D’une civilisation capitaliste industrielle vers une barbarie ploutocratique
Par Alberto Rabilotta et Michel Agnaïeff – Le 14 avril 2015
La mondialisation appauvrit plus qu’elle n’enrichit, la concentration de la richesse s’accentue, les inégalités se creusent, les ménages et les pays s’enfoncent dans l’endettement, l’automatisation ravage les emplois et l’exploitation débridée de la nature se poursuit. Parallèlement, la politique se vide de son contenu, les institutions perdent de leur sens et la sphère financière s’hypertrophie pendant que la dynamique du capitalisme s’étouffe. Une satrapie oligarchique pire que le capitalisme se profile à l’horizon. Vers quelle forme d’organisation sociale, politique et économique faut-il s’orienter pour s’éviter ce basculement dans un univers qui nierait foncièrement les valeurs éthiques et morales qui nous définissent en tant qu’êtres sociaux?
Ce bref essai tente de poser les balises d’une approche cohérente d’un tel défi. Il le fait en s’interrogeant d’abord sur le capitalisme d’où nous émergeons et sur la résurgence du libéralisme pur et dur, ensuite sur le capitalisme dans lequel nous nous retrouvons et finalement sur les possibilités qui s’offrent en vue d’une défense plus efficace des intérêts vitaux de toute la société et de la planète. Cet essai porte principalement sur les sociétés du capitalisme dit avancé, soit le centre du système.
Première partie : De quel capitalisme sortons-nous ?
Dans son ouvrage intitulé L’avenir du capitalisme, mais qui aurait mérité de s’appeler La crise à venir du capitalisme mondial, Lester C. Thurow recourt à un adage chinois pour décrire le sort de nos sociétés affectées et perturbées par les mutations profondes qui jalonnent le délitement de l’État providence. Nous sommes, écrit-il, comme un gros poisson qui a été tiré de l’eau et qui se débat désespérément pour y retourner. Dans la situation qui est la sienne, il ne se demande jamais où le prochain soubresaut le mènera. Il sent seulement que cette situation est intolérable et qu’il lui faut encore et encore tenter quelque chose1.
À l’instar des tentatives désespérées de ce gros poisson de retourner à l’eau, les forces vives de nos sociétés peuvent-elles miser exclusivement sur un retour à la situation antérieure, sur un rétablissement de l’État providence et de son approche keynésienne de l’économie, sans autre perspective politique? Dans le contexte du cataclysme économique et social en cours, un tel rétablissement est-il seulement envisageable? Est-ce le bon objectif d’ailleurs? Et si l’État-providence n’était qu’un hiatus entre deux phases de libéralisme pur et dur, le fruit d’une conjoncture particulière? L’ériger en eldorado perdu ne ferait-il pas courir le risque de poursuivre un mirage, de faire fausse route et finalement de se livrer involontairement à un exercice de gesticulation politique, à un moment pourtant crucial du devenir de la vie en société?
De quel capitalisme sortons-nous?
Comment en sommes-nous arrivés à l’État-providence de l’après-guerre? Nouriel Roubini rappelle à ce sujet que «même avant la grande dépression, les classes bourgeoises éclairées européennes reconnaissaient que pour éviter une révolution il était nécessaire de protéger les droits des salariés, d’augmenter leurs revenus et d’améliorer leurs conditions de travail, de redistribuer les richesses et de financer les biens publics (l’éducation, la santé et système de protection sociale). La pression en faveur d’un État-providence moderne a augmenté après la grande dépression, lorsque l’État a assumé la responsabilité de la stabilisation macroéconomique. Il lui a fallu pour cela entretenir une classe moyenne importante en renforçant les biens publics par une fiscalité progressive et en donnant à tous une chance de réussir2.»
L’Allemagne illustre bien ce cheminement historique. Dans les années 1870, le contexte de chômage et de misère provoqué par les crises facilite le progrès des idées et des organisations socialistes. Confronté à l’échec de leur répression, le chancelier ultraconservateur Bismarck les juge tellement menaçantes pour l’ordre établi qu’il choisit de les combattre plutôt par la voie du compromis, en empruntant le chemin de la cooptation réformiste. À partir de 1883, il fait ainsi adopter les premières mesures étatiques favorables à la classe laborieuse. Ces mesures deviennent le point de départ de l’État-providence, un État désormais interventionniste en matière économique et sociale, qui se veut garant d’une redistribution relative de la richesse produite socialement.
