité centrale dévolue aux monarchies royales fut faible voire inexistante.
Dans cette lente et longue évolution de l’Histoire, il fallut plusieurs centaines d’années, bien après le premier millénaire, pour que l’autorité centrale reprenne l’ascendant sous forme de monarchie, et encore plusieurs centaines d’années pour que les droits du peuple soient établis.
En effet, on peut affirmer que ce n’est qu’aux alentours des 17ème et 18ème siècles, et uniquement dans ces bastions nord-européens des droits du peuple qu’étaient les Pays-Bas et l’Angleterre, que le droit de propriété et l’influence politique dont jouissait le peuple sous l’Empire romain purent réapparaître.
On peut même affirmer que les droits garantis par la citoyenneté romaine à chacun de ses résidents dans les dernières années de l’Empire ne réapparurent en Europe qu’aux 19ème et 20ème siècles.
Les droits de la plèbe furent progressivement amputés par les autorités civiles et transférés à la noblesse féodale. Comme l’explique cet ouvrage, ces droits étaient principalement une autodétermination limitée au sein de conseils villageois et la propriété terrienne. Ces droits furent confisqués par le féodalisme.
Les liens entre ces sociétés civiles et les libertés juridiques (autodétermination et propriété de la terre et du capital), entre la Réforme protestante et la naissance du capitalisme moderne, sont expliqués par le chef d’œuvre en trois volumes de l’historien Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme – 15ème et 18ème siècles, que je recommande à tous depuis longtemps : 1. Les Structures du quotidien – 2. Les Jeux de l’échange – 3. Le Temps du monde.
La dynamique auto-solidifiante des libertés religieuses, civiles et économiques sont centrales à la compréhension de la transition du féodalisme vers la monarchie puis vers le système mondial actuel, au sein duquel sont attendues de la part de toute autorité civile un certain degré d’autodétermination, d’influence politique et de liberté économique.
Transportons-nous dans le présent et tentons de trouver un rapport entre ces épisodes historiques et l’époque actuelle.
Deux points valent la peine d’être abordés. Le premier est l’accélération du changement. Ce qui a pris 300 ans à se développer à l’époque en prend aujourd’hui 30, voire moins.
Le second est la lente érosion des droits du peuple à l’autodétermination et sa lente dépossession du capital productif dont il a besoin.
Cette lente érosion graduelle est ce que j’appelle le néo-féodalisme, un processus de transfert du pouvoir politique et économique du peuple vers une nouvelle aristocratie ou noblesse financière.
Si nous examinons la « richesse » de la classe moyenne, ou les classes travailleuses (quelles que soient leur définition, leur caractère constitutif est leur dépendance au travail pour générer des revenus, par opposition à ceux qui vivent de la rente du capital), on trouve que le premier actif est leur résidence principale, qui, je l’ai souvent expliqué par le passé, est non-productif par définition, et qu’on peut assimiler à une consommation fixe plutôt qu’à une source de revenus.
Au final, toutes les pensions, publiques et privées, sont contrôlées par les autorités centrales, même si la « propriété » est détenue par le peuple qui les souscrit. (Demandez au peuple vénézuélien ce que vaudra leur pension de retraite une fois que les autorités du pays auront fini de dévaluer la monnaie nationale).
Dans une économie financière et globalisée, le seul capital qui vaille la peine d’être détenu est le capital mobile, qui peut être transféré par un clic de souris, lorsqu’on veut éviter les effets d’une dévaluation ou gagner de plus grands retours sur investissement.
La propriété du domicile et les pensions sont du capital captif, des formes de capital immobile, à moins de les liquider avant toute crise financière ou toute expropriation.
Je suis également choqué par les barrières toujours plus hautes dressées devant ceux qui veulent entreprendre, ouvrir un petit commerce, ce qui est une forme centrale du capital, puisque les entreprises génèrent des revenus et (potentiellement) des plus-values.
Le capital et l’expérience entrepreneuriale nécessaires pour démarrer et faire prospérer un honnête commerce sont extraordinairement élevés, ce qui explique pourquoi tant de nations de fermiers propriétaires, de boutiquiers, d’artisans et de commerçants [ceux qui sont propriétaires de leur outil de travail, NdT], sont devenues des nations d’employés de gouvernement et de grandes sociétés.
Quel montant de capital peut amasser un citoyen lambda de nos jours?
Suffisamment pour obtenir autant de pouvoir économique et politique que la noblesse financière? C’est la raison de notre fascination pour les quelques patrons de start-up qui ont réussi : comment des citoyens lambda [en apparence, selon leur success story officielle, NdT] ont réussi à se hisser au niveau de la Noblesse?
Quant à l’influence politique, une étude récente montre que l’électorat a très peu de pouvoir aux États-Unis, ce qui est dans les faits la définition d’une oligarchie : Testing Theories of American Politics: Elites, Interest Groups, and Average Citizens.
Résumé : « Le gouvernement américain n’est pas représentatif des intérêts de la majorité des citoyens du pays, mais est au contraire dominé par les riches et puissants, selon une nouvelle étude des universités Princeton et Northwestern. »
Le néo-féodalisme n’est pas une réapparition du féodalisme tel qu’on l’a connu. C’est un nouveau type de servitude, améliorée et codifiée dans un contrat bilatéral, orchestrée par un tandem public-privé. Le processus de transfert du pouvoir politique central vers un modèle féodal avait requis l’érosion des droits des paysans à posséder leurs moyens de production, ce qui, dans une économie agraire, signifie être propriétaire de la terre qu’on travaille.
La propriété terrienne fut remplacée par diverses obligations envers le seigneur local ou le monastère, sous la forme de travail gratuit pendant certaines périodes allant de quelques jours à plusieurs mois, une part des récoltes, etc.
Un autre élément clé du féodalisme fut l’exclusion de la paysannerie de la sphère publique. Dans la période pré-féodale (par exemple sous le règne de Charlemagne), les paysans pouvaient participer aux conseils municipaux et faire connaitre leur opinion, et il existait un système rudimentaire de justice au sein duquel les paysans pouvaient demander justice aux autorités par voix de pétitions.
D’un point de vue capitaliste, le féodalisme restreignait l’accès des serfs aux marchés, où ils pouvaient vendre leur travail ou leurs récoltes. La caractéristique principale du capitalisme n’est pas tant les marchés, mais la propriété intégrale des moyens de production (la terre, les outils, l’atelier et le capital social que représentent les compétences techniques, les réseaux, les associations commerçantes, les guildes, etc.)
Notre système est néo-féodal parce que ceux qui ne font pas partie de l’élite n’ont pas de droit de parole significatif dans la sphère publique, et que la propriété du capital nécessaire à la production est indirectement confisqué par le tandem public-corporate.
Nos sociétés sont établies sur une structure d’autodétermination et de propriété du capital, mais en réalité sont soumises à une oligarchie de type féodal.
J’élabore plus sur ces sujets dans mes trois courts ouvrages suivants:
- Pathfinding our Destiny: Preventing the Final Fall of Our Democratic Republic
- Inequality and the Collapse of Privilege
- Why our Status Quo Failed and Is Beyond Reform
Charles Hugh Smith
Traduit par Laurent Schiaparelli, relu par Hervé et San, pour le Saker Francophone
Laurent Schiaparelli anime aussi la rubrique Thé d’Orient chez nos amis d’Antipresse