Par Yves Englers – Le 9 mai 2018 – Source Yves Englers
Alors que les médias ont rapporté une profusion de nouvelles sur la collecte d’informations par Facebook et autres géants d’Internet, des organisations secrètes qui constituent une menace majeure – pour notre vie privée et la sécurité publique – sont rarement mentionnées. Quand elles le sont, c’est que les politiciens veulent louer leur activité et leur offrir plus d’argent pour espionner.
Par exemple, dans une rare occasion, Justin Trudeau a récemment fait état publiquement d’une entente de partage des renseignements réservée à l’« anglosphère », au terme de sa participation à une rencontre avec ses homologues du Groupe des cinq – traduction de la défense canadienne – Five Eyes en anglais. Après cette rencontre à Londres, Trudeau a qualifié le Centre de la sécurité des télécommunications du Canada (CST), qui compte 2 000 employés, de principal contributeur au Canada au Five Eyes et d’« institution extraordinaire ». L’année dernière Trudeau avait déclaré que « la collaboration et la coopération entre alliés, amis et partenaires avaient sauvé des vies et préservé la sécurité de tous nos citoyens ».
L’éloge survient alors que le gouvernement cherche à élargir considérablement les pouvoirs du CST. Il y a deux mois, il faisait l’annonce d’un investissement de 500 millions de dollars pour créer un centre fédéral de la « cybersécurité ». Cet argent s’ajoute au budget annuel de 600 millions de dollars du CST qui vient d’être doté d’un nouveau bâtiment ultra moderne de 1,2 milliard de dollars.
Depuis sa création, le CST fait partie de l’accord de partage de renseignements Five Eyes. Les principaux participants à l’accord sont la National Security Agency (NSA) des États-Unis, la Direction des signaux de défense de l’Australie (DFS), le Bureau de la sécurité des communications du gouvernement néo-zélandais (GCSB), le Siège de la communication du gouvernement britannique (GCHQ) et le CST. Une série d’accords postérieurs à la Seconde Guerre mondiale, avec au départ l’agence de renseignement « UK/USA » en 1946, a évolué pour former ce qui est devenu « AUS/CAN/NZ/UK/US EYES ONLY ».
Écrit avant Internet, le livre de James Littleton, Target Nation : Canada and the Western Intelligence Network notait que « la quasi-totalité du globe est surveillée par les agences SIGINT [agences de renseignement des signaux] des pays de l’UK/USA ». Avec les progrès technologiques majeurs des dernières décennies, Five Eyes surveille maintenant des milliards de communications privées dans le monde entier.
« Five Eyes » opère dans le plus grand secret sans avoir beaucoup de comptes à rendre. Le lanceur d’alertes de la NSA, Edward Snowden, l’a qualifié d’« organisme de renseignement supranational qui échappe aux lois connues des pays qui y participent ». En plus de partager les informations qu’elles ont interceptées, collectées, analysées et déchiffré, les cinq agences SIGINT échangent des technologies et des tactiques. Elles coopèrent également au ciblage et « standardisent leur terminologie, leurs codes, leurs procédures de traitement des interceptions et leurs serments d’endoctrinement, tout ceci pour plus d’efficacité et de sécurité ».
Des agents de liaison spéciaux du CST sont intégrés aux activités des autres membres de Five Eyes, tandis que des collègues des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande sont insérés dans le CST. La NSA a continuellement en rotation des invités à long terme au sein du CST. Un document de la NSA révélé par Snowden, décrit comment « les efforts de coopération des agences américaines et canadiennes prévoient l’échange continu d’officiers de liaison ».
La NSA a formé des « cryptanalystes » pour le CST et, dans les années 1960, l’agence américaine a pris en charge une partie du coût de la modernisation des installations canadiennes d’interception des communications. En raison du manque de capacité du CST, les renseignements recueillis aux postes d’interception installés dans les ambassades du Canada à Cuba, en Jamaïque, en Russie, etc. étaient souvent remis à la NSA aux fins de déchiffrement et d’analyse. Dans son livre de 1986, Littleton écrit : « Une grande partie du matériel SIGINT recueilli par le Canada est transmis directement à la National Security Agency des États-Unis, où les métadonnées sont traitées, interprétées et conservées. Beaucoup de ces données ne sont pas d’abord traitées et analysées au Canada. »
Les agences Five Eyes des cinq pays concernés se sont aidées mutuellement à contourner les restrictions sur l’espionnage de leurs propres citoyens. L’ancien solliciteur général, Wayne Easter, a déclaré au Toronto Star qu’il était « courant » que la NSA « transmette de l’information sur les Canadiens » au CST. Inversement, Michael Frost, ancien agent du CST, affirme que la NSA a demandé à l’agence canadienne d’espionner des citoyens américains. Dans Spyworld : Inside the Canadian and American Intelligence Establishments (Monde de l’espionnage : Au sein des services de renseignement canadiens et américains), Frost révèle qu’à la veille des élections britanniques de 1983, le premier ministre Margaret Thatcher a demandé au GCHQ d’espionner deux ministres « pour savoir non pas ce qu’ils disaient, mais ce qu’ils pensaient ». Reflétant les liens étroits entre les deux organismes, le GCHQ a demandé l’aide du CST sur cette question très délicate. Frost note que le CST n’était pas particulièrement inquiet d’être compromis dans cette affaire puisque que le GCHQ était justement l’agence chargée de protéger la Grande-Bretagne contre l’espionnage à l’étranger.
Dans la période précédant l’invasion américano-britannique de l’Irak, la NSA a demandé au Canada et aux autres pays Five eyes d’espionner les membres du Conseil de sécurité de l’ONU. Le 31 janvier 2003, le chef d’état-major adjoint du département SIGINT de la NSA pour les cibles régionales a écrit à ses homologues de l’alliance : « Comme vous l’avez probablement déjà entendu, l’agence se tourne vers les membres du Conseil de sécurité des Nations Unies (à l’exception des États-Unis et de la Grande Bretagne bien sûr) pour savoir comment les membres se positionnent sur le débat en cours sur l’Irak, comment ils prévoient de voter sur toutes les résolutions connexes, quelles politiques/positions de négociation peuvent être envisagées, alliances/dépendances, etc. – toute la gamme d’informations qui pourrait donner aux décideurs américains un avantage dans l’obtention de résultats favorables à leurs objectifs et pour éviter les surprises. »
Bien que le CST ait rejeté cette demande de la NSA, un certain nombre de commentateurs suggèrent que le CST a fait preuve d’une complaisance qui dépasse le niveau souhaité par la plupart des Canadiens. Littleton écrit : « les accords ne peuvent pas dire explicitement que les États-Unis, grâce à leur propre organisation SIGINT – la National Security Agency (NSA) − dominent et contrôlent les organisations SIGINT des autres pays membres, mais c’est néanmoins ce que signifient les accords. »
Un historique de la relation SIGINT entre les États-Unis et le Canada publié par Snowden, qualifiait le Canada de « partenaire externe de grande importance », qui offre « des ressources pour la collecte, le traitement et l’analyse avancés » et a ouvert des sites secrets à la demande de la NSA. Le CST fait profiter à la NSA de sa présence dans certaines zones géographiques où les États-Unis n’ont pas d’accès.
L’accord du Groupe des Cinq a rendu le Canada complice de la politique étrangère belligérante des États-Unis. Il est temps de débattre de la participation du Canada à l’entente de partage de renseignements des pays de l’anglosphère.
Yves Engler
Traduit par Gilles Verrier