Un peu plus tard, les mêmes raisons, plus particulièrement la menace présentée au rapport capital-travail, poussent le Vatican à faire écho aux réformes de Bismarck dans l’encyclique Rerum Novarum (1891), assise de la doctrine sociale de l’Église. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (SGM), cette doctrine marquera fortement l’idéologie des partis réformistes, principalement les partis démocrates-chrétiens, mais aussi de partis sociaux-démocrates.
Dans la foulée des travaux d’Esping-Andersen, nous pouvons distinguer aujourd’hui trois modèles d’État providence: conservateur (Allemagne, Italie, France, etc.), social-démocrate (Scandinavie) et libéral (Royaume-Uni, États-Unis, Canada)3. Leurs différences dérivent de l’interaction du pouvoir politique et de l’héritage historique des nations en cause, notamment le degré d’organisation du mouvement ouvrier et singulièrement la force de son expression sur le plan politique. Par exemple, au Royaume-Uni, le parti travailliste n’a jamais réussi à se maintenir au pouvoir suffisamment longtemps pour orienter le pays vers une sociale-démocratie s’apparentant davantage à celle de la Suède.
Les trajectoires passées et présentes des différentes formes modernes de l’État-providence, les évolutions relatives à leur nature, à leur rôle et à leurs missions s’expliquent essentiellement par l’évolution du capitalisme et le contexte de cette évolution. Les États-providence sont nés de la nécessité, d’une part, de rompre avec un capitalisme sous l’emprise du libéralisme pur et dur, responsable d’avoir généré la Grande Dépression et les dérives vers le fascisme et le nazisme et, d’autre part, d’amoindrir l’attrait exercé par la voie alternative offerte par l’expérience soviétique d’une économie socialiste. Ils sont ainsi l’émanation du capitalisme industriel, mais aussi son support et sa planche de salut.
Il n’est donc pas surprenant de voir le concept d’État-providence s’imposer avec succès dans le camp occidental, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, au moment où le socialisme commençait à s’étendre dans le monde. Il lui fallait alors répondre aux revendications portées par les partis communistes, les autres forces de gauche et le mouvement syndical. Dans leur ensemble, ces derniers soutenaient l’intervention étatique dans l’économie et pressaient les gouvernements occidentaux d’étendre les politiques favorisant l’emploi ainsi que la justice et le progrès social, par la redistribution des fruits du développement économique. Nouriel Roubini considère d’ailleurs que «l’avènement de l’État-providence (souvent sous la conduite de démocraties libérales) a été une stratégie pour éviter une révolution populaire, le socialisme et le communisme, au moment où la fréquence et la gravité des crises financières allaient croissant4.»
La croissance économique et les avancées sociales dans les pays clés du capitalisme, au cours de la période 1945-1975, découlent principalement de la dynamique positive qui s’établit alors entre la production industrielle massive de biens de grande consommation, la consommation de masse et la généralisation de la protection sociale. Cette période se qualifie aisément comme celle du triomphe du fordisme et des approches keynésiennes et se caractérise par une croissance spectaculaire de la part du budget de l’État consacrée aux dépenses sociales. De façon exceptionnelle, et pour quelques courtes décennies, le mode de production et la cohésion sociale ne se retrouvent pas aux antipodes, permettant ainsi au camp occidental de se positionner comme zone de progrès social dans le rapport de forces de la guerre froide.
Cette dynamique positive entre le mode de production, la consommation de masse et la généralisation de la protection sociale facilite en effet des progrès réels en matière d’espérance de vie, de pouvoir d’achat, d’accès à l’éducation et au logement, de mobilité sociale, sans pour autant attaquer fondamentalement la pauvreté ou encore les inégalités de classe ou de genre. Parallèlement, elle joue aussi à l’avantage du capitalisme industriel, notamment du fait des mesures de sécurité des revenus qui permettent de libérer l’épargne de protection au profit de la consommation ou de maintenir la capacité de consommer de ceux qui se retrouvent dans les rangs des chômeurs ou des retraités.
En s’inscrivant dans la perspective développée par Karl Polanyi dans La Grande transformation5, il est possible de prétendre avec Espig-Andersen que «les différents types d’État-providence ont en commun une démarchandisation partielle du travail, nécessaire à la survie du système capitaliste. L’introduction des droits sociaux modernes implique qu’une personne peut conserver ses moyens d’existence sans dépendre du marché6». Pour sa part, David Harvey, chef de file de l’approche marxiste en géographie, considère que le consensus sous-jacent à l’État-providence de l’après-guerre relève d’un libéralisme encastré dans le social.7
Sam Gindin, un universitaire canadien issu des rangs syndicaux, fait cependant remarquer qu’un examen attentif de l’État-providence révèle aussi l’existence d’éléments déterminants de continuité entre cette période et celle du néolibéralisme qui suivra. À son avis, c’est précisément pendant les Trente Glorieuses que les premiers blocs du néolibéralisme se sont mis en place. Il cite, entre autres, l’ouverture et l’engagement à l’égard de la libéralisation des échanges, l’explosion du nombre des sociétés transnationales, l’amorce de la montée en puissance des investissements dans la finance, la priorisation de la production en échange de l’accroissement de la consommation privée. Il note à ce dernier propos qu’une des conséquences fut la marginalisation des conceptions plus radicales du contrôle démocratique de la production et des préoccupations en matière d’égalité sociale. Il constate que cela s’est finalement traduit par un rétrécissement du terrain revendicatif et de la capacité d’action des organisations syndicales, les rendant ainsi éminemment vulnérables aux futures attaques néolibérales8.
Se penchant sur cette même période aux États-Unis, Michel Perelman9 identifie un autre phénomène, celui du keynésianisme militaire. La Guerre froide renforçant l’antipathie à l’égard de tout ce qui pouvait de près ou de loin ressembler à du socialisme, confrontés au danger de se faire ostraciser dans le climat créé notamment par le maccarthysme, les tenants du keynésianisme se serviront du secteur de la défense pour prôner les dépenses publiques qu’ils jugeaient essentielles à l’amélioration de l’économie. Ils se retrouveront ainsi à promouvoir auprès du Congrès des dépenses fondamentalement improductives au nom de la lutte contre le communisme, et ce, au détriment des investissements sociaux et à l’avantage de ce que le président Eisenhower qualifiera de complexe militaro-industriel, dans son discours d’adieu à la nation.
Revêtant des formes variées imposées par le jeu politique, ce keynésianisme perverti continuera à s’imposer à chaque crise budgétaire américaine. La combinaison des dépenses militaires, des réductions massives d’impôts et des plans de sauvetage budgétaire mènera à d’importants déficits publics. Et les tenants de ce keynésianisme militaire se mobiliseront inlassablement pour imposer, au nom de la responsabilité fiscale, des compressions aux dépenses publiques productives.
Au fond, la civilisation du capitalisme industriel n’atteindra son apogée que dans la courte période, entre le milieu des années 1940 et 1960, où ce keynésianisme militaire s’appliquera et contribuera à l’émergence de la société de consommation. Il permettra à la fois d’intégrer des dizaines ou des centaines de millions de travailleurs dans la production, d’amplifier la reproduction du capital et de créer ou de renforcer des monopoles industriels. Ces facteurs et l’évolution rapide des technologies ouvriront la porte à l’automatisation et au recours croissant à la technologie de l’information dans les processus de production, grâce aux avancées énormes en télécommunication.
Dès l’année 1960, la préoccupation de l’impact de l’automatisation sur l’emploi commencera à poindre. Elle sera même clairement évoquée dans les propos du président Lyndon Johnson10. Le chômage technologique, phénomène déjà appréhendé plus tôt par Keynes11, germera définitivement quelques années plus tard. Le cercle vertueux de la reproduction du capital (travail-salaire-consommation-travail), qui était au cœur du développement capitaliste des décennies précédentes, s’en trouvera rompu. Cette rupture affectera simultanément et fondamentalement la demande finale, le potentiel de création d’emplois par l’investissement, le taux de profit des entreprises et du coup la croissance des économies des pays capitalistes avancés. Les budgets étatiques en pâtiront et basculeront dans un cycle de déficits chroniques.
La résurgence du libéralisme pur et dur du XIXe siècle
Vers le milieu des années 1970, l’impuissance des mesures de relance de type keynésien à juguler des difficultés économiques ouvre la porte à une remise en question frontale du rôle de l’État et de sa panoplie de programmes sociaux.
Au-delà de l‘écran dressé par une argumentation portant sur la nécessité de s’attaquer aux déficits budgétaires pléthoriques, à l’excès de réglementation ou encore au manque de dynamisme économique, il s’agit en réalité d’une remise en question globale préparée de longue main, qui n’a rien de fortuit et qui vise à dicter les termes de la sortie de crise et des changements à venir. Quand on examine les documents produits par des individus et des groupes d’intérêts qui préparent cette remise en question de l’État-providence, documents d’ailleurs rédigés bien avant ou pendant les années 1970, on peut constater qu’il ne s’agit nullement de revendications opportunistes motivées par tel ou tel autre changement dans la conjoncture du moment.
Bien au contraire, ces documents procèdent d’un cadre idéologique néolibéral qui prône clairement la purification du capitalisme de toutes les concessions sociales ou politiques consenties depuis le krach de 1929 et, comme l’avait déjà souligné l’économiste polonais Mihal Kalecki, le rétablissement de la hiérarchie sociale du capital, car l’enjeu de fond est le pouvoir12. Le maintien du plein emploi est perçu de ce fait comme particulièrement dommageable à l’exercice du contrôle indirect de l’État qu’accorde le laisser-faire au pouvoir économique. Le plein emploi est ainsi compris comme le vecteur de changements sociaux et politiques qui remettraient en question la prééminence de ce pouvoir, en affaiblissant la portée dissuasive des mises à pied et du chômage sur les revendications ouvrières ou en minant le principe sacro-saint repris très tôt par le capitalisme que le pain ne peut se gagner qu’à la sueur de son front; par exemple, dans ce dernier cas, par le subventionnement d’une partie du coût des produits de première nécessité pour assurer la sécurité alimentaire de la population.
Dans ces documents, il s’agit, entre autres, de récupérer les institutions du savoir pour effacer l’éducation socialisante, de former les cerveaux pour une société au service du libéralisme économique et de mettre terme à l’expérimentation démocratique qui était au cœur de l’État-providence. En somme, consacrer définitivement le fait que le capitalisme de l’État-providence n’était finalement qu’une exception à la règle dans l’histoire du capital.
On assistera ainsi à un envahissement déterminant des sphères politique, médiatique et académique par les idées néolibérales. Plusieurs organisations joueront un rôle clé dans la préparation de longue haleine de cette reconquête idéologique
Un jalon important dans cette entreprise sera la création de la Société du Mont- Pèlerin (SMP), en 1947, à l’occasion d’une conférence organisée par Fréderic Hayek et financée en partie par le haut patronat suisse. Elle s’inscrira dans la foulée du Colloque Walter Lippman qui, en 1939, avait rassemblé vingt-six intellectuels désireux de promouvoir un nouveau libéralisme.
L’économiste canadienne Kari Polanyi Levitt13 note que le but de la SMP «était de rassembler des individus partageant les mêmes vues et provenant du milieu académique et du monde des affaires, dans l’intention de définir des positions néolibérales sur une variété de questions importantes, notamment les politiques antitrust, les négociations collectives et l’aide aux pays en voie de développement». Même si le nombre de membres va en croissant, la diversité initiale des opinions cédera assez rapidement la place aux thèses de Hayek. La société deviendra ainsi l’incubateur des idées néolibérales dans les années 1950 et 1960, soit dans la période même où les politiques issues du New Deal et l’enjeu des droits civiques dominaient toujours la vie politique américaine, et où l’État-providence apparaissait encore comme une réalité immuable.
«Dès les débuts, les contributeurs financiers du milieu des affaires jouèrent un rôle critique en permettant à Hayek et ses proches collaborateurs de gagner en influence dans les universités, mais leurs politiques et théories économiques ne pouvaient pas cependant gagner du terrain dans l’arène publique, en l’absence de ressources journalistiques et médiatiques amicales pour les populariser.» Une première boîte à penser néolibérale verra ainsi le jour en 1946. On y retrouvera côte à côte Ludwig Von Mises, le cicérone de Hayek, et Henry Hazlitt, un journaliste libertarien qui avait été au service du Wall Street Journal, du Newsweek et du New York Times. Elle sera suivie par d’autres, dont l’Adam Smith Society.
L’accueil réservé aux idées de Hayek dans les cercles du pouvoir économique n’est pas surprenant toutefois. Le projet néolibéral repose sur un État fort, capable d’assurer le maintien de la loi et l’ordre, sur l’expansion du champ du privé, où les entreprises opéreraient dans le cadre d’un marché concurrentiel, et sur le rejet de toute ingérence de l’État dans le domaine économique, une telle ingérence ne pouvant être qu’une atteinte à la liberté. C’est donc un projet qui n’est nullement en rupture avec les conceptions dominantes de la vie politique et économique du XIXe siècle et ces conceptions n’ont jamais été fondamentalement remises en cause aux États-Unis, contrairement à d’autres pays. Elles sont toujours au cœur du consensus social américain.
Déjà en 1945, Karl Polanyi14 observait que les États-Unis constituaient une exception, que ce pays demeurait le haut lieu du libéralisme économique et qu’il était suffisamment puissant pour s’avancer tout seul sur cette voie que lui jugeait utopique. De façon presque unanime, les Américains, riches ou pauvres, s’identifiaient dans leur manière d’être et d’agir avec l’entreprise privée et la compétition dans les affaires, sans nécessairement souscrire à tous les canons du laisser-faire classique. À son avis, même la Grande Dépression n’avait pas réussi à réduire l’adulation témoignée à l’égard du laisser-faire économique. Les réalisations extraordinaires passées du capitalisme libéral continuaient à apparaître aux Américains comme un fait central dans le champ de la société organisée.
Il n’est donc pas surprenant de constater, avec Michael Perelman15, qu’une grande partie de la rhétorique antigouvernementale aux États-Unis s’est très tôt construite sur la réitération de l’affirmation purement dogmatique que les dépenses du gouvernement étaient, par leur nature même, une ponction improductive infligée à l’économie et que seules les dépenses des entreprises privées étaient productives.
Une mesure du succès de la SMP fut l’attribution du Prix Nobel de l’Économie à Hayek, en 1974, conjointement avec Gunnar Myrdal. À bien des égards, ce prix sera la consécration du retour des idées conservatrices du XIXe siècle dans les groupes d’influence financiers et politiques qui aspiraient à contrôler le pouvoir aux États-Unis et en Europe occidentale.
Le mémorandum Powell16, rédigé en 1971, est très révélateur à ce sujet. Lewis Powell, un avocat au service de la grande entreprise, y recommandait à la Chambre de commerce des États-Unis, deux mois avant sa nomination à la Cour suprême, une véritable mainmise du milieu des affaires sur les grandes institutions américaines. Ce document eut une énorme influence et fut bien reçu par le milieu visé, au nom de la nécessité de contrer les idées étatistes désormais érigées en menace à la façon de faire américaine. On lui attribue, entre autres, le fait d’avoir inspiré ou influencé la création de la Heritage Foundation, du Manhattan Institute, du Cato Institute, du Citizens for a Sound Economy, du Accuracy in Academe et quelques autres organismes puissants qui occupent, aujourd’hui encore, le haut du pavé dans le domaine de la fabrication de l’opinion aux USA et de là, dans le reste du monde.
Différents instruments institutionnalisés seront progressivement mis en œuvre dans cette reconquête libérale. Huit d’entre eux joueront un rôle important: la Chambre internationale de commerce, les Conférences Bilderberg, la Commission trilatérale, le Forum économique mondial (Davos), le World Business Council for Sustainable Development, la European Round Table of Industrialists, le Transatlantic Business Dialogue et la European Union/Japan Round Table.
S’appuyant sur les analyses de W.K. Caroll17 des fonctions remplies par ces organismes, Samir Amin18 arrive à la constatation suivante : «Bien que les discours développés dans ces institutions soient bien connus et banals à l’extrême – simplement ultra réactionnaires – il est nécessaire de le dire et de le répéter, car ces think tanks bénéficient toujours de la réputation honorable de réunir en leur sein ceux qui connaissent le mieux les problèmes. Le citoyen, spectateur de base d’aujourd’hui, reste largement convaincu que nul ne saurait mieux connaître les problèmes économiques que les chefs d’entreprise. On lui a fait oublier que ces chefs d’entreprise n’avaient d’autre préoccupation que de garantir à leur entreprise le taux de profit le plus élevé possible, et que le chômage, par exemple, n’est pas leur problème. Les questions économiques ne sont vues que dans ce miroir déformant.»
Samir Amin relève notamment que «les Bilderberg Conference, initiées dès 1952 (la Société du Mont-pèlerin), animées par le mentor du libéralisme sans frontières ni limites, Hayek, ont su populariser le discours du néolibéralisme auprès des hommes politiques, des ténors des médias, des militaires de haut grade des pays de la triade. La Commission trilatérale, mise en place en 1973, a donné à ce discours une tonalité quasi officielle, à laquelle les gouvernements et partis politiques majeurs de la triade – de droite et de gauche – ont adhéré. Le World Economic Forum (Davos) en a pris le relais en l’amplifiant à partir de 1982. Plus récemment, le World Business Council for Sustainable Development, créé en 1995, poursuit l’objectif les stratégies d’expansion du capital des monopoles, et, par ce moyen, de rallier les opinions écologistes qui ont le vent en poupe.»
Ce virage se confirme très tôt également dans les relations économiques internationales. En 1974, les États-Unis et leurs alliés de l’Otan torpillent l’initiative des pays sous-développés et en développement d’établir un Nouvel ordre économique mondial. Le but duquel était de rendre plus équitables les règles de fonctionnement de l’économie mondiale.
En 1991, la dislocation de l’URSS et la liquidation de son modèle socioéconomique ouvrent la voie au parachèvement de la mondialisation du modèle néolibéral, dont la caractéristique essentielle est la subordination totale de l’économie réelle et de la société aux marchés autorégulés.
Depuis lors, différents traités bilatéraux et multilatéraux sur le commerce et l’investissement ont subtilement changé les règles régissant les marchés commerciaux et financiers mondiaux. Ils l’ont fait en reconfigurant notamment l’appareil judiciaire et les superstructures qui régissent le commerce et les affaires sur les plans national, régional et mondial. Négociée dans la discrétion, derrière des portes closes, entre des lobbyistes d’entreprise, des promoteurs du libre-échange et des représentants gouvernementaux, cette reconfiguration joue essentiellement à l’avantage des plus grandes entreprises transnationales du monde. Leur poids financier dépasse fréquemment celui de bon nombre de pays. Le système d’arbitrage des litiges issu de ces traités, qui échappe aux garanties de neutralité offertes par les recours juridiques dans des États de droit, leur donne des possibilités inégalées jusqu’ici d’agir hors de portée des législatures nationales et donc de la volonté démocratique exprimée par les populations. Elles échappent ainsi à toute contrainte moindrement inspirée par la notion de bien commun ou par des impératifs sociétaux, que ce soit en matière de santé, d’environnement, de sécurité d’emploi, de conditions de travail ou de prospérité.
Cette reconfiguration néolibérale équivaut effectivement à la démolition des systèmes juridiques nationaux créés à l’époque de l’État-providence (et marqués par les droits collectifs incorporés dans la foulée de la création des Nations unies). Elle signifie l’abolition ou la modification des lois qui encadrent la gestion étatique et institutionnelle de l’économie et du commerce international, et leur remplacement par un cadre juridique et institutionnel rigide. Il s’agit en fait d’un nouveau droit international, à la marge du système multilatéral né des Nations unies et en totale contradiction avec ce dernier. Ce nouveau droit est campé dans le laisser-faire et se montre très sensible aux intérêts de la finance et des monopoles, comme en témoigne la création d’institutions puissantes et de mécanismes essentiellement contraignants à l’endroit des États.
En réalité, il n’y a rien de nouveau dans le projet néolibéral fondé sur les marchés autorégulés. Tels étaient déjà les objectifs de la première mondialisation (1870-1914) sous l’hégémonie impériale britannique. Cette période, comme la nôtre d’ailleurs, sera marquée par la formation de monopoles, par l’accumulation de la richesse dans quelques mains, et une crise financière et économique prolongée, la Longue (ou grande) Dépression (1873-1891). Cette dernière sera le produit délétère d’un âge d’or économique qui avait fait le bonheur des rentiers peu portés sur des investissements productifs. Cette longue et sévère dépression, déclenchée par une grave crise bancaire, sera précédée par un double mouvement de spéculation immobilière et de spéculation boursière, facilité par la libéralisation bancaire des années 1870 dans plusieurs pays d’Europe.
Cette utopie de marchés autorégulés contribuera d’ailleurs aussi aux développements qui précipiteront la Grande Dépression dévastatrice des années 1930, en créant une bulle d’actifs insoutenable sous la forme de cours boursiers démesurés. Dans sa réincarnation la plus récente, cette utopie néolibérale est loin d’être étrangère aux conditions qui ont mené à la débâcle d’abord financière et ensuite économique de 2008, et dont les effets se font encore sentir dans les économies plus développées.
Bien des similitudes existent donc entre ces faits passés et ceux qui, aujourd’hui, pèsent lourdement sur l’évolution des pays clés du capitalisme et du reste du monde.
Alberto Rabilotta et Michel Agnaïeff
Notes
1 Lester Thurow, The Future of Capitalism , New York, Penguin Books, 1966/Lawrence Nichols, « A Review of Lester Thurow’s Future of Capitalism », Center for Business Ethics at Bentley College, 1999
2 Nouriel Roubini, « The Instability of Inequality », Project Syndicate, octobre 2011
3 Gosta Espig-Andersen, Les trois mondes de l’État-providence, coll. Le lien social, PUF, 1999/Monique Abellard, Alernatives Économiques Poche, numéro 021, novembre 2005
4 Nouriel Roubini, « The Instability of Inequality », Project Syndicate, octobre 2011
5 Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1944, édition française, Paris, Gallimard, 1983
6 Monique Abellard, Alternatives Économiques Poche, numéro 021, novembre 2005
7 Keith Hart, «Karl Polanyi: prophète de la fin de l’économie libérale», Revue Interventions économiques [En ligne], 38 | 2008, mis en ligne le 01 décembre 2008, consulté le 19 juin 2014. URL :http://interventionseconomiques.revues.org/304
8 Sam Gindin,«Unmaking Global Capitalism», Jacobin, June 2014
9 Michael Perelman, The Matrix: An Exploration of the Surprising Interactions Between War, the Economy, and Economic Theory, inédit, extraits publiés par Yves Smith dans «Michael Perelman: The Rise of Free-Trade Imperialism and Military Keynesianism», Naked Capitalism, 19 mai 2014.
10 Discours du president Lyndon Johnson, http://www.presidency.ucsb.edu/ws/ ? pid=26449 URL
11 John Maynard Keynes, «Economic Possibilities for our Grandchildren», in Essays in Persuasion, New York: W. W. Norton & Co., 1963, pp. 358-373.
12 Philip Pilkington, «Does Capitalism Have a Future ? ’ – Why the Financial Times Asks All the Wrong Questions to Avoid the Real Issues», Naked Capitalism, January 2012
13 Kari Polanyi Levitt, «The Power of Ideas», URL: http://www.karipolanyilevitt.com/wp-content/uploads/2014/01/Kari-Polanyi-Levitt-intro-IJPE-FINAL.pdf
14 Karl Polanyi, «Universal Capitalism or Regional Planning?», The London Quarterly of World Affairs, vol. 10, no. 3, 1945, pp. 86-91.
15 Michael Perelman, The Matrix: An Exploration of the Surprising Interactions Between War, the Economy, and Economic Theory., inédit, extraits publiés par Yves Smith dans – «Michael Perelman: The Rise of Free-Trade Imperialism and Military Keynesianism», Naked Capitalism, 19 mai 2014.
16 http://reclaimdemocracy.org/powell_memo_lewis/
17 W.K.Caroll, The Making of a Transnational Capitalist Class, London, Zed Books, 2010
18 Samir Amin, «Capitalisme transnational ou Impérialisme collectif?», Pambazuka News, 22 janvier 2011
A Suivre… À quel capitalisme sommes nous arrivés? [a]